Le marxisme est une vision à long terme de l’histoire. Il y a certains moments de l’histoire qui sont des tournants décisifs. 1789, 1917 et 1929 furent de tels moments. Alors, l’ensemble du processus s’accélère. Ce qui semblait définitivement figé se transforme en son contraire. À la liste de grands tournants de l’histoire, nous devons désormais ajouter l’année 2008. La nouvelle période qui s’est ouverte avec la crise de 2008 trouve son expression dans une intensification de la lutte de classe et, en ce qui concerne les relations entre États, dans des guerres et des conflits internationaux.
Une vision à long terme
La dialectique appréhende les processus dans leur développement à travers des contradictions. La méthode dialectique nous permet d’aller au-delà des données immédiates (les « faits ») et d’analyser les processus fondamentaux, sous la surface. Historiquement, le système capitaliste produit et détruit son équilibre interne. Cela se manifeste par l’éclatement régulier de crises. La succession de phases d’expansion et de récession économiques est une caractéristique fondamentale du système capitaliste depuis deux siècles. Des périodes de prospérité et de plein emploi sont suivies par des périodes de crise, pendant lesquelles l’investissement chute, les usines ferment, le chômage augmente et les forces productives stagnent.
Marx expliquait que la cause fondamentale de toutes les véritables crises capitalistes est la surproduction – ou, dans le jargon des économistes modernes, la « surcapacité » (qui est le résultat d’une surproduction des moyens de production). Le fait que la société soit en crise parce qu’elle produit trop de richesses est une caractéristique du système capitaliste ; elle était inconnue des systèmes socio-économiques précédents. C’est la contradiction fondamentale du capitalisme, qui ne peut être résolue dans les limites de la propriété privée des moyens de production et de l’État-nation. Or, pendant une période qui semblait longue (environ trois décennies), l’histoire paraissait avoir réfuté ce point de vue marxiste.
L’effondrement du stalinisme fut un tournant important. D’un point de vue psychologique, cela a donné un nouveau souffle à la bourgeoisie et à ses idéologues. Cela a renforcé le ralliement de la social-démocratie au capitalisme et créé de nouvelles illusions dans l’« économie de marché ». De leur côté, les anciens partis staliniens ont complètement cessé de prétendre lutter pour le socialisme ; ils sont devenus de pâles copies des socio-démocrates. Le même processus a conduit à l’effondrement du « réformisme de gauche » comme tendance distincte au sein du mouvement ouvrier.
Au cours de la dernière période de croissance, le capitalisme est allé au-delà de ses limites naturelles grâce à l’expansion sans précédent du crédit et à l’intensification de la division internationale du travail (la « mondialisation »). La croissance du commerce mondial a déterminé ce qui ressemblait à un cercle vertueux de croissance illimitée. L’expansion du crédit a augmenté temporairement la demande. En Grande-Bretagne, par exemple, le volume de la dette privée est passé de 100 à 200 % du PIB au cours des 50 dernières années. Les États-Unis et d’autres pays ont suivi la même voie.
Le soleil brillait, les marchés étaient en plein essor et tout le monde (des affaires) était heureux. Tout semblait aller pour le mieux dans le meilleur de tous les mondes capitalistes. Puis vint le crash de 2008. Avec l’effondrement de la banque Lehman Brothers, ils ont frôlé une catastrophe de l’échelle de 1929, voire pire. Ils n’ont été sauvés que grâce à l’injection massive d’argent public. Le fardeau de la dette accumulée par les banques privées a été placé sur les épaules des contribuables. L’État – dont les économistes répétaient qu’il n’avait aucun rôle à jouer dans l’économie – a dû soutenir l’édifice croulant de « l’économie de marché ».
La crise continue
Depuis 2008, tous les facteurs qui avaient tiré le capitalisme vers le haut se sont combinés pour le tirer vers le bas. L’accroissement massif du crédit a créé une énorme montagne de dettes, c’est-à-dire un fardeau colossal qui pèse sur la consommation et l’économie dans son ensemble.
Pendant que la presse et les politiciens parlent de « reprise », les stratèges sérieux du capital sont plongés dans un pessimisme noir. Les plus lucides ne parlent pas de reprise, mais des dangers d’une nouvelle et plus profonde crise. La « reprise » est avant tout une fiction visant à calmer les nerfs des investisseurs et restaurer la « confiance ».
Dans la mesure où on peut parler d’une reprise partielle aux États-Unis, il faut noter qu’elle est la plus faible de toute l’histoire. Normalement, après un effondrement, l’économie rebondit fortement sur la base de l’investissement productif, qui est le socle du système capitaliste. Mais ce n’est pas le cas actuellement. Selon le FMI, l’économie mondiale est censée croître de seulement 2,9 %, ce qui est environ moitié moins qu’avant la crise.
L’irrationalité d’un capitalisme piégé dans des contradictions insolubles a pris un caractère encore plus tranchant, douloureux et destructeur avec la mondialisation. La « souveraineté nationale » s’est transformée en une formule creuse, tous les gouvernements étant soumis aux vicissitudes du marché mondial.
La spéculation se développe – malgré tous les discours sur la régulation. Une grande quantité de liquidité se répand sur le monde entier, accroissant considérablement le risque d’un effondrement économique sans précédent. Le marché mondial des produits dérivés, qui s’élevait à 59 000 milliards de dollars en 2008, a bondi à 67 000 milliards en 2012. Cela donne une idée de la frénésie spéculative qui s’est emparée de la bourgeoisie. Les interconnexions complexes du marché des produits dérivés – que personne ne semble vraiment comprendre – ont introduit de nouveaux risques.
La nervosité de la bourgeoise se reflète dans les oscillations fébriles des marchés boursiers. Le moindre événement peut causer une panique. Des tensions politiques au Portugal, des troubles sociaux en Égypte, telle ou telle incertitude relative à l’économie chinoise, la menace d’une action militaire au Moyen-Orient et donc la perspective d’une flambée des prix du pétrole : n’importe lequel de ces évènements peut provoquer une panique et replonger l’économie mondiale dans une profonde récession. Les rendements sur la dette publique jouent à peu près le même rôle que les graphiques qui, suspendus au bout d’un lit d’hôpital, indiquent la montée et la chute de la fièvre. Or au-delà d’un certain point, l’augmentation de la fièvre menace la vie du patient.
La pierre angulaire du capitalisme
Le problème le plus grave est le manque d’investissements productifs. Aux États-Unis, l’investissement privé est à des niveaux historiquement bas. Après avoir atteint un pic avec le stimulus de 2010, l’investissement public ne cesse de chuter. Les capitalistes n’investissent pas dans le type d’activité productive qui entraînerait l’embauche de travailleurs américains en nombre suffisant pour permettre à l’économie de décoller. La raison en est qu’il n’y a pas de marché pour leurs marchandises. Autrement dit, il n’y a pas de « demande solvable ».
Les perspectives économiques sont sombres et incertaines. En conséquence, personne ne veut dépenser ou investir. Aux États-Unis, le nombre d’emplois a augmenté en 2013, mais l’emploi manufacturier a continué de décroître. Les économistes bourgeois tablaient sur une reprise américaine stimulée par un rebond de la production industrielle. Il n’en a rien été. Une reprise saine et durable doit être fondée sur l’investissement productif, non sur la vente d’un plus grand nombre de hamburgers chez McDonald’s.
Le coût de l’investissement est beaucoup plus faible aujourd’hui qu’en 2008. Et pourtant, l’investissement des entreprises aux États-Unis est à peine supérieur au niveau de 2008. Une étude récente a révélé que près de la moitié des 40 plus grandes sociétés américaines cotées en bourse envisageaient de réduire leurs dépenses d’investissement en 2013. À quoi bon construire de nouvelles usines ou investir dans de nouvelles machines et ordinateurs coûteux quand, déjà, on n’utilise pas toutes les capacités de production existantes ?
Au Royaume-Uni, à peine 15 % des flux financiers vont effectivement à l’investissement. Le reste va aux actions boursières, à l’immobilier ou à la finance risquée. Au lieu d’investir dans de nouvelles installations et machines, les grandes entreprises empruntent d’énormes sommes d’argent à de faibles taux d’intérêt pour acheter leurs propres actions. Au cours des neuf premiers mois de 2013, 308 milliards de dollars ont été dépensés de cette manière aux États-Unis.
Le problème n’est donc pas le manque de liquidités. Aux États-Unis, les entreprises sont inondées d’argent, mais elles n’investissent pas dans des activités productives. Au cours des quatre dernières années, des sommes considérables ont été injectées dans l’économie, en particulier dans les banques. Le résultat a été d’augmenter la dette publique à des niveaux alarmants, sans générer de reprise économique digne de ce nom. Selon des estimations de Moody’s, au début de l’année 2013, les entreprises américaines non financières avaient 1 450 milliards de dollars de réserves. Pour la seule année 2012, ce chiffre avait augmenté de 130 milliards de dollars. Ce n’est pas un phénomène nouveau. À la fin des années 1920, il y avait une accumulation massive de capitaux inutilisés dans l’économie – juste avant le crash de 29.
Les économistes bourgeois n’aiment pas parler de « surproduction » (curieusement, certains économistes soi-disant marxistes ont la même réticence). Or d’un point de vue marxiste, la cause de la crise est très claire. De la plus-value est extraite au cours du processus de production, mais cela n’épuise pas le processus de réalisation du profit. La capacité du capitalisme à réaliser la plus-value extraite de la main-d’œuvre dépend, au final, de sa capacité à vendre ses marchandises sur le marché. Mais cette possibilité est limitée par le niveau de la demande effective dans la société, c’est-à-dire du pouvoir d’achat.
La volonté des capitalistes de produire pour réaliser des profits est pratiquement illimitée ; mais leur capacité à trouver un marché pour leurs marchandises a des limites très tangibles. L’économie mondiale est dangereusement dépendante des États-Unis. En fait, le monde entier dépend désormais de la consommation américaine. Mais celle-ci n’est pas en état de constituer le moteur de la croissance mondiale. Les revenus moyens des Américains ont diminué de 5,4 % depuis le début de la reprise aux États-Unis. Le taux de chômage oscille autour de 7 %. Or la consommation entre pour environ 70 % du PIB américain et 16 % de la demande mondiale. Partout, les exportateurs espèrent le consommateur américain les tirera d’affaire.
Mais cela crée de nouvelles contradictions. En 2012, la croissance des importations a creusé le déficit commercial américain de 12 %, à 45 milliards de dollars par mois, soit la plus forte hausse en cinq ans. Les importations en provenance de Chine ont représenté près des deux tiers du total. À ce rythme, le déficit États-Unis/Chine dépassera les 300 milliards de dollars. En même temps, les exportations américaines ont baissé. L’objectif d’Obama – doubler les exportations en cinq ans – est un vœu pieux. La reprise américaine pourrait s’essouffler, entraînant l’économie mondiale dans sa chute. Cela fait penser à un ancien conte russe décrivant une cabane soutenue par des pattes de poulets.
Assouplissement quantitatif
La soi-disant reprise repose presque entièrement sur l’injection de quantités massives de capitaux fictifs dans l’économie des États-Unis – et ailleurs. Comme un patient en phase terminale de sa maladie, le capitalisme est soutenu par une transfusion continuelle d’argent public. Les Banques Centrales sont contraintes de recourir à une politique d’« assouplissement quantitatif » – autrement dit, de création monétaire. L’assouplissement quantitatif et les bas taux d’intérêt n’ont rien produit de positif. Ils ont, par contre, des implications inflationnistes évidentes.
La légère reprise de l’économie américaine repose en grande partie sur les politiques monétaires très souples de la Réserve Fédérale (Fed). Depuis 2009, la Réserve Fédérale américaine a massivement acheté des actifs financiers – des obligations du Trésor américain et certains types de dette des entreprises. Grâce à cette expansion de la base monétaire, ils ont maintenu de bas taux d’intérêt, qui ont permis de soutenir les entreprises et les ménages endettés. Cette politique monétaire est le principal facteur de la prétendue reprise. Elle soutient les marchés financiers comme des béquilles soutiennent un homme sans jambes.
L’économie capitaliste ressemble à un asile de fous. Dans leur soif de faire des profits immédiats grâce à la spéculation, les bourgeois ne sont parvenus qu’à créer une gigantesque inflation du prix des actifs au cours des vingt années précédant le crash de 2008. En maintenant de bas taux d’intérêt, la Réserve Fédérale a généré ce phénomène. La même politique insensée est actuellement menée dans une tentative désespérée de regonfler la bulle. Ils semblent avoir oublié que c’est cette politique qui a conduit au crash, en premier lieu. Il semble que la bourgeoisie ait perdu la tête. Mais comme le disait Lénine : « Un homme au bord du gouffre ne raisonne pas. »
L’assouplissement quantitatif de la Réserve Fédérale s’élève à 85 milliards de dollars par mois. La Grande-Bretagne, l’Eurozone et, en particulier, le Japon, mènent la même politique. Paradoxalement, ils s’y sont livrés lorsque Bernanke (ex-président de la Fed) a tenté de moins y recourir. De ce fait, Bernanke se trouvait dans un équilibre très précaire. Il a essayé de signaler le début de la fin des bas taux d’intérêt sans déclencher de panique.
Ceux qui décident de cette politique monétaire sont bien conscients de ses dangers. Ils le savent depuis un certain temps déjà. Fred Neumann, le chef du département Economie Asiatique chez HSBC, explique que l’assouplissement quantitatif « nous fait gagner du temps, mais ne résout rien, fondamentalement. » (Financial Times (FT), 20/9/13) « Plus ils poursuivront cette politique, plus il sera difficile de sortir de la crise », déclarait également Mike Crapo, un républicain qui siège dans la commission sénatoriale sur le système bancaire.
En outre, l’expérience montre que cette politique est soumise à la loi des rendements décroissants : de toujours plus grandes quantités d’argent sont nécessaires pour obtenir des résultats de plus en plus maigres. Gillian Tett, du FT, explique : « L’agitation de cette semaine autour de l’assouplissement quantitatif peut s’interpréter de la façon suivante : les décideurs continuent de soutenir un système financier qui est au mieux fluctuant – au pire, instable ». Il ajoute que nous sommes « dans un monde où les prix des actifs et la motivation des investisseurs dépendent dorénavant des faibles taux d’intérêt ».
Le FT a donné son point de vue sur l’assouplissement quantitatif aux États-Unis dans un éditorial (21/9/13) :
« Bien que l’assouplissement quantitatif ait pu enflammer les esprits, son effet a été plus modeste que certains l’avaient espéré. Malgré des coûts de financement faibles, l’investissement est dans le marasme. Les gouvernements réduisent les déficits, les ménages remboursent leurs dettes et les sociétés accumulent de la trésorerie. Par conséquent, l’argent créé par la Fed ne finance pas des activités telles que la construction de maisons ou l’investissement productif, ce qui contribuerait directement à la croissance. Par contre, cela augmente la valeur des actifs existants. »
Les organismes de financement du logement Fannie Mae et Freddie Mac continuent, comme avant, de pomper du crédit sur le marché hypothécaire. Mais alors qu’ils contrôlaient 60 % de ces crédits sur l’ensemble des États-Unis, avant la crise, ils en contrôlent désormais 90 %. C’est ce phénomène qui s’est terminé par le crash de 2008. Conscient des dangers, Bernanke a annoncé prudemment, en juin dernier, que la Fed pourrait réduire progressivement l’assouplissement quantitatif. Les keynésiens, Paul Krugman en tête, en ont été horrifiés. Ils ont prévenu que si les Banques Centrales resserraient leur politique monétaire avant que la reprise du secteur privé ne soit réellement engagée, ce serait un acte prématuré qui enverrait un mauvais signal à l’économie mondiale. C’est ce qu’il s’est passé en 1937-38.
Bernanke a tenté d’amortir le choc de ses annonces en introduisant toutes sortes de « si » et de « mais ». Il a déclaré que la Fed ne mettrait fin à ses achats d’actifs que lorsque le chômage américain tomberait sous la barre des 7 % (et c’est le cas aujourd’hui), de façon à en réduire l’impact sur l’économie. Mais il a ajouté que les taux d’intérêt à court terme resteraient proches de zéro pendant une longue période. Et que la hausse des taux serait très graduelle. Et ainsi de suite.
En vain. La bourgeoisie est devenue dépendante de l’assouplissement quantitatif et du crédit pas cher, comme un junkie accro à l’héroïne a besoin d’une dose régulière. L’annonce de Bernanke a provoqué une panique immédiate sur les marchés financiers. Les fonds d’investissement ont commencé à vendre des obligations, ce qui a provoqué une forte baisse de leurs prix. Les coûts d’emprunt (ou « rendements ») ont grimpé. Mi-septembre, la Fed a été forcée de battre en retraite. Et dès qu’elle a annoncé la poursuite de la politique monétaire précédente, les marchés sont de nouveau repartis à la hausse – bien que le nouveau président de la Fed, Janet Yellen, ait annoncé un plan pour en finir avec cette politique fin 2014.
La crise aux États-Unis
En 2009, deux semaines après son arrivée à la Maison Blanche, Obama a fait un discours dans lequel il a dit : « Nous ne pouvons pas reconstruire notre économie sur le même tas de sable. Nous devons la construire sur du solide. Nous devons jeter de nouvelles bases pour assurer croissance et prospérité – de nouvelles bases qui vont nous faire passer d’une ère d’endettement et de dépenses à une ère d’économies et d’investissements, où nous consommerons moins chez nous et exporterons davantage à l’étranger. »
Quatre ans plus tard, l’économie des États-Unis repose encore sur du sable, ce qui prépare le terrain à la prochaine crise. Cela se reflète dans le montant colossal des dettes du pays. La fermeture temporaire des administrations et des services fédéraux (le shutdown) a signalé la précarité de la situation. Les États-Unis et l’économie mondiale dans son ensemble étaient menacés de chute libre. La dette publique a atteint le chiffre incroyable de 16 700 milliards de dollars, ce qui est le plafond fixé par le Congrès.
La gravité de la crise s’exprime par une division ouverte dans la classe dirigeante américaine et parmi ses représentants politiques. Pendant la période de croissance, les deux partis capitalistes, qui représentent en gros deux sections du capitalisme américain, pouvaient marchander et arriver à un compromis sur la plupart des sujets. À présent que les caisses sont vides, l’ancienne configuration politique est devenue une entrave systématique au développement de la société et du système capitaliste, avec des conséquences désastreuses.
La nécessité d’augmenter le plafond de la dette américaine a transformé cette division en une véritable crise politique. Ne pas l’augmenter aurait signifié pousser les États-Unis vers un défaut de paiement. On estime que cela aurait provoqué une chute de 6,8 % du PIB américain et la suppression de 5 millions d’emplois dans l’OCDE. Et pourtant, poussée par sa haine d’Obama, son hostilité à l’« Obamacare » et son obsession bornée de réduire les déficits, l’aile droite des Républicains du Congrès (le Tea Party) était prête à pousser les États-Unis et l’économie mondiale vers un crash.
Les keynésiens soulignent que réduire les niveaux de vie au milieu d’une récession ne ferait qu’aggraver et prolonger la crise. C’est exact – dans certaines limites. Car les monétaristes ont également raison de souligner que les politiques keynésiennes de creusement des déficits ne peuvent qu’engendrer de l’inflation – ce qui finirait par provoquer une grave crise.
Dans une économie capitaliste, il existe peu de leviers pour pousser l’investissement privé quand les taux d’intérêt sont proches de zéro et qu’il y a un déficit public massif. Ironie de l’histoire : l’économiste Jeff Sachs – qui avait déchaîné le néo-libéralisme en Europe de l’Est – appelle aujourd’hui à une version mondiale du New Deal. Cela reflète le désespoir de la bourgeoisie, qui se sent dans une impasse. La classe dirigeante est divisée sur ce qu’il faut faire face à cette énorme dette suspendue au-dessus de l’économie américaine comme une terrifiante épée de Damoclès.
Le « shutdown » américain a sonné l’alarme dans les cercles de la bourgeoisie internationale. Jim Yong Kim, le président de la Banque Mondiale, l’a qualifié de « moment très dangereux… L’inaction pourrait entraîner une hausse des taux d’intérêt, une chute de la confiance et un ralentissement de la croissance ». La directrice générale du FMI, Christine Lagarde, a formulé un avertissement encore plus clair en déclarant que l’impasse au sein du Congrès américain risquait de faire basculer le monde dans une nouvelle récession. Le dollar a commencé à baisser face à d’autres devises, les investisseurs perdant confiance.
La politique d’austérité insensée a conduit à réduire ce dont l’Amérique a le plus besoin, dans le seul but de faire baisser le déficit budgétaire. Les postes de dépenses concernés sont l’investissement dans la recherche scientifique, l’éducation et les infrastructures. La droite républicaine a exigé qu’Obama abandonne sa timide réforme de la santé publique. L’impasse au Congrès était une illustration de la division de la classe dirigeante, qui depuis a été replâtrée, mais non résolue.
Certains économistes bourgeois s’expriment désormais en faveur de la modération ou de l’abandon de l’austérité. Ils parlent de protéger les pauvres, de les former et de concentrer les investissements sur l’énergie verte, etc. L’idée est de stimuler la demande par une hausse de la consommation. Mais ces propositions se heurtent immédiatement à la résistance acharnée des patrons, des Républicains et des monétaristes.
La politique de ces derniers est très risquée. Certains économistes l’ont comparée à la situation de Roosevelt en 1938, lorsque le Congrès l’a forcé à freiner la relance – ce qui avait provoqué une nouvelle récession. De fait, ce n’est pas le New Deal de Roosevelt qui avait mis fin à la Grande Dépression, mais la Seconde Guerre mondiale. Mais cette option n’est plus possible, de nos jours, l’actuel président américain ne pouvant même pas décider d’un raid aérien sur la Syrie.
Dans son discours de 2009, Obama a choisi de ne pas rappeler ce qu’il advient de la maison construite sur du sable : « La pluie est tombée, et les torrents sont venus, et les vents ont soufflé et ont battu cette maison, et elle est tombée, et sa ruine a été grande ». (Évangile selon Saint Matthieu)
La crise de l’Europe
Le caractère global de la crise signifie qu’il est impossible de « découpler » l’Europe et l’Amérique. L’annonce de la Fed américaine qu’elle allait réduire le recours à « l’assouplissement quantitatif » a immédiatement semé la panique sur les marchés et fait monter les taux d’intérêt à travers la zone euro. Cela risquait de resserrer la politique monétaire au moment où la récession et la croissance du chômage requerraient précisément le contraire.
La crise est particulièrement flagrante en Europe. La perspective d’une Europe capitaliste unifiée est réduite à néant. Toutes les contradictions nationales ont refait surface, menaçant l’avenir non seulement de l’euro, mais aussi de l’UE elle-même.
La dette pèse sur l’économie européenne comme un énorme fardeau, l’empêchant de retrouver rapidement le chemin de la croissance. Personne ne connait l’ampleur réelle des dettes des banques européennes. D’après le Wall Street Journal, les dettes pourries des banques européennes ont atteint au moins 1 050 milliards de d’euros, soit deux fois plus qu’en 2008. Mais ce n’est qu’une estimation (hasardeuse) et le chiffre réel est sans doute bien plus élevé. La plupart des banques d’investissement estiment que le secteur bancaire européen doit être purgé de 2000 à 2500 milliards d’euros pour atteindre une taille lui permettant d’être considéré comme adéquatement capitalisé.
Il y a eu une légère reprise en Allemagne, mais l’Italie, l’Espagne et la Grèce sont en récession. Depuis le début de la crise, le PIB de l’Italie a reculé de 9 %, celui de la Grèce d’au moins 25 %. L’Allemagne ne pourra pas continuer de croître en l’absence de reprise sur l’ensemble de la zone euro, principal marché pour ses exportations. En 2012, les ventes de voitures européennes sont tombées à leur plus bas niveau depuis qu’on a commencé à calculer ce chiffre, en 1990. En 2013, cette chute s’est poursuivie pendant six des huit premiers mois.
Le lancement de l’euro, en 1999, nous était présenté comme la garantie d’un avenir de paix, de prospérité et d’intégration européenne. Mais comme le prédisions à l’époque, l’euro s’est transformé, dans un contexte de crise, en un facteur de désintégration.
Bien que la monnaie unique ne soit pas la cause fondamentale des problèmes de la Grèce, de l’Italie et de l’Espagne (comme se l’imaginent des esprits étroits et nationalistes), il est clair qu’elle a énormément exacerbé ces problèmes.
Par le passé, ces pays pouvaient répondre à une crise par une dévaluation de leur monnaie nationale, afin d’accroître la compétitivité de leurs exportations. Ce n’est plus possible. Leurs gouvernements sont obligés de recourir à une « dévaluation interne » – c’est-à-dire à la mise en œuvre de politiques d’austérité drastiques. Mais cela a pour seul effet d’aggraver la récession (en minant la demande) et de renforcer les contradictions de classe.
La crise en Grèce a joué le rôle de catalyseur. Elle menace l’euro et l’UE elle-même. Comme c’était prévisible, la crise émerge à travers le maillon le plus faible de chaîne du capitalisme européen. Mais les répercussions de la crise grecque affectent toute l’Europe. Pendant la phase de croissance qui a suivi le lancement de l’euro, l’Allemagne a beaucoup exporté dans la zone euro. Mais ce qui était un énorme « + » s’est transformé en un énorme « – ». Lorsque Mario Dragui, président de la BCE, a promis d’utiliser toutes les ressources économiques à sa disposition pour sauver l’euro, il a oublié de préciser d’où viendraient ces ressources.
Toute forme de transfert fiscal pour sauver la zone euro se fera grâce aux contribuables allemands. Cela pose de sérieux problèmes à Angela Merkel. L’Allemagne se fait donc la championne de l’austérité et des restrictions budgétaires. Elle peut se le permettre ; elle est la première économie européenne. Or tôt ou tard, le pouvoir économique s’exprime en pouvoir politique. N’en déplaise aux vieilles illusions de la bourgeoisie française, c’est l’Allemagne qui décide de tout.
Ceci étant dit, les politiques d’austérité ont des limites sociales et politiques. Des pays comme la Grèce et le Portugal ont déjà atteint ces limites. L’Espagne et l’Italie ne sont pas loin derrière. Malgré l’optimisme recouvré de la bourgeoisie, rien n’a été réglé. Une nouvelle crise de la zone euro peut éclater à tout moment. Les politiques de rigueur drastiques ont provoqué une grave crise politique au Portugal, où d’immenses manifestations de masse ont failli renverser le gouvernement. La dette publique du Portugal augmente – et aura probablement dépassé les 130 % du PIB en 2015. À quoi bon, dès lors, tous ces sacrifices et toute cette souffrance ?
Une partie de la « gauche » européenne – par exemple Lafazanis, chef d’une tendance interne à Syriza – appelle à une sortie de l’euro, voire de l’UE, comme solution à la crise et aux problèmes de la classe ouvrière. Or, comme marxistes, nous savons que la crise n’est pas due à l’UE en elle-même. C’est une crise du système capitaliste.
L’UE n’est rien d’autre qu’un grand syndicat patronal au service des capitalistes européens les plus puissants. L’UE impose partout des politiques anti-ouvrières ; il n’est pas possible de la réformer dans le sens d’une « Europe sociale ». Mais l’alternative n’est pas l’addition de petits États capitalistes ; c’est la lutte commune des travailleurs européens pour une Fédération des États Socialistes d’Europe.
L’instabilité politique engendrée par les mesures d’austérité se reflète dans une série de gouvernements de coalition instables et dans de violentes oscillations de l’opinion publique. En Italie, ils ont eu le plus grand mal à former une coalition entre Berlusconi et le Parti Démocrate. Et les dirigeants de la coalition passent le plus clair de leur temps à s’attaquer publiquement. La principale préoccupation de Berlusconi est d’éviter la prison ; les intérêts généraux du capitalisme italien passent après.
Le spectacle des querelles et divisions au sommet, des scandales de corruption (Espagne), des promesses non tenues (France), des politiciens qui se remplissent les poches (Grèce) tout en infligeant la régression sociale au reste de la société – ce spectacle mine la crédibilité de tous les partis et dirigeants politiques. La bourgeoisie s’en inquiète, car cela signifie qu’elle utilise sa réserve d’armes politiques pour défendre son système. Une crise sociale et politique massive se prépare en Europe.
La bourgeoisie fixe l’abîme – et pourrait être forcée de faire marche arrière. Outre ses implications politiques et sociales, l’austérité n’a même pas réussi à réactiver l’économie. Au contraire, elle a énormément aggravé la situation. Mais quelle est l’alternative ? La bourgeoisie a le choix entre la peste et le choléra. Il n’est pas sûr que la zone euro éclatera complètement, une perspective qui terrifie la bourgeoisie – et pas seulement la bourgeoisie européenne. Pour éviter un effondrement complet, les dirigeants de l’UE devront abandonner certaines de leurs plus rigoureuses conditions. Au final, il ne restera pas grand-chose de l’idée originale d’unification européenne – qui est impossible sur la base du capitalisme.
Le problème de la bourgeoisie européenne peut être formulé simplement. Elle ne peut se permettre de maintenir les concessions arrachées par la classe ouvrière au cours des 50 dernières années ; mais la classe ouvrière, de son côté, ne peut accepter davantage de régression sociale. Partout, les niveaux de vie reculent et les salaires baissent. L’émigration de l’Europe du Sud vers des pays comme l’Allemagne reprend. Mais lorsque l’Allemagne sera frappée par la récession, où les Européens du sud émigreront-ils ?
La classe ouvrière s’est énormément renforcée depuis la Deuxième Guerre mondiale. Les réserves sociales de la réaction ont fondu. La paysannerie ne forme plus qu’une petite minorité de la population, alors que par le passé elle en constituait une partie importante dans des pays comme l’Espagne, l’Italie, la France, la Grèce – mais aussi l’Allemagne. Par le passé, des catégories telles que les enseignants, les fonctionnaires et les employés de banque se considéraient la « classe moyenne » et ne songeaient pas à faire grève ou se syndiquer. Aujourd’hui, ces travailleurs font partie des sections les plus militantes de la classe ouvrière. Cela vaut également pour les étudiants, qui avant 1945 étaient souvent de droite (voire fascistes), alors qu’ils sont aujourd’hui majoritairement de gauche et, souvent, ouverts aux idées révolutionnaires.
Les travailleurs européens n’ont pas subi de défaite décisive depuis des décennies. Il ne sera pas facile de leur reprendre tout ce qu’ils ont conquis. On l’a vu par exemple en octobre 2013, lorsque les pompiers belges ont garé 30 camions devant le parlement et l’ont arrosé d’eau et de mousse. Ils réclamaient 75 millions d’euros pour garantir un niveau d’embauche compatible avec leur sécurité. Le gouvernement a dû céder lorsque les cheminots ont proposé aux pompiers de les aider en bloquant les gares du pays. Cette réalité du rapport de force entre les classes pose un sérieux dilemme à la bourgeoisie, lorsqu’elle doit mettre en œuvre des politiques d’austérité. Reste que la crise l’oblige à lancer de nouvelles attaques.
L’Allemagne
En surface, l’Allemagne semble avoir échappé aux pires effets de la crise. Mais son tour viendra. Le talon d’Achille du capitalisme allemand est sa dépendance inédite à l’égard de ses exportations. En 2012, les exportations de l’Allemagne représentaient 44 % de son PIB (1 100 milliards d’euros). Ce succès apparent reposait sur le fait que les salaires réels des travailleurs allemands ont été maintenus au même niveau depuis 1992. Le FT explique : « L’Allemagne est désormais le pays d’Europe occidentale qui compte la plus grande proportion de travailleurs sous-payés, relativement au salaire médian ». Un quart des travailleurs gagne un « bas salaire ». Le nombre de salariés précaires a triplé en l’espace dix ans.
Les exportations allemandes, seul moteur de la croissance économique du pays sur la dernière période, reposaient donc sur des bas salaires et de hauts niveaux d’investissement. Les taux de productivité élevés imposés aux travailleurs allemands ont donné à l’industrie du pays un avantage important sur ses rivaux européens, comme le montrent les chiffres suivants.
Évolution de la production industrielle entre 2000 et octobre 2011 :
Allemagne : + 19,7 %
Portugal : - 16,4 %
Italie : - 17,3 %
Espagne : - 16,4 %
Grèce : - 29,9 %
De fait, l’Allemagne a progressé au détriment de ses plus faibles rivaux européens, qui ne pouvaient pas concurrencer son industrie. L’Allemagne a gagné ce qu’ils ont perdu. Et c’est surtout elle qui a profité de l’euro. Il fut un temps où les banques allemandes étaient ravies de prêter de l’argent à des pays comme la Grèce, qui achetaient alors des marchandises allemandes. Désormais, ce processus s’est inversé. Bien qu’ils ne puissent l’admettre publiquement, le procès-verbal (qui a fuité) des réunions du FMI sur le premier plan de sauvetage de la Grèce prouve ce que nous affirmions par le passé : les plans de sauvetage de la Grèce visent avant tout à sauver les banques allemandes (et françaises).
En Allemagne, des démagogues de droite maudissent l’Europe et l’euro. Mais les stratèges les plus sérieux du capitalisme allemand sont pleins d’appréhension. Ils comprennent que l’Allemagne ne pourra pas restaurer son équilibre économique tant que le reste de la zone euro ne sortira pas de la crise. Où exporterait-elle ses marchandises ?
Lors d’un important sommet économique qui s’est tenu à Hambourg, en Allemagne, l’ancien dirigeant du SPD Helmut Schmidt a prévenu que « les peuples n’ont plus confiance dans les gouvernements européens et l’Union Européenne ; l’Europe est au seuil d’une révolution. » Puis il a souligné sur la nécessité de changements économiques et politiques en Europe. Mais quels changements ? Et qui les mènera à bien ?
La Grande-Bretagne
L’ancien atelier du monde a perdu sa base industrielle et est entièrement dominé par le Capital parasitaire de la finance et des services. Le Royaume-Uni compte davantage de banquiers gagnant plus d’un million de livres que le reste de l’UE. La Grande-Bretagne se targuait d’une « reprise » économique, mais l’image sous-jacente est celle d’un déclin.
La période récente a vu la plus grande et la plus conséquente chute du niveau de vie en Grande-Bretagne depuis 1860 – il y a plus de 150 ans. Il y a eu des signes avant-coureurs d’une nouvelle explosion au sein de la jeunesse lors des émeutes qui ont embrasé les villes dans l’ensemble du pays, il y a quelques années. On estime que deux millions d’enfants vont à l’école le ventre vide chaque matin. Cette révélation a tellement choqué l’opinion publique que le gouvernement a hâtivement annoncé la mise en place de repas gratuits pour tous les enfants scolarisés à l’école primaire.
Les attitudes sociales ont connu de profondes mutations en Grande-Bretagne. Les vieilles attitudes de respect et déférence envers les institutions se sont transformées en haine. Les personnes qui étaient considérées avec respect par le passé – membres du Parlement, la presse, la magistrature et la police – sont considérées avec suspicion et mépris.
« L’opinion publique semble penser qu’il y a quelque chose de pourri dans les institutions », déclare John McDermott dans le FT. « En 2010, un sondage a révélé que 81 % des Britanniques approuvaient l’assertion : “Les politiciens ne comprennent pas du tout le monde réel”. L’enquête sur les attitudes sociales des Britanniques rapportait que seuls 18 % faisaient confiance au gouvernement pour mettre les besoins de la nation au-dessus de ceux des partis politiques, alors qu’ils étaient 38 % en 1986. Les banques s’en tirent encore moins bien. En 1983, 90 % des britanniques estimaient qu’elles étaient “bien gérées”, contre 19 % aujourd’hui, certainement le changement d’attitude le plus spectaculaire au cours des 30 dernières années.
« L’opinion des Britanniques sur leurs institutions fluctue – demandez-le à Sa Majesté. Mais les scandales successifs qui ont frappé le secteur bancaire, le parlement et les médias donnent le sentiment d’un effondrement de la confiance en ceux qui exercent le pouvoir dans le pays… Il y a une profonde ignorance, chez les puissants, de l’étendue du sentiment anti-élite, en Grande-Bretagne et au-delà. » (FT, 28/09/13)
Le chef de file des Travaillistes, Ed Miliband, a finalement été contraint de donner un écho (très modéré) à la colère grandissante contre les grandes entreprises et les banques, du fait d’une pression croissante dans les rangs du mouvement Travailliste. En dépit du caractère faible et limité de cette évolution, cela a provoqué une explosion de rage dans la presse bourgeoise. Le FT a accusé Miliband de se « compromettre dans des subterfuges populistes ». Nous avons ici un aperçu des pressions contradictoires, qui seront multipliées par mille, auxquelles sera confronté un gouvernement Travailliste dans des conditions de crise.
La France
À l’origine, l’UE était destinée à être un condominium dont la France serait le leader politique et l’Allemagne le moteur économique. Mais désormais, ces plans de la classe dirigeante française ont été réduits à néant. Berlin décide de tout, Paris de rien.
Lors des élections de 2012, le Parti Socialiste a remporté une large victoire. Mais très vite, le soutien à Hollande s’est évaporé. Comme tous les autres dirigeants réformistes, il a accepté de gérer la crise du capitalisme. En conséquence, il est le président plus impopulaire depuis 1958. Les derniers sondages enregistrent une augmentation du soutien à Marine Le Pen, Hollande étant à la traine, loin derrière.
Les médias vont essayer de présenter cela comme un glissement de l’électorat vers la droite. En fait, cela exprime un sentiment général de frustration et de mécontentement envers les partis existants et de désillusion envers « la Gauche », qui a promis beaucoup et fait peu. Il reste à voir si le Parti Communiste, malgré sa politique réformiste, pourra – grâce au Front de Gauche – regagner du terrain au détriment du PS.
En partie afin de détourner l’attention de ses échecs en politique intérieure, Hollande a lancé une série d’aventures militaires en Afrique (Mali et République Centrafricaine). Bloqué par l’Allemagne en Europe, il tente de relancer l’ancienne influence française en Afrique et au Moyen-Orient. Mais en réalité, l’impérialisme français ne dispose plus des forces nécessaires pour jouer un rôle indépendant à l’échelle mondiale. Ces aventures militaires finiront inévitablement dans les larmes, ajoutant de l’eau au moulin du mécontentement intérieur.
La France reste un pays clé pour la lutte des classes en Europe. Les travailleurs français ont maintes fois démontré qu’ils n’ont jamais oublié leurs traditions révolutionnaires. Les masses cherchent une issue à la crise. Elles ont accordé leur confiance aux Socialistes, mais ceux-ci sont organiquement liés au système capitaliste et à l’ordre existant. La « Gauche » trahit les espoirs des masses. Aux élections municipales, les dirigeants du PCF et du Parti de Gauche ont brisé le Front de gauche. Le PCF a fait alliance au premier tour avec le PS, un parti de gouvernement, alors que le Parti de Gauche a fait alliance avec les Verts dans certaines municipalités, qui à l’époque avaient deux ministres dans le gouvernement. En brisant le Front de Gauche – au moins au niveau municipal –, ils sont en train de décevoir ces travailleurs et cette jeunesse qui cherchent une alternative à la gauche du PS. C’est une indication du complet aveuglement réformiste des dirigeants du PC, qui sont accrochés au PS précisément au moment où Hollande et son gouvernement sont discrédités et profondément impopulaires. Au lieu de maintenir une opposition claire au gouvernement, ils tentent désespérément de préserver leurs positions dans les institutions locales. Les marxistes devraient exiger des dirigeants du Front de gauche de rompre avec les socialistes et les Verts et de renforcer le Front de gauche sur la base d’une véritable politique de gauche et socialiste.
Il y a un processus clair de polarisation entre les classes qui, à un certain stade, débouchera sur une explosion sociale. Frustrés sur le plan électoral, les travailleurs et la jeunesse peuvent descendre dans la rue comme ils l’ont fait si souvent par le passé. Une répétition de Mai 68 se prépare. Mais cette fois-ci, ce sera à un niveau supérieur, et les Staliniens ne possèdent plus ni la force, ni l’autorité pour trahir le mouvement.
L’Italie
L’Italie glisse dans la spirale descendante des dégradations de sa note et de la hausse des rendements obligataires. Les conséquences seront désastreuses, non seulement pour l’Italie, mais pour toute la zone Euro. La dette publique s’élève à près de deux mille milliards d’euros. Le coût des emprunts du gouvernement menace d’étrangler l’économie italienne, à terme.
Le chômage augmente. Au cours des trois dernières années, un million de personnes de 25 et 34 ans ont perdu leur emploi. Seuls 4 adultes sur 10 de moins de 35 ans travaillent. Officiellement, il y a plus de trois millions de chômeurs au total, mais de nombreuses personnes ont renoncé à chercher un travail et ne sont plus comptabilisées. En 2012, plus de 9 millions de personnes étaient considérées comme pauvres, parmi lesquelles 4,4 millions vivent dans des conditions de pauvreté absolue.
Une récente enquête réalisée par Legacoop (la principale chaîne de supermarchés) confirme ce qui est évident depuis un certain temps : trois millions de ménages, soit 12,3 % de la population, ne peuvent pas se permettre un repas riche en protéines tous les deux jours ; 9 millions d’Italiens seraient dans l’impossibilité de répondre à une dépense imprévue de 800 euros. Les Italiens abandonnent de plus en plus l’idée d’utiliser une voiture (25 % de la population), ne partent plus en vacances (4 millions de personnes en moins cet été) et n’achètent plus d’habits neufs (23 % de la population). Les dépenses en nourriture au cours des six dernières années ont chuté de 14 %, tombant au niveau de 1971 (2400 euros par tête).
Le FT décrit les tâches auxquelles est confrontée l’Italie comme « économiquement douloureuses et politiquement suicidaires ». (7/10/13) Le capitalisme italien ne peut pas rivaliser avec l’Allemagne et la France. Il est à la traîne. Par le passé, il aurait dévalué sa monnaie, mais avec l’euro, cette voie est bloquée. Au lieu de cela, il lui faut recourir à une « dévaluation interne », c’est-à-dire à de profondes coupes dans les niveaux de vie. Mais pour cela, il faut un gouvernement fort. Or c’est impossible.
Tous les partis italiens sont divisés. Dans le PD, il y a une scission entre le vieil appareil du PC et les éléments ouvertement bourgeois de la Démocratie Chrétienne. Le petit parti de Monti est déchiré par des fractions et on s’attend à ce qu’il tombe de 10 à 4 % aux prochaines élections. Même le Mouvement 5 Étoiles de Grillo est divisé, certains dirigeants s’orientant clairement vers une collaboration avec le PD.
Les dirigeants syndicaux ont joué un rôle pernicieux en appuyant le soi-disant gouvernement d’union nationale, avalant toutes les mesures d’austérité contre la classe ouvrière. C’est particulièrement vrai des dirigeants « de gauche » du syndicat des métallurgistes, la FIOM, qui après avoir suscité de l’espoir chez les travailleurs, les a ensuite démoralisés en se joignant au dirigeant Camusso de la CGIL pour signer un document commun pour le congrès du CGIL. Nous voyons ici le rôle du réformisme de gauche en action. Les dirigeants syndicaux de l’aile droite s’accrochent à la bourgeoisie – et les dirigeants syndicaux de gauche s’accrochent à l’aile droite. Aucun d’entre eux ne croit en la classe ouvrière, qui se retrouve sans direction à un moment critique.
La trahison des dirigeants peut mener temporairement à l’apathie et à la démoralisation. Mais ce ne sera pas la fin de l’histoire. Les travailleurs italiens – comme les Espagnols, les Grecs et les Français –, ont une longue tradition de mouvements insurrectionnels spontanés. Bloqués par leurs organisations traditionnelles de masse, ils trouveront une voie pour exprimer leur colère de manière explosive. Telle fut la signification de « l’Automne chaud » de 1969. Les cinq jours de grève reconductible des travailleurs des transports de Gênes, en novembre 2013, montrent l’humeur réelle qui se développe au sein de la classe ouvrière italienne. De tels développements sont implicites dans la situation actuelle en Italie. Et c’est encore plus vrai dans le cas de la jeunesse.
L’Espagne
Cinq ans après le début de la récession, l’économie de l’Espagne va encore chuter de 1,4 % en 2013. Le chômage est au niveau record de 27 % de la population active, avec un chômage des jeunes à 57 %. Plus de 6 millions d’emplois ont été détruits depuis 2007 ; des centaines de milliers de jeunes ont été forcés d’émigrer.
Après plusieurs années de mesures d’austérité massives, le déficit budgétaire en 2013 devrait atteindre 6,5 % du PIB, alors que la dette approche les 100 % du PIB. Les mesures d’austérité combinées à des contre-réformes radicales sur le marché du travail ont permis à l’Espagne de regagner en compétitivité vis-à-vis de ses voisins européens. En d’autres termes, les travailleurs ont payé le prix fort de la crise du capitalisme. Et malgré toutes ces souffrances, les économistes ne prévoient au mieux qu’une reprise de 0,2 % en 2014 – et peut-être 1 % en 2015. Sur cette base, il faudrait attendre 2021 pour en revenir tout juste le niveau d’avant la récession, soit près de 15 années de perdues !
La vérité est que l’énorme quantité de dettes des entreprises, des ménages et de l’État, accumulée durant les longues années de boom, n’a toujours pas été absorbée par le système. Or c’est la condition première pour qu’il y ait une reprise réelle et durable du capitalisme espagnol. Les prévisions « optimistes » actuelles sont basées sur l’hypothèse d’une reprise des exportations, ce qui dépend complètement de la sortie de l’Europe de la récession. La base de cet optimisme est donc très fragile.
L’impact de la crise économique sur la conscience des masses a été profond et sera durable. À la récession économique, nous devons ajouter les scandales de corruption qui l’accompagnent et affectent toutes les institutions de la démocratie bourgeoise (la justice, la Monarchie, le congrès, le parti au pouvoir). Ce que l’on voit en Espagne est une crise du régime qui défait tout l’édifice sur lequel la classe dirigeante a construit sa légitimité depuis la fin de la dictature de Franco. Tous les vieux fantômes du passé reviennent hanter la faible et rétrograde bourgeoisie espagnole. La question nationale en Catalogne, alimentée par la crise économique, est relancée. La lutte pour la justice pour les victimes du régime de Franco revient au premier plan, révélant le caractère réactionnaire de l’appareil d’État et de la classe dirigeante, sous un mince vernis de démocratie.
Il y a eu de nombreuses vagues de mobilisations de masse, particulièrement depuis 2011. Le mouvement des Indignés, le mouvement anti-expulsions, les grèves dans l’éducation, la lutte des mineurs, le mouvement spontané des fonctionnaires, deux grèves de 24h, etc. Bien sûr, les masses ne peuvent pas être en état de mobilisation permanente et il y aura des hauts, des bas et des périodes de pause. Cependant, la colère qui s’est accumulée sous la surface et qui ne trouve pas de canal d’expression est toujours là – et elle peut donner lieu des explosions à tout moment.
Le Portugal
Le Portugal est embourbé dans la récession, avec une prévision de contraction de son PIB pour 2013 située entre 1,6 et 2,7 %, et pour 2014 (peut-être) une légère croissance. Le chômage atteint le taux record de 16 %. Le gouvernement n’atteindra pas ses objectifs de réduction des déficits en 2013 (l’objectif était 5,5 % du PIB, mais le vrai chiffre sera plutôt 6 %), malgré des années de coupes budgétaires massives imposées par le renflouage de 78 milliards d’euros de l’UE.
Le budget 2014 prévoit de nouvelles coupes dans les salaires du secteur public – de 2 à 12 %, selon les catégories de travailleurs – ainsi que 728 millions d’économies sur les retraites. 3,3 milliards de coupes et un nouveau « plan de sauvetage » sont programmés pour 2014. Tout ceci a mené à un effondrement du soutien au gouvernement de droite. Les partis au pouvoir ont été sévèrement sanctionnés lors des élections locales de 2013. « L’environnement politique se détériore », se plaint le FT.
Après avoir servilement appliqué toutes les mesures d’austérité exigées par les dirigeants de l’UE et du FMI, le gouvernement portugais – qui a besoin d’un nouveau renflouage – leur demande « un peu de temps ». Mais les argentiers de la Troïka ne sont pas d’humeur patiente. Ils ne prêteront pas d’argent au Portugal sans des garanties solides que le programme d’austérité se poursuivra. Cela provoquera des nouvelles mobilisations massives des jeunes et des travailleurs.
Lorsqu’il a été élu en juin 2011, Passos de Coelho se flattait d’être le bon élève de la Troïka. À présent, c’est le dirigeant affaibli d’une coalition divisée et détestée du peuple. Le 27 juin 2013, son gouvernement a failli être renversé par une grève générale, qui faisait suite à d’autres puissantes mobilisations de masse.
La classe ouvrière portugaise redécouvre les traditions de la révolution de 1974-75. Un million de personnes est descendu dans la rue en septembre 2012, puis 1,5 million en mars 2013. Le problème, c’est la direction du mouvement. Le Parti Socialiste, qui avait signé les conditions drastiques du « sauvetage » juste avant de perdre le pouvoir, est toujours discrédité. Il ne progresse qu’en pourcentage, sur fond d’abstention croissante.
Le Parti Communiste Portugais (PCP) est le principal bénéficiaire de l’actuelle vague de mécontentement. Cependant, les deux partis à la gauche du PS (le PCP et le Bloc de Gauche) n’ont pas de programme sérieux. Le PCP avance la perspective d’une économie « patriotique et démocratique » ayant rompu avec la zone euro (sur la base du capitalisme). Quant au Bloc de Gauche, il défend le programme réformiste et keynésien d’une « Europe sociale » (là encore, sur la base du capitalisme).
La Grèce
Après cinq années de politiques de rigueur implacables, les problèmes de la Grèce sont plus graves que jamais. La politique sauvage de la Troïka a plongé le pays dans une profonde récession. 1,4 million de personnes sont au chômage, dont deux jeunes sur trois. Une grande pauvreté inédite depuis les années de guerre se généralise.
Le gouvernement d’Athènes se plaint (à juste titre) que les coupes exigées par Bruxelles aggravent la crise économique, minent les recettes fiscales, donc creusent les déficits et poussent la Grèce à s’endetter davantage. Mais les Allemands et autres prêteurs lui répondent que les pays d’Europe du Sud ont vécu au-dessus de leur moyen et doivent « apprendre la discipline ».
Chaque « plan de sauvetage » n’a permis que de gagner un peu de temps. Mais les marchés ne sont pas dupes. Le dénouement de la crise en Grèce n’est que retardé, mais il est inévitable.
En même temps, la Grèce présente de nombreuses opportunités aux spéculateurs financiers. Le FT a publié un article intitulé : La Grèce, terre d’opportunités pour les fonds de pension. On y lit :
« Le secteur bancaire grec a suscité beaucoup d’intérêt. Paulson & Co, Baupost, Dromeus, York Capital, Eaglevale et OchZiff ont acheté des parts d’Alpha Bank et de Piraeus Bank. Ils ont encaissé de beaux profits. Cette spéculation frénétique pourrait aboutir à la domination du secteur bancaire grec par les fonds de pension internationaux. »
Le pillage de la Grèce et l’effondrement des niveaux de vie ont provoqué une vague de grèves générales et de manifestations massives. Deux gouvernements ont déjà chuté. Celui de Samaras lutte pour maintenir une coalition fragile qui ne peut durer très longtemps. Le principal bénéficiaire en sera Syriza. Mais à droite, l’Aube Dorée a également grandi.
Certains en ont tiré la conclusion erronée qu’il y a un danger imminent de fascisme en Grèce. En fait, ce qui s’est passé avec l’Aube Dorée confirme nos perspectives à ce sujet. La bourgeoisie grecque est vicieuse et réactionnaire ; une partie serait sans doute prête à transférer le pouvoir à Aube Dorée, si elle le pouvait. Le fait est que la section la plus réactionnaire de la classe dirigeante (les armateurs) a ouvertement financé et soutenu Aube Dorée.
À la différence d’autres formations d’extrême droite en Europe qui, comme le FN en France ou Fini en Italie, cherchent à se dissocier du fascisme et à présenter une image « respectable », Aube Dorée est une organisation ouvertement fasciste dont les liens étroits avec les officiers de la police et de l’armée sont notoires. Ces fanatiques avaient leur propre agenda, qui semblait comprendre la conquête du pouvoir.
Cependant, la classe ouvrière est grecque est puissante, militante et n’a pas subi de défaite majeure au cours de la dernière période. Aussi la bourgeoisie grecque redoute-t-elle qu’une action prématurée des fascistes provoque une réaction massive incontrôlable. L’assassinat d’un rappeur de gauche connu, le 18 septembre dernier, a provoqué une explosion de colère dans les rues d’Athènes. En réponse, la classe dirigeante a dû prendre des mesures contre l’Aube Dorée.
Bien sûr, la bourgeoisie n’a pas l’intention d’éliminer les fascistes. Les mesures prises, très limitées, ne visaient qu’à calmer la colère des jeunes et des travailleurs. Les fascistes se regrouperont sous une autre bannière, sans doute dans le cadre d’une coalition de droite, en se donnant une image plus « respectable » (moins nazie). Dans le même temps, les éléments les plus enragés du lumpenprolétariat continueront de jouer le rôle d’auxiliaires de l’appareil d’État (auquel ils sont organiquement liés) : ils s’en prendront à des militants de gauche, des piquets de grève, des immigrés, etc.
La perspective immédiate, en Grèce, n’est ni le fascisme, ni le bonapartisme, mais une nouvelle poussée vers la gauche. L’inévitable chute du gouvernement de Samaras posera la question d’un gouvernement dirigé par Syriza. Or plus Tsipras s’approche du pouvoir, plus il modère son discours dans l’espoir de capter davantage de voix. Mais c’est l’inverse qui se produit : cette modération engendre un scepticisme croissant du peuple grec, qui a accumulé beaucoup d’expérience en matière de promesses non tenues.
Le véritable état d’esprit des masses est bien résumé dans un sondage récent, qui montre que les travailleurs commencent déjà à tirer des conclusions révolutionnaires. Ce sondage révèle que 63 % des Grecs veulent un « profond changement » dans la société (ce qui signifie une révolution), cependant que 23 % d’entre eux disent directement vouloir une révolution. Le problème, ce n’est pas la maturité révolutionnaire des masses, mais le fait qu’aucun parti ou dirigeant ne soit prêt à donner une expression consciente au brûlant désir des masses de changer la société.
Au cours des quatre ou cinq dernières années, les travailleurs grecs ont largement montré leur détermination à changer la société. Ils se sont engagés dans toute une série de grèves générales. Mais la gravité de la crise est telle que même les grèves et les manifestations ponctuelles, même très militantes, ne peuvent pas régler le problème. En conséquence, les appels à des grèves générales de 24 heures rencontrent de moins en moins d’écho dans les entreprises. Bloqués sur la voie des grèves et des manifestations, les travailleurs se mobiliseront sur le plan électoral. Tôt ou tard, ils éliront un gouvernement de gauche. Syriza sera confronté à l’alternative suivante : soit appliquer une politique véritablement socialiste, soit accepter de gérer le capitalisme grec corrompu et pourrissant. Cela marquera une nouvelle étape de la révolution grecque – et ouvrira de grandes possibilités aux marxistes grecs.
Les BRICS
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le principal moteur de l’économie mondiale a été la croissance du commerce international. Cependant, la CNUCED, agence de l’ONU, prévoit maintenant que le commerce mondial est susceptible de stagner pendant de nombreuses années, ce qui aura de profonds effets sur les économies émergentes, qui sont grandement dépendantes des exportations. Les espoirs exagérés selon lesquels l’Asie pouvait agir comme force motrice de l’économie mondiale ont été déçus. La croissance de la Chine ralentit, et celle de l’Inde chute encore plus rapidement. L’économie européenne reste bloquée et celle du Japon décline déjà. Le gouvernement japonais a tenté de relancer une économie stagnante en injectant des liquidités, mais cette politique est complètement malsaine. La dette publique japonaise s’élève désormais à 250 % du PIB.
Les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du sud) sont tous dans une situation semblable. En outre, les prévisions du FMI pour le Sud-est asiatique ont dû être fortement revues à la baisse. Le FMI parle désormais de « ralentissement structurel » des économies émergentes.
La croissance dans les marchés dits émergents a ralenti. Ce n’est pas difficile à comprendre : si l’Europe et les États-Unis ne consomment pas, la Chine ne peut pas produire. Si la Chine ne peut pas produire, alors des pays comme le Brésil, l’Argentine et l’Australie ne pourront pas exporter leurs produits.
La source de l’argent spéculatif qui alimentait les BRICS dans la dernière période est maintenant en train de se tarir, provoquant une forte baisse de la valeur de leur monnaie. La roupie indienne, la roupie indonésienne, le peso argentin, le real brésilien et le rand sud-africain ont tous enregistré de fortes baisses. Le Ministre des Finances du Nigéria a mis en garde : la fin de l’assouplissement quantitatif aux Etats-Unis va secouer les marchés émergents et provoquer une augmentation de leurs coûts d’emprunts. Najib Razak, premier ministre malaisien, défend la même idée et prévoit un rapatriement des liquidités vers les États-Unis.
La forte croissance de l’économie et du niveau de vie ont émoussé la lutte des classes pour une grande partie de la dernière décennie, mais au Brésil comme en Turquie la croissance a chuté. En fait, la croissance des pays en développement a tellement ralenti qu’elle rend difficile, voire impossible, l’entrée sur le marché du travail de la nouvelle génération.
La Chine
La crise des BRICS est organiquement liée au ralentissement économique en Chine. L’émergence de la Chine, qui était considérée par certains (y compris des soi-disant « marxistes ») comme une garantie de l’avenir du capitalisme mondial, n’a fait qu’aiguiser toutes les contradictions. Pour un temps, la croissance explosive de l’économie chinoise apportait de l’oxygène au capitalisme mondial. Désormais, cet avantage colossal s’est transformé en un problème colossal. Il était inévitable que l’investissement massif dans l’industrie chinoise débouche sur la production d’une masse de produits bon marché, qui ont dû trouver un débouché extérieur à la Chine. L’avalanche d’exportations chinoises à bas coût, ces dix dernières années, a aggravé la crise de surproduction.
La combinaison d’un vaste réservoir de main d’œuvre à bas coût (campagnes) et de la machinerie moderne alimentée par les subventions publiques a permis à la Chine de développer rapidement une base industrielle puissante. Cela a détruit des emplois et des capacités productives partout dans le monde, entrainant des fermetures d’usines dans les pays concurrents. Les entreprises étrangères redoutent les marchandises à bas prix provenant de Chine. Il y avait initialement de très forts taux de profits. Mais comme l’expliquait Marx, les autres capitalistes viennent s’accumuler sur le marché et les taux de profit reviennent alors à des niveaux normaux. C’est ce que nous voyons en Chine. La période de croissance explosive a atteint ses limites. La Chine se trouve maintenant confrontée aux mêmes problèmes qui minent toute économie capitaliste.
Les produits à bas coût de Chine ont fini par dominer de nombreux secteurs d’activité. Mais une fois que le gros de la production manufacturière mondiale dans un secteur d’activité donné s’est déplacé en Chine, une surcapacité s’ensuit rapidement. Les capitalistes sont de plus en plus préoccupés par la surproduction croissante (« surcapacité ») dans l’économie chinoise. C’est un risque important pour la désormais deuxième économie mondiale.
Au cours de la crise financière mondiale, la Chine a contribué à sauver le système capitaliste en lançant un plan de relance colossal qui a stimulé le marché mondial. En conséquence, l’économie de la Chine s’est envolée, progressant de 8,7 % en 2009 et 10,3 % en 2010. Ce fut la plus grande expérience de politique économique keynésienne de l’histoire. Mais à présent, les contradictions se manifestent. À l’heure actuelle, un grand nombre d’industries qui étaient bénéficiaires au moment de la relance – notamment la métallurgie – sont paralysées par d’énormes surcapacités ou, pour lui donner son vrai nom, par une situation de surproduction. Le ralentissement de la croissance économique en Chine entraine d’énormes pertes et la nécessité d’un processus douloureux de destruction des forces productives.
Le FT (17/06/2013) commente : « Des produits chimiques et de cimenterie pour le génie civil aux téléviseurs à écran plat, l’industrie chinoise est inondée par une surcapacité qui mine les profits à l’intérieur et à l’extérieur du pays – et menace de déstabiliser plus encore la croissance fragile de la Chine. »
La Chine produit près de la moitié de l’aluminium et de l’acier, au niveau mondial, et environ 60 % du ciment. Or malgré le ralentissement de l’économie et la contraction du marché des exportations, de nouvelles capacités productives sont créées. Bien que la production de la Chine atteigne actuellement des niveaux record, seuls 80 % des capacités productives du pays sont utilisés. Les capitaines d’industrie et le gouvernement annoncent que les capacités excédentaires doivent être supprimées pour que ces secteurs puissent revenir à l’équilibre.
Par ailleurs :
« Seuls les deux-tiers de la capacité de cimenterie ont été utilisés l’an dernier, selon un enquête de la Confédération des entreprises de Chine.
« Usha Haley écrit : "Il existe une énorme surcapacité, pas de calibrage entre l’offre et la demande et nous avons remarqué que les subventions représentent 30 % de la production industrielle. La plupart des entreprises que nous avons étudiées auraient fait faillite sans ces subventions."
« Dans presque toutes les entreprises industrielles, les plans d’investissement et de croissance ont été fondés sur la conviction que le gouvernement ne permettrait jamais une croissance inférieure à 8 ou 9 %. Or ce n’est plus le cas. La croissance de la Chine est tombée à 7,5 %, avant de remonter à 7,8 %. Mais c’était tout de même son rythme de croissance le plus lent depuis 13 ans.
« La surcapacité dans l’industrie automobile est endémique, et dans le cas de Geely, qui a racheté Volvo en 2010, plus de la moitié de ses bénéfices nets de 2011 provient de subventions publiques. En fait, les subventions accordées à Geely cette année-là étaient plus de 15 fois supérieures à la plus grande source de profits nets suivante – la “vente de ferraille” – selon l’analyse de Fathom China. » (FT, 17/06/2013)
L’ampleur de la surcapacité et le ralentissement de la croissance chinoise laissent penser que de plus en plus d’entreprises feront faillite. Cela aura de profonds effets sur la psychologie toutes les classes sociales en Chine.
Perspectives pour la lutte des classes
Tous les succès de l’économie chinoise ont reposé, en dernière analyse, sur des ouvriers chinois travaillant pour de bas salaires et dans des conditions semblables à celles de l’Angleterre victorienne. Nulle part les inégalités ne sont aussi flagrantes qu’en Chine, qui était censée être un pays « socialiste ». Une nouvelle classe de bourgeois chinois a vu le jour, baignant dans un luxe inconnu de la vaste majorité de la population.
La Chine est dirigée par une petite élite d’oligarques qui se sont énormément enrichis en pillant l’État et en exploitant brutalement les ouvriers chinois. Mais la base de la classe capitaliste chinoise est très étroite. Sur une population d’environ 1,36 milliards d’habitants, il n’y a que 1,2 million de millionnaires (en dollars américains), soit 0,1 % de la population. Le nombre de millionnaires en dollars est en croissance rapide, certes. Mais numériquement, ce chiffre reste encore inférieur au nombre de millionnaires en Grande-Bretagne ou en Italie. Cela montre la faiblesse de la classe capitaliste en Chine.
Il est vrai qu’en dessous d’eux, il y a une couche de sous-exploiteurs et de sous-sous-exploiteurs : directeurs d’usine, contremaîtres, ingénieurs, bureaucrates et fonctionnaires de l’appareil d’État et du Parti. Avec leurs familles, ils font tous partie de « l’establishment ». Or même en prenant cela en compte, le fait est que l’écrasante majorité de la population est totalement exclue de la richesse économique et du pouvoir. L’opulence obscène de l’élite dirigeante et de leurs enfants (les « princes héritiers ») est amèrement ressentie par la population. La corruption omniprésente qui fleurit à tous les niveaux est une cause supplémentaire d’indignation.
L’élite au pouvoir tente d’apaiser la colère des Chinois grâce aux procès très médiatisés des fonctionnaires corrompus qui sont le plus souvent condamnés à mort. La classe dirigeante tente de faire des campagnes de prévention contre la corruption. Mais la réalité, c’est que la corruption est le corollaire inévitable d’un régime bureaucratique et totalitaire, qui consomme une large partie des richesses créées par la classe ouvrière.
La nouvelle génération de jeunes travailleurs n’est pas disposée à supporter des niveaux de vie médiocres et de mauvaises conditions de travail — comme avait pu l’accepter l’ancienne génération de paysans pauvres arrivés récemment dans les villes. L’humeur croissante de mécontentement dans la société chinoise se traduit par l’augmentation du nombre de grèves, de manifestations et de suicides dans les usines. Dans une société totalitaire, où le mécontentement est supprimé par la force et où il n’y a que peu de soupapes de sécurité juridiques, les explosions peuvent se produire soudainement et sans avertissement. Ce n’est pas un hasard si, pour la première fois de son histoire, l’État chinois dépense plus dans la sécurité intérieure que dans la défense.
La Russie
Contrairement à la majorité des Etats européens, la Russie n’a pas encore de sérieux problème de dette. Grâce à l’exportation de gaz et de pétrole et à la croissance de l’économie dans la dernière période, elle a accumulé des réserves financières considérables. Mais cette situation a atteint ses limites. Comme les autres pays des BRICS, l’économie russe est en déclin, son taux de croissance étant estimé aux alentours de 1 %.
C’est l’arrière-plan d’un mécontentement croissant, non seulement parmi la classe ouvrière, mais aussi dans de vastes couches de la petite bourgeoisie, ce qui se reflète dans la montée de l’opposition à Poutine. À cause de l’expansion du crédit, la majorité des travailleurs et des jeunes sont lourdement endettés, tout comme les entreprises et les municipalités. Cela engendre une baisse des investissements et la stagnation économique. Pour la première fois, certains secteurs de l’économie comme l’industrie automobile sont confrontés à des problèmes de ventes insuffisantes.
L’économie est stimulée par l’Etat au moyen de méthodes keynésiennes d’investissements publics directs dans des infrastructures – et dans des projets comme les Jeux olympiques d’hiver de Sotchi ou la Coupe du monde de football de 2018. Cet équivalent moderne de la construction des pyramides des Pharaons n’est possible que sur la base de l’exploitation de travailleurs sous-payés et des prix élevés de l’essence et du gaz. Néanmoins, une longue période de prix élevés du pétrole a inévitablement entraîné le développement des nouvelles technologies d’extraction aux Etats-Unis (notamment l’exploitation des « gaz de schiste »). La « politique énergétique impériale » de Poutine s’est transformée en farce. Ses réactions hystériques face aux inepties de Greenpeace dans la mer de Barents étaient un signe clair, non de force, mais de panique.
La croissance de l’économie dans la période récente a permis à Poutine de mener une politique semi-paternaliste, donnant à son régime une apparence de stabilité. Mais cela ne peut pas durer. La plupart des nouveaux travailleurs ne se voient offrir que de bas salaires et de mauvaises conditions de travail. Le nombre d’immigrants clandestins ou semi-clandestins en provenance d’Asie centrale a considérablement augmenté. L’équilibre social et politique montre d’ores et déjà des signes de vacillement, et c’est cela qui détermine la politique de Poutine – comme celle de l’opposition.
Le but principal de l’opposition libérale est d’arracher la petite-bourgeoisie des mains de Poutine. Le principal meneur de l’opposition est maintenant Alexey Navalniy, qui lors des dernières élections municipales de Moscou, en septembre 2013, a obtenu 27,2 % des suffrages contre 51 % au candidat du pouvoir, Sobyanin. Le candidat du parti communiste, chef de l’aile « gauche » de son parti, Ivan Melnikov, n’a obtenu que 10,7 % des voix.
Avocat et investisseur, Navalny a été exclu du parti libéral Yabloko à cause de son nationalisme. Son programme comprend notamment la lutte contre la corruption, un gouvernement « bon marché », une baisse des impôts, l’introduction de visas pour les ex-républiques soviétiques d’Asie centrale et la déportation des chômeurs n’étant pas citoyens russes.
La réintroduction du capitalisme a mené à une extrême polarisation des richesses. Le dernier rapport sur la richesse du Crédit Suisse montre très concrètement quelle part de la richesse mondiale est concentrée aux Etats-Unis en termes de millionnaires en dollars et la quantité de richesse accumulée entre leurs mains.
Mais il souligne aussi le fait que la Russie a aujourd’hui le plus haut taux d’inégalité au monde, si l’on excepte quelques petits pays des Caraïbes aux milliardaires résidents. À l’échelle mondiale, les milliardaires possèdent collectivement entre 1 et 2 % de la richesse mondiale ; dans la Russie actuelle, 110 milliardaires possèdent 35 % de toutes les richesses.
La montée des tensions entre les classes a été partiellement et temporairement atténuée par la croissance économique. Mais désormais la croissance ralentit sévèrement, reflétant la crise mondiale du capitalisme. Le FMI a réduit ses prévisions de croissance pour la Russie en 2013 à + 1,5 %, contre 5 % à 8 % avant la crise économique. La Russie se dirige vers une explosion sociale, peut-être à court terme.
Lénine disait que la première condition pour que se produise une révolution est que la classe dirigeante soit en crise et incapable de continuer à diriger comme avant. Un vent de pessimisme souffle sur le pouvoir, confinant par moment à la panique. L’objectif principal de Poutine est de construire un Etat policier solide avant que la crise n’éclate.
La seconde condition évoquée par Lénine est une fermentation dans les couches intermédiaires de la société ; elles hésitent entre révolution et contre-révolution. Les manifestations massives – et essentiellement petite-bourgeoises – contre la fraude électorale indiquent que ce processus a déjà commencé.
La troisième condition stipule que les travailleurs doivent être prêts à lutter et à faire des sacrifices pour changer la société. Cette condition n’est pas encore mûre en Russie. Mais la crise économique et la désillusion croissante envers Poutine montrent que ce n’est qu’une question de temps avant que la Russie ne connaisse des explosions sociales similaires à celle qui se sont déroulées en Turquie et au Brésil.
Le problème qui se pose est celui de la direction. Du fait de la complète incapacité du parti soi-disant communiste à offrir une alternative aux masses, la contestation a été menée par des libéraux bourgeois et des démocrates petits-bourgeois. Mais ce mouvement n’est que le symptôme d’un trouble croissant, qui devra tôt ou tard s’exprimer par une explosion sociale. Quand il le faudra, la classe ouvrière russe saura redécouvrir dans l’action les vraies traditions de la Révolution d’Octobre et du bolchevisme.
L’Inde et le Pakistan
La bourgeoisie indienne avait des illusions de grandeurs. Le Premier ministre Monamhan Singh expliquait que la « vitesse de croisière » de l’économie indienne était de 8 à 9 %. Mais aujourd’hui, elle est à peu près à la moitié de ça. L’investissement privé s’est raréfié. L’inflation est à plus de 10 % et continue de croître. La roupie a perdu 13 % de sa valeur en trois mois dans le courant de 2013. Le journal The Economist du 24 août 2013 avertissait : « les hommes d’affaires qui applaudissaient la transformation de l’Inde en superpuissance craignent maintenant des troubles sociaux ».
Cette prédiction est déjà devenue réalité. La fermentation dans la société indienne s’est reflétée dans une série de mouvements de masses sur différentes questions. Un mouvement anti-corruption a ouvert la marche, suivi de manifestations de masse contre le viol et les violences contre les femmes. Les deux mouvements étaient d’un caractère largement petit-bourgeois, mais révélaient un courant souterrain de mécontentement contre les fondations conservatrices et nationalistes hindous de l’État indien.
Ces manifestations étaient comme l’écume des vagues d’un océan ; elles étaient des symptômes de courants bien plus profonds et puissants, sous la surface. Le mécontentement des masses, qui n’ont pas bénéficié de la croissance de l’économie indienne, se transforme en colère. Cela s’est manifesté dans une série d’insurrections paysannes, mais surtout lors de la grève générale de deux jours, en février 2013.
De l’autre côté d’une frontière artificielle, le Pakistan a été réduit à un degré de misère jamais vu depuis l’indépendance : effondrement de l’économie, attaques terroristes, attentats suicides, coupures d’énergie, hausse des prix, suicides de familles appauvries, trafic d’enfants et d’organes humains, torture et meurtres de femmes. Tout cela nous rappelle la phrase de Lénine : « Le capitalisme est une horreur sans fin ».
Les espoirs des masses en une amélioration de leur situation sous un gouvernement du PPP ont été cruellement trahis. Désormais, le gouvernement de droite de la Ligue musulmane mène de nouvelles attaques. Ils pillent l’État en privatisant des entreprises publiques comme Pakistan International Airlines, les services postaux et ferroviaires, la WAPDA (Autorité du Développement de l’Eau et de l’Énergie) et d’autres sociétés publiques.
Cela engendrera encore plus de licenciements, de chômage, de pauvreté – et une dislocation accrue de l’économie. La misère du peuple est aggravée par le monstrueux sectarisme religieux, les massacres communautaires, la guerre par procuration menée au Baloutchistan, les attaques de drones à Pukhtoonhua, etc. Les services secrets pakistanais (l’ISI) continuent d’opérer comme un État dans l’État, organisant conflits, meurtres et violences pour servir leurs sombres intrigues. Pour distraire l’attention de la souffrance terrible des masses, la classe dirigeante dégénérée du Pakistan joue avec le feu dans des conflits avec l’Afghanistan et l’Inde. La question du Cachemire continue d’empoisonner les relations entre les deux pays.
Il n’y a pas d’issue sur la base du capitalisme. Ni la Ligue musulmane, ni le PPP, ni une dictature militaire ne peuvent réussir. Seule la révolution socialiste peut montrer une issue hors de l’enfer dans lequel vivent des millions de personnes au Pakistan, en Inde, au Bangladesh, au Népal et au Sri Lanka. Les conditions de vie deviennent intolérables. Les conditions objectives d’une éruption comparable à la révolution de 1968-69 sont en train de mûrir. Cette-ci avait échoué faute de direction. Mais les forces croissantes de la TMI au Pakistan, dans les conditions les plus difficiles, offrent l’espoir d’une victoire prochaine. Nous devons redoubler d’efforts pour accroître et affermir les forces du marxisme au Pakistan, pour assurer cette victoire.
Afghanistan
Après treize ans de combats sanglants, les impérialistes luttent pour s’extraire du bourbier afghan. Lorsque la coalition militaire dirigée par les Etats-Unis envahissait l’Afghanistan, nous prédisions que ses succès initiaux ne dureraient pas. Nous écrivions alors :
« Le rapide effondrement des défenses des talibans et la facilité avec laquelle l’Alliance du Nord est entrée dans Kaboul ont amené beaucoup de gens à conclure que la guerre est finie et que les talibans sont balayés. C’est une sérieuse erreur d’interprétation de la situation. […]
« Les taliban ont perdu le pouvoir, mais pas leur potentiel militaire. Ils sont habitués aux guérillas dans les montagnes. Ils l’ont déjà fait et peuvent la refaire. Au nord, ils combattaient dans un territoire étranger et hostile. Par contre, ils sont chez eux dans les villages et les montagnes des zones pachtounes. Une guérilla pourrait durer pendant des années. La première partie de la campagne militaire des alliés était facile ; la seconde le sera moins. Les troupes britanniques et américaines vont devoir aller en territoires pachtounes, pour des missions de recherche et destruction, où ils seront des cibles faciles pour la guérilla. Des pertes seront inévitables. A un certain stade, cela aura un effet sur l’opinion publique en Grande-Bretagne et en Amérique.
« Les Américains espéraient lancer une frappe rapide et chirurgicale contre Ben Laden, au moyen de la seule puissance aérienne. En fait, le conflit devient plus complexe et plus difficile ; la perspective d’une issue est repoussée presque indéfiniment. Il leur faudra maintenir des troupes non seulement en Afghanistan, mais aussi au Pakistan et dans d’autres pays, pour les soutenir. [...]
« C’est une situation bien plus dangereuse que celle dans laquelle se sont trouvés les Américains lors du 11 septembre. Washington est obligé, désormais, de se porter garant du régime instable et ruiné du Pakistan, ainsi que d’autres Etats “amis” de la région, qui sont déstabilisés par ses actions. Si le but de l’opération était de combattre le terrorisme, le résultat sera inverse. Avant ces événements, les impérialistes pouvaient se permettre de maintenir une distance de sécurité relative vis-à-vis des convulsions et des guerres de cette région du monde. Ils y sont désormais complètement empêtrés. Par leurs actions depuis le 11 septembre, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne se sont mis dans un bourbier dont ils auront beaucoup de mal à s’extraire. »
Ces lignes datent du 15 novembre 2001. Treize ans plus tard, il n’y a pas besoin d’en changer un seul mot.
Avec un PIB par habitant de 528 dollars par an en 2010/2011, l’Afghanistan fait partie des dix pays les plus pauvres au monde. En 2008, 36 % de la population vivait sous le seuil de pauvreté ; plus de la moitié est considérée comme vulnérable. A 134 pour 1000, la mortalité infantile est la plus élevée au monde. L’espérance de vie est de 48,1 ans. 75 % de la population est illettrée. Le pays est par ailleurs le premier producteur d’opium.
Les vastes sommes d’argent dépensées dans une guerre inutile auraient été suffisantes pour transformer la vie du peuple. Au lieu de ça, les impérialistes ont dévasté le pays et sont maintenant contraints de le quitter, sans avoir rien réglé. Ils négocient avec les talibans, qui auront inévitablement leur mot à dire sur la composition d’un futur gouvernement à Kaboul. Rien n’a été accompli, à part la déstabilisation de toute la région, à commencer par le Pakistan.
L’Amérique latine
Les économies d’un certain nombre de pays d’Amérique du Sud (dont le Brésil, le Chili, le Pérou, la Bolivie, l’Equateur et la Colombie), qui tiraient profit de leurs exportations de matières premières, de marchandises et de sources d’énergie vers la Chine, souffrent des répercussions du ralentissement de l’économie chinoise. Dans la prochaine période, les conséquences politiques et sociales en seront profondes, comme nous avons déjà pu le voir avec les grands mouvements sociaux contre la hausse des prix des tickets de transport au Brésil.
Après une période d’intensification de la lutte de classe dans toute l’Amérique latine (notamment au Venezuela, en Bolivie et en Equateur), avec le renversement de gouvernements de droite par des soulèvements de masse, l’élection de présidents qui ont pris des mesures contraires aux intérêts impérialistes, des soulèvements régionaux, etc., la vague révolutionnaire sur ce continent semblait marquer une pause. Il y a une sorte d’impasse dans la lutte des classes : aucune des parties n’a été en mesure de remporter une victoire décisive.
Des tentatives de coup d’Etat ont été vaincues par les masses au Venezuela (à plusieurs occasions), en Equateur et en Bolivie. Les forces de la réaction et l’impérialisme n’ont pas été capables d’infliger une défaite décisive à chacun de ces mouvements, à l’exception des coups d’Etat au Paraguay et au Honduras, qui néanmoins n’ont pas mis fin au mouvement révolutionnaire dans ces pays.
En Colombie, le début des négociations de paix entre le gouvernement et les FARC – qui montrent l’incapacité de la guérilla à gagner la guerre – a ouvert la voie au développement de la lutte des classes selon des lignes classiques. Le nouveau président Santos a connu une chute de popularité (de 46 % à 21 % entre juin et août 2013) après une série de grèves dans la production de café, chez les salariés du système judiciaire et les étudiants. Plus récemment, la grève agraire nationale a envoyé le gouvernement dans les cordes. La classe dirigeante colombienne a tenté de « normaliser » ses méthodes de gouvernement (après s’être appuyé sur les paramilitaires sous Uribe). Mais cela s’est retourné contre elle en provoquant une vague de luttes.
Avec le retour au pouvoir du PRI, la classe dirigeante mexicaine a réussi à s’appuyer sur un gouvernement relativement fort, ce qui lui a permis de mener à bien les mesures prévues depuis des années. Même avant que Peña Nieto prête serment, ils avaient déjà approuvé la réforme du travail. Celle-ci a éliminé une série de conquêtes gagnées à l’époque de la révolution mexicaine. Cela faciliter l’exploitation de la classe ouvrière.
Une autre étape clé a été la contre-réforme de l’énergie, qui ouvre la porte aux compagnies multinationales pour investir dans les secteurs de l’énergie et du pétrole. La nationalisation du pétrole par le gouvernement de Lazaro Cardenas, en 1938, signifiait que pendant des décennies le Mexique avait une relative stabilité économique et sociale. C’est terminé. Avant la réforme de l’énergie, la compagnie pétrolière Pemex contribuait au budget de l’Etat à hauteur de 40 %. Désormais, une grande partie de ces ressources seront détournées dans les poches de capitalistes privés. Cela conduira à un déficit budgétaire qui sera combattu par des augmentations d’impôts et des coupes dans les dépenses sociales.
Le déclin du capitalisme mexicain est marqué par l’augmentation du chômage et de la misère, le développement de l’économie informelle et l’aggravation de la décomposition sociale. Ceci est très clairement exprimé dans le développement du trafic de drogue et la guerre qui en résulte – et frappe les masses de plein fouet. Les contre-réformes du gouvernement marquent un tournant. Elles vont conduire à une aggravation des conditions de vie du peuple mexicain, dans les années à venir.
Les directions des syndicats et de Morena, avec leur vision électorale réformiste, ont agi comme un frein qui a empêché une riposte unie fondée sur les méthodes de l’action révolutionnaire de masse. Cependant, il y a une ambiance de colère grandissante. Cela s’est traduit par la formation de Morena, par des luttes syndicales militantes – comme celles des enseignants et des travailleurs de l’électricité –, par l’entrée dans le mouvement d’une nouvelle génération de jeunes radicalisés et par le développement de nombreux groupes d’auto-défense et de polices communautaires.
Dans l’Etat de Guerrero, il y a eu des mobilisations de masse armées, et dans le Michoacan, des municipalités sont dans un état de guerre civile. Bien que ce processus soit plein de contradictions, ce sont les symptômes de l’énorme pression que le capitalisme mexicain en décomposition exerce sur les masses – qui commencent à tirer des conclusions révolutionnaires. Le gouvernement de Peña Nieto va poursuivre sa politique d’attaques et de contre-réformes, qui préparent une vaste riposte des travailleurs.
Toutefois, en raison de l’absence du facteur subjectif – une direction révolutionnaire claire –, les masses d’Amérique latine n’ont pas pu prendre le pouvoir entre leurs mains et renverser le capitalisme. Cela a conduit à une impasse et à un équilibre temporaire et instable entre les classes, une situation qui a perduré grâce au boom économique. La récession mondiale qui a commencé en 2007-2008 a seulement partiellement affecté l’Amérique du Sud, qui a rebondi grâce à ses exportations en Chine, affamée de ressources et matières premières. Mais cela touche maintenant à sa fin. On peut le voir de façon très frappante à travers les événements au Brésil.
Le Brésil
Au cours de la dernière période (jusqu’en 2011), le Brésil a bénéficié de taux de croissance élevés, principalement en raison de ses exportations vers la Chine. Cela a permis aux capitalistes de concéder augmentations de salaires pour faire face à des pénuries de main-d’œuvre ou des grèves. Les salaires en reals ont augmenté en moyenne de 3,5 % entre 2002 et 2013. Mais l’augmentation en dollars a été encore plus élevée (le real était surévalué). 95 % des négociations salariales ont donné lieu à des augmentations plus élevées que l’inflation.
Mais tout ceci est terminé. Le fort ralentissement de l’économie en 2011 (+2,7 %) et 2012 (+0,9 %) a soudainement fait surgir une frustration généralisée, qui a culminé dans le mouvement de masse de juin 2013. Les niveaux relativement faibles de l’investissement par les capitalistes signifient que la hausse des salaires n’a pas été compensée par une augmentation de la productivité. Depuis 2003, le coût du travail au Brésil a doublé ; en dollars, il a même triplé.
Les faibles niveaux d’investissement ont entraîné une forte baisse de la productivité par rapport aux autres grandes économies. Le boom des exportations vers la Chine a masqué pendant un temps la position catastrophique du Brésil. Dans un dossier consacré au Brésil, en septembre dernier, The Economist souligne que ce pays se dirige vers une période de crise et d’intensification de la lutte des classes. L’inflation, qui approche les 6 %, fait baisser le niveau de vie des masses et stimule les revendications économiques de la classe ouvrière. Ce fait explique la volonté d’une partie de la bourgeoisie brésilienne de se débarrasser du PT. Ils ne font pas confiance au PT pour mener les attaques nécessaires. Une autre partie de la bourgeoisie est terrifiée à l’idée d’affronter une amplification de lutte des classes sans l’aide des dirigeants réformistes du PT.
Le mouvement contre l’augmentation du prix des transports en commun, qui s’est propagé rapidement à l’ensemble du pays, reflétait le mécontentement général qui s’était accumulé dans la société. Il représente l’arrivée au Brésil de la vague révolutionnaire des pays arabes et de l’Europe du Sud. Bien que le mouvement fût sans direction et comprenait inévitablement de nombreux éléments confus, il a représenté un tournant important. Il a été suivi par une série de journées d’action nationales du mouvement syndical et par une grande mobilisation autour de la grève des enseignants. Dilma Roussef ne bénéficiera certainement pas de la longue période d’expansion économique qui avait garanti la stabilité du gouvernement de Lula. Cela va créer des conditions exceptionnelles pour les marxistes brésiliens, dans la prochaine période.
Le Venezuela
Au Venezuela, la courte victoire de Maduro aux élections présidentielles d’avril 2013, après la mort de Chavez, fut un sérieux avertissement pour le mouvement bolivarien. Toutefois, la tentative de l’oligarchie d’utiliser le résultat serré pour renverser Maduro s’est retournée contre elle. Une fois de plus, les masses sont sorties dans les rues et ont balayé les provocations de la droite par une mobilisation révolutionnaire.
Désormais, le facteur clé est l’érosion de la base sociale de soutien à la révolution, du fait de la détérioration générale de l’économie. Celle-ci découle de la tentative du gouvernement de réguler l’économie capitaliste, du sabotage délibéré de la classe dirigeante et de la grève d’investissement de la part des capitalistes. La rareté des produits de base se combine à une inflation galopante qui atteint désormais 50 %. Cette situation ne peut pas durer très longtemps. Soit la révolution prend des mesures décisives contre le système capitaliste, soit le chaos économique créera les conditions d’un retour au pouvoir de la bourgeoisie, qui tentera d’écraser la révolution.
Après son élection, le gouvernement Maduro a attaqué l’opposition sur le terrain politique, tout en cherchant un accord avec les capitalistes sur le terrain économique. Des concessions ont été proposées au secteur privé en matière d’accès aux devises fortes et de la libéralisation du contrôle des prix. L’idée de créer des « zones économiques spéciales », comme la Chine, a été avancée. C’était une politique utopique, qui ne pouvait résoudre quoi que ce soit. Toute concession faite à la classe dirigeante ne fera que saper la base sociale de la révolution, sans résoudre un seul des problèmes économiques fondamentaux.
Lors de la campagne des municipales de décembre 2013, le gouvernement a changé de cap, portant des coups aux capitalistes. Cela ne sortait pas de la logique de réguler le capitalisme, mais ces attaques ont été très populaires auprès de la classe ouvrière. Elles ont permis de raviver l’enthousiasme révolutionnaire de la base. Ce sont les mesures contre la spéculation et les prix trop élevés qui ont garanti la victoire aux élections municipales.
Même si l’oligarchie réussissait à revenir au pouvoir, ce ne serait pas pour autant la fin de la révolution. Cela pourrait avoir comme effet salutaire de radicaliser le mouvement bolivarien, comme lors les « deux années noires » de la révolution espagnole (à partir d’octobre 1934), qui ne furent que le prélude d’une bataille décisive entre les classes. Aucun dirigeant du mouvement bolivarien n’a l’autorité de Chavez. Par conséquent, les masses critiquent beaucoup plus ouvertement et sévèrement la direction, les bureaucrates et les réformistes.
La tâche principale reste la construction d’une direction révolutionnaire ayant des racines dans l’avant-garde de la classe ouvrière, d’une direction capable d’orienter l’extraordinaire énergie révolutionnaire des masses vers la conquête du pouvoir et l’abolition du capitalisme.
Les relations internationales
Lénine a parlé une fois de « matériaux combustibles dans la politique mondiale ». Il y a quantité de ces matériaux combustibles, aujourd’hui. Les actions agressives des puissances impérialistes peuvent donner lieu à une opposition interne et agir comme un facteur supplémentaire de radicalisation. L’humeur révolutionnaire peut découler non seulement de facteurs économiques, mais aussi de guerres, d’actes terroristes, de catastrophes naturelles ou d’événements sur la scène mondiale. Nous l’avons déjà vu par le passé avec la guerre du Vietnam ; la même chose peut se reproduire.
Les révélations de Wikileaks et de Snowden ont dévoilé les véritables motivations, opinions et intérêts de l’impérialisme américain, faisant tomber le masque de la diplomatie pour révéler l’horrible visage de l’égoïsme et du cynisme. Cela a également révélé l’incapacité des Etats-Unis à protéger les secrets des autres régimes. L’espionnage de ses propres alliés par les Etats-Unis est désormais public. La véritable nature de la diplomatie bourgeoise est enfin révélée à l’opinion publique mondiale. Ces révélations ont rendu un service important à la classe ouvrière internationale.
La chute de l’URSS, il y a 20 ans, a conduit à un changement majeur dans les relations internationales. Les Etats-Unis sont devenus la seule superpuissance mondiale. Or, du pouvoir colossal découle une colossale arrogance, comme l’a montré la « Doctrine de Bush ». L’impérialisme américain proclama son droit d’intervenir dans n’importe quel pays, de destituer des gouvernements et de dicter sa volonté partout. Mais vingt ans plus tard, cette folie des grandeurs a du plomb dans l’aile.
L’émergence de la Chine comme puissance économique et militaire a fondamentalement modifié le rapport de forces en Asie et dans le Pacifique. L’élite dirigeante chinoise a l’ambition d’affirmer son rôle politique et militaire, conformément à l’accroissement de son pouvoir économique. En conséquence, elle entre de plus en plus en conflit avec d’autres pays de cette région importante, à commencer par le Japon. Le conflit entre la Chine et le Japon sur certaines îles en est une manifestation. Washington observe ce phénomène avec une inquiétude grandissante. L’impérialisme américain a toujours considéré le Pacifique comme un élément central dans sa stratégie globale. L’émergence de la Chine présente donc une menace directe contre ses intérêts, ce qui peut conduire à l’avenir à de sérieux conflits.
La Russie joue un rôle plus indépendant dans les relations internationales que par le passé. Après avoir subi une humiliation en Yougoslavie et en Irak (deux anciennes zones d’influence russes), la Russie n’est plus disposée à accepter les prétentions de l’impérialisme américain à l’échelle mondiale. On a pu le voir lors de son intervention en Géorgie, que les Etats-Unis tentaient de l’attirer dans leur orbite. La Russie a utilisé sa puissance militaire, en 2008, pour faire plier la Géorgie et l’empêcher de rejoindre l’OTAN. En Syrie, Moscou a tracé une autre ligne rouge que les Américains n’ont pas osé franchir.
Néanmoins, ce n’est pas grâce à la force de la Russie que les Etats-Unis reculent, mais surtout à cause de la paralysie et de relative faiblesse de l’impérialisme américain. Au cours des 10 dernières années, les impérialistes américains se sont comportés comme un éléphant dans un magasin de porcelaine. En conséquence, ils n’ont presque plus d’alliés fiables. L’invasion de l’Irak a été un désastre. L’intention de Bush était de montrer la puissance de l’Amérique. Mais cette aventure a mal tourné, déstabilisant encore plus la région, qui était déjà très instable. En détruisant l’armée irakienne, il a semé le chaos et a renforcé le pouvoir à l’Iran dans la région.
Tout cela a provoqué un changement radical dans l’opinion publique aux Etats-Unis. Après les échecs manifestes en Irak et en Afghanistan, le peuple américain est fatigué par les aventures militaires à l’étranger. Une ambiance rappelant l’ancien isolationnisme américain commence à refaire surface au Congrès et dans la population. En conséquence, Obama n’a pas pu donner suite à son intention déclarée de bombarder la Syrie. Dans un discours pathétique où il se contredisait à chaque phrase, il a dit que les Etats-Unis ne pouvaient plus faire ce qu’ils voulaient dans le monde.
Le Moyen-Orient est désormais archi-instable. La politique grossière et à courte vue de l’impérialisme américain a exacerbé le phénomène. Le développement de l’influence iranienne dans la région a dérouté l’Arabie Saoudite. Riyad a dû se résigner à l’idée que Téhéran a maintenant une influence prépondérante sur de grandes parties de l’Irak. Le chaos en Irak a donné lieu à un conflit sanglant entre sunnites et chiites (attentats et massacres terroristes quotidiens). En Arabie Saoudite, la famille royale craint que le pouvoir leur échappe. Ces craintes ont été renforcées par le soulèvement de masse au Bahreïn en 2011.
Au Moyen-Orient, nous voyons les limites de la puissance américaine. L’impuissance manifeste de l’impérialisme américain a permis à ses alliés du Moyen-Orient de suivre d’abord leurs propres intérêts, dans une mesure beaucoup plus importante que par le passé. Dans plusieurs cas, cela a conduit à un conflit d’intérêts et à une attitude ouvertement défiante envers les Etats-Unis. On l’a vu avec la promesse des Saoudiens de compenser n’importe quelle baisse de l’aide financière américaine à l’armée égyptienne. Les Saoudiens ont été contrariés par la chute de Moubarak en Egypte, qui était un allié fiable. Washington a offensé les forces armées égyptiennes en réduisant l’aide militaire, après le renversement de Morsi.
La clique dirigeante qatarie a versé 8 milliards de dollars à l’Egypte. Elle a été le principal bailleur de fonds du gouvernement Morsi dans le Golfe. Ils pariaient que le vide laissé par les autocraties arabes serait comblé par les islamistes, et ils espéraient les exploiter afin de renforcer la position du Qatar dans la région.
Le Qatar s’est brûlé les doigts en Libye, puis en Syrie, et a également perdu des milliards de dollars en Egypte. Cet argent devait servir à prendre un avantage politique, mais ils ont parié sur le mauvais cheval. Les Emirats Arabes Unis et les Saoudiens interviendront pour garder l’économie égyptienne à flot. Tout cela ressemble aux guerres entre « familles » mafieuses rivales. Et c’est bien ce que sont toutes ces familles royales : des mafieux du pétrole.
La Syrie
Ce qui avait commencé comme un soulèvement populaire contre le régime baasiste, en Syrie, a dégénéré en une guerre civile sectaire. Les cliques dirigeantes saoudienne et qatarie sont intervenues pour écraser les éléments révolutionnaires et détourner la lutte sur la voie du sectarisme religieux.
Washington voulait se baser sur les éléments bourgeois « démocratiques » de la soi-disant Armée Syrienne Libre (ASL), mais son plan a été complètement déjoué par les Saoudiens et les Qataris, qui ont armé et apporté leur soutien aux milices djihadistes. Cependant, les Saoudiens et les Qataris soutiennent des tendances différentes parmi les milices syriennes. Les Saoudiens penchent en faveur des éléments salafistes pour tenter de saper la prédominance, sur le terrain, de Jabhat al-Nusra et d’Al-Qaïda.
Basée en Turquie, la Coalition Nationale (CN) a été fondée en novembre 2012 et est reconnue par plus d’une centaine de pays comme la représentation « légitime » de l’opposition syrienne. Les Etats-Unis et l’UE voudraient s’appuyer sur les éléments bourgeois « modérés » de l’opposition. Mais ils font face à un problème insurmontable. La CN a été publiquement rejetée par 11 milices islamistes – dont certaines font officiellement partie de l’ASL. Ces milices ont déclaré qu’elles refusaient de reconnaître la CN.
Il est bien connu que la plupart des combats sont menés par des milices djihadistes et qu’elles ne sont pas prêtes à se soumettre à la CN. En conséquence, il y a une violente hostilité entre les différents groupes de l’opposition, qui se fractionne. Tirant profit de la faiblesse du pouvoir central, les Kurdes sont aujourd’hui virtuellement indépendants au Nord-Est, ce qui signifie qu’il existe désormais deux Etats kurdes plus ou moins indépendants dans la région. Cela rajoute à l’instabilité de la région et encourage les aspirations séparatistes des Kurdes en Turquie et en Iran.
Les éléments réactionnaires islamistes ont désormais le contrôle total de la rébellion armée. Il y a un conflit ouvert entre les djihadistes et l’ASL – et entre les djihadistes et les Kurdes. De plus, un certain nombre de milices se battant aux côtés du gouvernement échappent au contrôle d’Assad. La Syrie prend la même direction catastrophique que l’Irak ou l’Afghanistan, avec des chefs qui s’emparent localement du pouvoir. Le pays se désintègre sous nos yeux. En Syrie, désormais, les deux côtés sont contre-révolutionnaires.
Les deux camps se sont affrontés jusqu’à parvenir à une impasse. Mais l’intervention du Hezbollah et des Iraniens, en été 2013, a changé le rapport de forces en faveur du gouvernement. Les Américains cherchaient une excuse pour intervenir en Syrie pour corriger la situation. Mais la faiblesse de l’impérialisme américain s’est illustrée lorsqu’Obama n’a pas été en mesure d’obtenir un vote du Congrès pour bombarder la Syrie. Par conséquent, ses plans ont été complètement déjoués par les Russes, qui ont pris l’initiative diplomatique en s’appuyant sur une remarque à l’improviste de John Kerry, selon laquelle la Syrie pouvait éviter une attaque à condition de renoncer à ses armes chimiques.
La question des armes chimiques illustre l’écœurante hypocrisie des impérialistes. Les Etats-Unis détiennent les stocks d’armes chimiques les plus importants au monde. Ils y ont eu ont largement recours au Vietnam (« agent orange » et napalm). Plus récemment, ils ont utilisé des bombes au phosphore blanc lors du bombardement de Falloujah, avec des conséquences terribles pour la population. Pendant la guerre entre l’Iran et l’Irak, ils n’avaient aucune objection à ce que Saddam Hussein utilise des armes chimiques contre les soldats iraniens.
Il est évident que la question des armes chimiques a été conçue comme un prétexte pour attaquer la Syrie. Les forces gouvernementales, aidées par l’Iran et le Hezbollah, infligeaient de lourdes défaites aux rebelles. L’intention de Washington était d’aider les rebelles en frappant les forces armées syriennes. Le but n’était pas de permettre aux rebelles de remporter la victoire, mais de restaurer un certain équilibre entre les deux camps, afin d’ouvrir un espace pour des manœuvres diplomatiques. Les intérêts du peuple syrien – et les considérations humanitaires – étaient bien loin des préoccupations des impérialistes.
Cette manœuvre a été empêchée par l’offre du régime syrien (soufflée par Moscou) de remettre l’intégralité de son arsenal chimique. Cela n’avait aucune conséquence concrète sur les capacités militaires du régime syrien, qui utilisait des armes classiques très efficaces. Après avoir ainsi neutralisé les Américains sur la question des armes chimiques, Assad a lancé une offensive majeure contre les rebelles, leur infligeant de lourdes pertes. Cependant, il est difficile de dire si l’un des deux camps a assez de force pour remporter une victoire militaire décisive.
Les Russes et les Américains manœuvrent avec les puissances en place, dans la région, afin d’organiser une sorte de « conférence de paix » à Genève. Mais même si cette conférence parvient à se tenir, ce qui en ressortira ne servira certainement pas les intérêts du peuple syrien. Les Saoudiens et les Qataris soutiennent les forces de la réaction djihadiste. Les Américains veulent contrôler la région et faire obstacle à l’influence iranienne croissante. Les Russes veulent conserver leur mainmise sur la Syrie, leur allié traditionnel. Jusqu’à présent, les Russes ont soutenu Assad, mais ils seraient disposés à le sacrifier, à condition que leurs intérêts en Syrie soient protégés. Après la débâcle en Irak, les Américains et les Russes – et leurs alliés européens « démocratiques » – sont d’accord sur un point : l’Etat syrien doit être maintenu, dans l’intérêt de « la loi » et de « l’ordre ».
L’impasse militaire est l’occasion, pour les puissances extérieures, d’intensifier leur recherche d’une « solution négociée ». Le dégel partiel des relations entre Washington et Téhéran pourrait ouvrir la voie à la participation de l’Iran à la conférence de paix de Genève. Damas et Téhéran ont accueilli cette perspective avec jubilation, mais cela a rendu furieux Israël et l’Arabie Saoudite.
Ce que le peuple syrien pense de tout ça n’est pas connu. On ne l’a pas invité à Genève, et aucune puissance impliquée ne s’intéresse à son opinion. La seule issue dans ce bourbier en Syrie est la victoire de la révolution socialiste dans un pays clé de la région, ce qui modifierait radicalement l’équilibre des forces entre les classes. Le futur de la Syrie dépend désormais des événements se déroulant au-delà de ses frontières, c’est-à-dire des développements révolutionnaires en Turquie, en Iran et surtout en Egypte.
La révolution égyptienne
La magnifique révolution arabe, qui n’est pas encore terminée, a déchainé le pouvoir des millions de personnes, ce que la presse bourgeoise appelle « la rue arabe ». Ce fut un tournant de l’histoire mondiale. Les événements au Moyen-Orient auront de profonds effets tant sur le plan économique que politique. L’Egypte est un pays clé dans le monde arabe. Ce qui s’y passe a toujours des répercussions dans le monde arabe et dans toute la région. Avec le soulèvement de masse qui a renversé Morsi et les Frères Musulmans, la révolution est entrée dans une nouvelle étape.
Le mouvement révolutionnaire des masses qui a renversé Morsi a fait sortir 17 millions de personnes dans les rues d’Egypte. Il n’y a aucun précédent historique d’un mouvement d’une telle ampleur. Le pouvoir était entre les mains des masses en juin 2013, mais elles n’en avaient pas conscience et personne n’était là pour le leur expliquer. Le problème central est simple : les masses étaient assez puissantes pour renverser le gouvernement, mais insuffisamment organisées et conscientes pour prendre le pouvoir, qu’elles avaient déjà entre leurs mains. En conséquence, elles ont manqué cette opportunité et les généraux de l’armée ont pu intervenir pour combler le vide.
Les agissements de l’armée furent à peu près analogues à ceux de Napoléon lors des événements du 5 octobre 1795, quand il dispersa les foules royalistes dans les rues de Paris avec une « volée de mitraille ». Ensuite, comme aujourd’hui, les réactionnaires ont organisé un mouvement dans les rues, qui, s’ils avaient réussi, aurait signifié la victoire de la contre-révolution. En Egypte, les masses ont montré leur soutien enthousiaste à la répression des Frères Musulmans, qu’elles considèrent à juste titre comme les forces de la réaction. Mais cette analogie historique a ses limites. Napoléon a réussi uniquement parce que les masses se sont épuisées. En Egypte, au contraire, la révolution a toujours des réserves considérables, qui s’affirment à chaque étape décisive.
La force de la révolution s’est vue à la faiblesse des Frères Musulmans, qui furent incapables d’organiser une riposte efficace à la défaite de Morsi. Ils n’ont organisé de grandes manifestations qu’au Caire et à Alexandrie ; et seulement dans les quartiers des classes moyennes et des plus riches. Partout ailleurs, ils ont rencontré l’opposition acharnée des masses révolutionnaires, qui les ont refoulés dans un quartier après l’autre. Finalement, ils ont été facilement dispersés et écrasés par l’armée.
En l’absence d’un véritable parti révolutionnaire marxiste, les chefs de l’armée ont pu manœuvrer, de façon bonapartiste, en s’appuyant d’abord sur les masses pour porter des coups aux Frères Musulmans, puis, le lendemain, en arrêtant les dirigeants syndicaux pour briser les grèves.
La révolution est une grande école pour les masses, qui ne peuvent apprendre que par l’expérience. La deuxième révolution s’est déroulée à un niveau bien plus élevé que la première. Les mots d’ordre naïfs tels que « Nous sommes tous Egyptiens » avaient disparu ; à la place, il y avait une volonté révolutionnaire ferme et intransigeante. En très peu de temps, la révolution a réalisé ce qui avait pris 18 jours en 2011. Mais le transfert pouvoir au Conseil Suprême des Forces Armées (CSFA) signifiait rendre le pouvoir à la même vieille classe dirigeante, quoiqu’une fraction différente de celle représentée par Morsi. Cela signifie que les masses devront passer par une autre dure leçon.
Al-Sisi est un contre-révolutionnaire, tout comme l’était le bonapartiste Kerensky, en Russie, après la révolution de février. Mais il est plus intelligent que Morsi. La nature contre-révolutionnaire de Morsi était évidente, mais le rôle d’Al-Sisi n’est pas encore clair aux yeux des masses, qui le voient comme leur allié. Elles considèrent la répression des Frères Musulmans par l’armée comme un acte révolutionnaire. C’est pourquoi elles étaient disposées à donner du temps à Al-Sisi. Mais la patience des masses ne durera pas éternellement. Le gouvernement Biblawi, nommé par Al-Sisi, est déjà très impopulaire.
Après les élections parlementaires et présidentielles, la critique du gouvernement va s’accroître et les contradictions entre la révolution et les nouveaux dirigeants deviendront toujours plus évidentes. Ce qu’il faut retenir, c’est que la crise économique a causé un chômage de masse et une pauvreté colossale. Les problèmes de l’inflation et du chômage n’ont toujours pas été résolus. Si Al-Sisi se présente aux prochaines élections, il pourrait être élu avec une grande majorité de voix. Mais une fois au pouvoir, il sera chargé de donner aux travailleurs, aux paysans et aux chômeurs ce qu’ils attendent : un travail, du pain et un toit. Mais sur la base du capitalisme, c’est impossible. Cela préparera le terrain à une nouvelle et orageuse période de soulèvements révolutionnaires.
De nouvelles couches de la population entrent dans la lutte en permanence. Les éléments les plus anciens et fatigués – y compris parfois ceux qui ont joué un rôle important dans les premières étapes – auront tendance à abandonner la lutte, déçus et désorientés par les événements qu’ils n’ont pas vu venir et qu’ils ne comprennent pas. Ils se plaignent constamment du soi-disant « faible niveau » des masses. Mais ce sont eux qui commettent le crime le plus grave, en confondant la révolution et la contre-révolution.
Les égarés « de gauche » qui font écho à la propagande de la bourgeoisie et des impérialistes en qualifiant de « coup d’Etat » le magnifique mouvement de masse qui a renversé Morsi, n’ont rien compris. Le mouvement de juin dernier était la deuxième révolution égyptienne. Les masses, qui ont renversé le régime détesté des réactionnaires Frères Musulmans, ont pris conscience de leur propre puissance collective, ce qui servira de base à une nouvelle offensive révolutionnaire, dans la période à venir. Nous devons tourner le dos aux anciens éléments démoralisés et nous orienter vers la jeunesse, vers la nouvelle génération de combattants qui représente l’avenir révolutionnaire.
L’Iran
L’élection de Rouhani marquait le début d’un changement dans la situation iranienne. Les élections étaient un signe clair que le régime ne pouvait plus continuer sur sa précédente lancée. Les mouvements de masse de 2009 ont été réprimés violemment. Puis le régime a renforcé la pression intérieure et supprimé des droits démocratiques. La crise du régime s’est reflétée dans le conflit ouvert entre Ahmadinejad et Khamenei. L’économie était dans une crise profonde et énormément aggravée par les sanctions imposées par les Etats-Unis et l’UE. Le chômage, qui était déjà élevé, a atteint des records. L’effondrement du Rial a fait croître l’inflation jusqu’à presque 100 %. L’industrie, la production et le commerce étaient pratiquement à l’arrêt.
Des millions de travailleurs étaient confrontés à l’explosion des prix – et à des salaires qui, soit avaient baissé, soit n’étaient pas payés pendant plusieurs mois. Cette situation ne fut pas moins désastreuse pour la classe moyenne. Des familles habituées à une vie relativement stable ont été ruinées du jour au lendemain, leurs épargnes ayant été dévaluées et leurs commerces poussés à la faillite.
Les élections présidentielles étaient supposées avoir été planifiées, sans controverse possible. Mais durant la campagne, les différents candidats, qui avaient été soigneusement sélectionnés, se sont violemment attaqués. La fracture ouverte dans la classe dirigeante à permis aux masses de forcer le passage sur la scène politique.
Les meetings de la campagne d’Hassan Rouhani ont agi comme un point focal de la mobilisation. L’intervention des masses a bouleversé tous les plans de la clique dirigeante. Les Mullahs ont dû changer de cap. Rouhani représente une aile du régime qui favorable à des réformes d’en haut pour prévenir une révolution. En conséquence, le régime fut forcé de prendre quelques mesures limitées pour relâcher la pression, spécialement celle qui pesait sur la jeunesse et les classes moyennes. C’est la raison pour laquelle il y a en ce moment de grandes illusions envers Rouhani. Mais avec l’assouplissement du régime les questions démocratiques, les questions d’ordre économique vont passer au premier plan.
Le régime recherche un accord avec les Américains dans le but d’ouvrir leur marché, mais aussi de gagner quelques concessions, spécialement pour leur faible infrastructure pétrolière. Un tel accord, s’il est conclu, ne changera pas la situation générale des masses. La seule manière, pour la bourgeoisie iranienne, de sortir de sa crise, c’est d’augmenter l’exploitation des travailleurs iraniens. Mais cela ne fera que jeter de l’huile sur le feu. Par ailleurs, tout relâchement de la pression ne fera qu’alimenter l’auto-organisation des travailleurs et des jeunes – et préparera le terrain à de grandes explosions révolutionnaires, à l’avenir.
Cette « ouverture » fournit de nouvelles opportunités pour l’opposition et la gauche. Des journaux d’opposition (et même de gauche) ont commencé à apparaitre. Peu à peu, les forces de l’opposition commencent à ré-émerger. La jeunesse est ouverte aux idées socialistes et révolutionnaires. Il est vrai qu’il y a des illusions à l’égard de Rouhani, mais celles-ci ne survivront pas longtemps à l’expérience. Les masses devront passer par l’école de la démocratie bourgeoise afin de tirer les conclusions nécessaires – et ils les tireront.
L’inégalité et la concentration du capital
La prévision de Marx selon laquelle le développement du capitalisme mènerait inévitablement à la concentration de plus en plus de richesses dans les mains d’un nombre d’individus de plus en plus réduit, s’est complètement vérifiée dans les faits. L’accumulation des richesses en un pôle a pour conséquence l’accumulation réciproque de la pauvreté au pôle opposé, écrivait-il dans le volume 1 du Capital. C’est exactement la situation dans laquelle nous nous trouvons actuellement. Partout, les inégalités sont de plus en plus criantes.
Les sommes en jeu sont immenses. Entre 1993 et 2011, aux Etats-Unis, les revenus moyens ont augmenté de 13,1 % au total, mais les revenus moyens des 99 % les plus pauvres (ce qui correspond à toutes les familles gagnant moins de 370 000 dollars par an) n’ont augmenté que de 5,8 %. Cet écart montre bien les fortunes gagnées par les 1 % restant. La part des revenus du travail dans le PIB, aux Etats-Unis, était de 62 % avant la récession. Elle avoisine à présent les 59 % du PIB. Le revenu moyen par ménage est donc plus bas qu’avant la récession, tandis que les inégalités se creusent.
Le paradoxe est flagrant : alors que le marché boursier des Etats-Unis a augmenté de plus de 50 % depuis la crise, le revenu moyen est en baisse. L’opulence engendre le pouvoir politique : les ploutocrates peuvent acheter des journaux, des chaînes de télévision, des fonds pour leurs campagnes politiques, les partis et les lobbies. Aux Etats-Unis, il faut être multi-millionnaire pour être président – et avoir le soutien de plusieurs milliardaires. La démocratie peut s’acheter et se vendre au plus offrant.
Le mythe de l’ascension sociale est réduit à ce qu’il est : un mensonge cynique. Les parents riches ont des enfants riches. La classe dirigeante est une élite qui s’auto-perpétue, entièrement coupée du reste de la population. L’accès aux études supérieures est de plus en plus cher. Les diplômés se retrouvent endettés (de 25 000 dollars par étudiant, en moyenne), sans aucune garantie de trouver un emploi correspondant à leur diplôme – quand ils en trouvent un. L’échelle des promotions a été balayée. Des centaines de milliers de diplômés d’universités servent des hamburgers chez McDonald’s ou remplissent les rayonnages de supermarchés.
Le rêve américain a tourné au cauchemar. 47 millions d’Américains sont obligés de recourir aux coupons alimentaires (système fédéral d’aide aux plus démunis) pour avoir de quoi manger jusqu’à la fin du mois. La colère croissante face à ces injustices s’est exprimée à travers le slogan du mouvement Occupy aux Etats-Unis : « nous sommes les 99 % ». Les dangers de cette situation sont évidents, pour les stratèges du capital les plus lucides.
Un abîme entre les classes
Les masses sont prêtes à faire des sacrifices à condition que ce soit pour une cause juste et que ces sacrifices soient les mêmes pour tous. Mais personne n’est prêt à en faire pour sauver les banquiers, alors que ce sont toujours les mêmes qui payent les pots cassés. Les banquiers se encaissent de l’argent généreusement versé par le contribuable (ou plutôt par le gouvernement, puisque personne ne demande son avis au contribuable), s’attribuant au passage d’énormes bonus.
Au cœur de la crise, les riches s’enrichissent tandis que les pauvres s’appauvrissent. Le Crédit Suisse a publié un rapport sur l’accroissement du nombre de millionnaires (en dollars sur le nombre total des actifs, pour la période mi-2012 à mi-2013).
Espagne : 402,000 (+ 13.2 %)
Etats-Unis : 13,210,000 (+ 14.6 %)
France : 2,210,000 (+ 14.9 %)
Allemagne : 1,730,000 (+ 14.6 %)
Royaume-Uni : 1,520,000 (+ 8.2 %)
Italie : 1,440,000 (+ 9.5 %)
Chine : 1,120,000 (+ 8.7 %)
Canada : 993,000 (+ 4.7 %)
Un autre rapport du Crédit Suisse montre plusieurs graphiques représentant l’inégale distribution des richesses. Dans celui-ci, on apprend que tout en haut, 32 millions d’individus contrôlent 98,7 milliards de milliards de dollars. Ce qui veut dire que 41 % des richesses du monde sont entre les mains de 0,7 % de la population mondiale adulte. Les individus ayant une fortune personnelle de 100 000 à 1 million de dollars forment 7,7 % de la population mondiale et contrôlent 101,8 milliards de milliards de dollars, soit 42,3 % de la richesse mondiale.
A l’extrême opposé, 3,2 milliards de personnes ne possèdent que 7,3 milliards de milliards de dollars. Ce qui veut dire que les 68,7 % les plus pauvres de la population mondiale adulte ne possèdent que 3 % de la richesse mondiale totale. En d’autres termes, les 0,7 % les plus riches de la population mondiale adulte cumulent à eux seuls quatorze fois plus de richesses que les 68 % les plus pauvres. Ces chiffres confirment les prévisions de Marx sur la concentration du capital :
« L’accumulation de richesse à un pôle a pour conséquence l’accumulation réciproque de pauvreté, de souffrance, d’ignorance, d’abrutissement, de dégradation morale, d’esclavage, au pôle opposé, du côté de la classe qui produit le capital même ». (Le Capital vol.1, chapitre 25)
« Economie concentrée »
Lénine soulignait que la politique est de l’économie concentrée. Pendant toute une période, au moins dans les pays capitalistes avancés, le capitalisme semblait « satisfaire les besoins ». La génération qui a grandi aux Etats-Unis ou en Europe pendant les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale on put jouir des bénéfices d’une croissance économique sans précédent : plein-emploi, niveaux de vie en hausse, réformes...
C’était la période classique du réformisme en Europe. Les capitalistes pouvaient accorder des réformes sur la base d’une économie en croissance et de profits immenses. Mais il n’en est plus rien aujourd’hui. Le vrai programme de la bourgeoisie est d’abolir l’Etat-providence dans son ensemble et de forcer les chômeurs à travailler pour n’importe quel salaire. C’est un retour aux temps de Marx et de Dickens. Seul le pouvoir organisé des travailleurs les empêche de mettre entièrement en œuvre cette contre-révolution sociale.
La perspective est celle d’années de privations, d’austérité et de baisse des niveaux de vie. C’est la recette idéale pour stimuler la lutte des classes. La bourgeoisie demande des budgets équilibrés, la liquidation de la dette, la réduction des dépenses « gâchées » dans le social (c’est-à-dire l’argent mis dans les écoles, les hôpitaux et les maisons de retraites, mais les banques ne sont pas concernées, bien sûr). En vrais sophistes, ils expliquent que si de telles mesures mèneront « à court terme » à de significatives contractions de l’économie et à une baisse des niveaux de vie (pour certains), sur le « long terme » elles poseront comme par magie les fondations d’une « reprise durable ». A quoi le vieux Keynes aurait répondu : « à long terme, nous sommes tous morts ».
La situation est tellement précaire que n’importe quoi pourrait déclencher une crise majeure : c’est vrai pour l’économie (le shutdown aux Etats-Unis et la question de la dette en Europe en sont des exemples), mais aussi pour la société dans son ensemble. La lutte des classes peut aussi éclater à propos de tel ou tel événement (voir les pompiers belges).
La question est posée pour la bourgeoise : comment gouverner dans une telle situation de crise ? Dans beaucoup de pays en Europe, l’impasse politique se manifeste par des coalitions instables et des Parlements bloqués. Les institutions de la démocratie parlementaire bourgeoise sont poussées à leurs limites.
La montée de l’abstention est un phénomène indiquant une désaffection croissante envers tous les partis existants. Ce n’est pas très surprenant, au vu du comportement des dirigeants des partis ouvriers. Même quand ils sont dans l’opposition, les sociaux-démocrates continuent de soutenir les politiques de coupes budgétaires et d’austérité. C’est clair dans les cas du Parti Social Démocrate suédois, de Parti Travailliste britannique, du Parti Social-Démocrate allemand, du Parti Socialiste Ouvrier Espagnol et du Pasok en Grèce. C’est cela génère un sentiment de déception et d’apathie.
En Allemagne aussi il y a une hausse de l’abstention. Merkel a gagné les élections, mais elle n’a pas la majorité et a besoin du SPD pour former un gouvernement de « grande coalition ». 40 % des électeurs ne sont pas représentés au parlement. Le vote pour Die Linke est passé de 12 %, son niveau le plus haut, à moins de 9 %. Mais la nature a horreur du vide, et la formation d’une coalition SPD-CDU signifie que Die Linke est la seule opposition réelle – et peut commencer à accumuler du soutien.
En conséquence, on assiste à l’émergence de nouveaux partis : les Verts (Suède), les populistes en Islande et en Italie (Grillo), les « partis pirates » (Suède, Allemagne, Islande) – et la montée de partis d’extrême droite (Grèce, Suède, Norvège, France) et des anti-UE d’UKIP en Grande Bretagne. Tout cela illustre une fermentation dans la société, un profond malaise et une insatisfaction à l’égard de l’ordre politique existant.
En Europe, il y a un discrédit croissant à l’égard des institutions de la démocratie bourgeoise, particulièrement dans les pays qui sont les plus durement touchés par la crise. Le vieux système du bipartisme (droite/social-démocratie) est en crise. Une partie de ce mécontentement est capitalisé par des partis sur la gauche de la social-démocratie, comme en témoigne la montée de Syriza, d’Izquierda Unida et du Front de Gauche français. En Italie, où ce phénomène n’existe pas, le « mouvement 5 étoiles » de Grillo (un mouvement de protestation confus et petit-bourgeois) a temporairement remplis ce vide.
Pourtant, même ces partis ne proposent pas une réelle alternative à la crise du capitalisme et ne grandissent donc pas aussi vite qu’ils le pourraient s’ils exprimaient ne fut-ce que partiellement la colère dans la société. Ne trouvant aucun écho dans les partis réformistes, le mécontentement des masses s’exprime par une augmentation de l’abstention ou des bulletins nuls. En Espagne, en 2008, le PP et le PSOE concentraient 83 % des votes, avec une participation de 75 %. Aujourd’hui, les sondages leur donnent environ 50 %, avec une participation bien plus faible (environ 50 % déclarent qu’ils ne voteront pas, voteront nul ou ne savent pas pour qui ils vont voter – un chiffre record).
Au Portugal, les dernières élections municipales ont montré une situation similaire. L’abstention a augmenté de 550 000 voix ; les bulletins nuls ou blancs ont doublé, soit une augmentation de 170 000 voix. La coalition de droite au pouvoir a perdu 600 000 voix ; le PS social-démocrate dans « l’opposition » en a perdu 270 000. Le Parti Communiste Portugais a gagné aux alentours de 13 000 voix, le Bloc de Gauche en a perdu 45 000.
Les organisations de masse
Le problème central, c’est la direction du mouvement ouvrier. Les dirigeants des partis de gauche et des syndicats vivent dans le passé. Ils n’ont pas compris la nature de la crise actuelle et rêvent de revenir « au bon vieux temps ». Ils sont organiquement incapables de rompre avec la bourgeoisie et de diriger une lutte sérieuse pour défendre les conquêtes sociales du passé, sans parler d’en arracher de nouvelles.
Il y a un gouffre entre la colère brûlante de la classe ouvrière et la passivité de ses dirigeants. De manière générale, les organisations de masse sont à un faible niveau d’activité. En conséquence, aucune pression réelle ne les empêche d’aller encore plus vers la droite. Telle fut la tendance générale au cours de la dernière période. La dégénérescence des directions a atteint des niveaux inédits. Le fait est que les organisations qui ont été créées par la classe ouvrière pour changer la société sont devenues des obstacles sur la voie de la transformation sociale.
Historiquement, le rôle des dirigeants socio-démocrates est de démoraliser les travailleurs et de pousser les classes moyennes dans les bras de la réaction. Ayant depuis longtemps abandonné toute prétention de lutter pour le socialisme, ils s’adressent aux banquiers et aux capitalistes sur un ton « modéré » et « responsable ». Ils s’efforcent de convaincre la classe dirigeante qu’ils peuvent assumer les plus hautes fonctions de l’État. Et pour lui donner des garanties, ils se montrent encore plus zélés que les partis de droite lorsqu’ils arrivent au pouvoir et mènent une politique des contre-réformes (sous prétexte de « réformes », bien sûr).
Les réformistes de gauche, qui en Europe dominaient les partis socialistes dans les années 70, ne sont plus que l’ombre de leur passé. Sans base idéologique et théorique ferme, ils se traînent derrière les dirigeants les plus droitiers du mouvement ouvrier. Ceux-ci sont plus confiants, car ils sentent qu’ils ont le soutien du grand capital. A l’inverse, les réformistes de gauche n’ont confiance ni en eux-mêmes, ni dans la classe ouvrière. Ils ne parviennent même pas à engager une lutte sérieuse sur les salaires, les conditions de vie et les droits syndicaux.
Toute une série de gouvernements de « gauche » ont été éjectés du pouvoir après avoir mené des coupes : en Espagne, en Islande, au Portugal, en Norvège, en Grèce et, avant cela, en Italie. D’autres vont probablement perdre le pouvoir aux prochaines élections : au Danemark, en Irlande et en France. Le Parti Travailliste irlandais bénéficiait de bons sondages avant d’entrer dans un gouvernement de coalition bourgeois menant une politique d’austérité. En conséquence, il est passé de 24 à 4 % de soutien dans l’opinion.
En Grèce, le Pasok avait une base de masse (près de 50 % des voix), avant d’engager les premiers plans de rigueur dictés par l’UE. Il l’a pratiquement perdue. Au gouvernement du Pasok a succédé le gouvernement « d’union nationale » de Papademos ; puis le Pasok a rejoint la coalition avec Samaras (droite). Mais le facteur le plus important fut l’ascension de Syriza, qui est passé de 4 ou 5 %, en moyenne, à 30 %.
Ceci dit, à un certain stade, les organisations de masse – et même les plus dégénérées – refléteront inévitablement la pression des masses. Dans la période à venir, il y aura de violentes oscillations de l’opinion publique vers la gauche et vers la droite. On doit s’y préparer et en expliquer la signification. Cherchant une issue à la crise, les travailleurs vont tester – et rejeter – un parti et un dirigeant après l’autre. Mais le dénominateur commun, c’est le rejet de quiconque participe à un gouvernement menant une politique d’austérité.
En Grande-Bretagne, certains indices attestent du fait que la pression d’en bas – en particulier dans les syndicats – oblige Miliband à se distancer des Conservateurs et des Libéraux. Timidement, Miliband reflète la colère publique contre les banques et les multinationales. Une fois au pouvoir, les dirigeants réformistes seront sous la pression extrême aussi bien de la classe dirigeante que des travailleurs. Ils seront pris en étau. Il y aura des scissions – sur la droite et sur la gauche. Dans certains cas, des organisations de masse peuvent être purement et simplement détruites, comme le PRC en Italie et, peut-être, le Pasok en Grèce. Toutes entreront en crise.
À un certain stade, la crise favorisera la cristallisation de tendances de gauche au sein des partis et des syndicats ouvriers. Les marxistes doivent s’efforcer de gagner aux idées révolutionnaires les militants qui se déplacent vers la gauche.
Cependant, notre capacité à intervenir efficacement, à l’avenir, sera déterminée par notre succès dans la construction de la tendance marxiste aujourd’hui. Pour déplacer les masses, il faut un levier – et ce ne peut être qu’une puissante et nombreuse tendance marxiste.
Les syndicats
Les syndicats sont l’organisation la plus basique de la classe. Dans une crise, les travailleurs sentent le besoin des syndicats encore plus que dans les périodes « normales ». Dans le secteur industriel, il y a eu des conflits et des luttes très radicales, et à chaque fois que les dirigeants syndicaux avançaient le mot d’ordre de grève générale, sectorielle, etc., les travailleurs répondaient massivement. Le problème est que les dirigeants syndicaux sont complètement impuissants face à la crise du capitalisme puisqu’ils n’ont aucune alternative réelle (autre qu’une légère forme de stimulus keynésien).
En Espagne, il y a eu une grève générale des professeurs dans les îles Baléares. Elle a duré trois semaines et a bénéficié d’un soutien populaire massif (avec une manifestation à Palma d’environ 100 000 manifestants, pour une île de 800 000 habitants !). La grève a été conduite avec les méthodes traditionnelles de la lutte des classes qui avaient été perdues au cours de la dernière période : assemblées de masse, délégués élus, soutien des parents et des étudiants et caisse de grève. Cependant, les dirigeants syndicaux ont laissé les professeurs des Baléares à leur sort, et ont refusé d’étendre la lutte au-delà des professeurs et au continent. Le mouvement a dû battre en retraite, vaincu par l’épuisement.
Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que beaucoup de travailleurs remettent en question la pertinence des grèves générales de 24 heures isolées, sans un plan de lutte durable de la part des dirigeants syndicaux. En fait, ces grèves ont été utilisées par les dirigeants pour lâcher de la pression. En Grèce, l’arme de la grève générale de 24 heures est désormais contreproductive. Elle est accueillie avec scepticisme par les travailleurs, qui comprennent que des actions plus radicales sont nécessaires. En Grèce, désormais, ce qui est nécessaire est une grève générale politique illimitée pour renverser le gouvernement.
On voit une accumulation de mécontentement et de colère qui, à ce stade, ne trouvent pas de canal – politique ou syndical – pour s’exprimer clairement. En Espagne, au Portugal, en Italie, des centaines de milliers de jeunes sont forcés d’émigrer – une situation que leurs parents croyaient appartenir définitivement au passé.
Il y a des attaques constantes contre les systèmes de santé et d’éducation publiques, une croissance endémique du chômage, particulièrement dans la jeunesse, le scandale des expulsions, des saisies d’appartement – alors même que de nombreux logements sont vides et qu’un nombre croissant de personnes vivent dans la rue. Beaucoup se croyaient membres de la « classe moyenne » et sont tombées sous le seuil de pauvreté.
Dans ces circonstances, les travailleurs considèrent plus que jamais les syndicats comme leur première ligne de défense. Toutes ces pressions devront remonter à la surface, dans une combinaison de mouvements de protestation spontanés et d’explosions de colère, qui finiront par avoir un impact sur les organisations de masse.
Les premières étapes de la radicalisation des masses prendront la forme de grèves, de grèves générales et de manifestations de masses. Nous avons déjà vu cela en Grèce, en Espagne et au Portugal. Mais au vu de la profondeur de la crise, ces actions ne peuvent pas, à elles seules, réussir à empêcher de nouvelles attaques contre les conditions de vie.
Même en Belgique, où l’action militante des pompiers et des cheminots a forcé le gouvernement à battre en retraite, cette victoire sera temporaire. Ce que le gouvernement donne de sa main gauche, il le reprendra de sa main droite. En Grèce, il y a eu près de 30 grèves générales, et pourtant le gouvernement continue d’attaquer.
Graduellement, les travailleurs apprennent par l’expérience que des mesures plus radicales sont nécessaires. Ils commencent à tirer des conclusions révolutionnaires. Trotsky expliquait l’importance des revendications transitoires, comme moyen d’élever la conscience des travailleurs au niveau exigé par l’histoire. Mais il expliquait aussi qu’en période de crise profonde, de telles demandes sont insuffisantes :
« Bien entendu, l’échelle mobile des heures de travail et l’autodéfense ouvrière ne sont pas suffisantes. Ce ne sont que les premiers pas nécessaires pour préserver les ouvriers de la faim, de la mort et des poignards fascistes. Ce sont là des moyens élémentaires de défense, qui s’imposent de toute urgence. Mais ils ne suffisent pas pour résoudre la question. La tâche essentielle est de s’orienter vers une amélioration du régime économique et une utilisation plus judicieuse, plus raisonnable, plus honnête, des forces productives dans l’intérêt du peuple tout entier.
« Elle ne peut être réalisée qu’en rompant avec la routine habituelle des méthodes “normales” du travail syndical. Vous devez reconnaitre que, dans la période du déclin capitaliste, les syndicats isolés sont incapables de s’opposer à l’aggravation incessante des conditions de vie des ouvriers. Il faut avoir recours à des méthodes plus efficaces. La bourgeoisie qui possède les moyens de production et du pouvoir d’État a mené l’économie dans une impasse totale et sans espoir. Il faut déclarer la bourgeoisie débitrice insolvable et que l’économie passe entre des mains honnêtes et propres, c’est-à-dire aux mains des ouvriers. » (Trotsky, Les syndicats et la crise sociale aux États-Unis [discussion avec Plotkin, dirigeant du syndicat l’IGLWU à Chicago], 29 septembre 1938)
Le rôle de la jeunesse
L’une des caractéristiques majeures de la situation actuelle, c’est la persistance de niveaux très élevés de chômage et de sous-emploi, en particulier dans la jeunesse. Il ne s’agit pas de « l’armée de réserve industrielle » dont parlait Marx, mais d’un chômage structurel, organique, permanent, qui est comme un cancer rongeant la société.
Le chômage frappe de plein fouet la jeunesse, sur qui retombe le plus gros fardeau de la crise. Les espoirs et aspirations de la jeunesse se heurtent à un mur infranchissable. Le chômage des jeunes leur est d’autant plus insupportable qu’ils sont hautement qualifiés. C’est un mélange très volatile et explosif.
Pour la première fois, une nouvelle génération ne peut pas espérer vivre mieux que la précédente. On leur a volé leur avenir. Toute une génération de jeunes est sacrifiée sur l’autel du Capital. Il y a bien sûr des différences entre les situations en Turquie et au Brésil. Mais il y aussi des facteurs communs du mécontentement massif. L’un de ces facteurs est le chômage des jeunes.
Ce phénomène n’est pas limité aux pays pauvres d’Amérique latine, du Moyen-Orient et d’Asie. Le chômage et la pauvreté peuvent provoquer des explosions dans tout pays, à tout moment. Le chômage des jeunes était un facteur important dans le « printemps arabe ». Il peut avoir le même effet en Europe. D’ores et déjà, il y a une radicalisation de la jeunesse à travers le continent, à différents degrés selon les pays.
En Grande-Bretagne, une vague de mobilisation étudiante a été suivie par des émeutes des jeunes chômeurs dans toutes les grandes villes, ce qui a choqué l’establishment. En Grèce, les grandes mobilisations de la classe ouvrière ont été précédées par un puissant mouvement lycéen. En Espagne et aux États-Unis, le mouvement des « Indignés » (ou Occupy) était essentiellement composé de jeunes. Il y a à ce phénomène de nombreux précédents historiques. La révolution russe de 1905 fut précédée par de grandes manifestations d’étudiants en 1900 et 1901. En France, c’est la répression brutale du mouvement étudiant qui a fourni l’étincelle de la révolution de mai 68.
Lénine disait : « Ceux qui ont la jeunesse ont l’avenir ». Nous devons à tout prix trouver le chemin vers la jeunesse révolutionnaire – et donner une expression organisée au désir instinctif des jeunes de lutter pour un monde meilleur. Le succès ou l’échec de la TMI dépend, dans une grande mesure, de sa capacité à accomplir cette tâche.
Les conditions sont-elles réunies pour la révolution ?
Nous allons vers une situation complètement nouvelle à l’échelle mondiale. Les évènements de ces douze derniers mois l’indiquent clairement. Des nuages de gaz lacrymogènes remplissent les rues d’Istanbul ; les matraques de la police fendent des crânes à São Paulo ; 17 millions de personnes ont renversé le président égyptien. Des protestations ont éclaté en Bulgarie. C’est seulement le commencement d’une vague de mécontentement politique dans le monde « en développement », qui porte en elle un potentiel révolutionnaire.
La dialectique nous apprend que tôt ou tard tout se transforme en son contraire. Cette loi dialectique s’est confirmée de manière frappante à travers les évènements survenus ces douze derniers mois. Souvenons-nous que la Turquie et le Brésil figuraient tout récemment encore parmi les meilleurs élèves des économies émergentes. La possibilité d’une vague révolutionnaire dans ces pays n’avait pas même traversé l’esprit des stratèges du capital. De même, ils n’avaient pas du tout anticipé la possibilité de révolutions renversant Moubarak en Égypte ou Ben Ali en Tunisie.
Il y a des cyniques et des sceptiques partout et en grand nombre. Ce sont les vestiges des défaites passées, des hommes et des femmes ayant vieilli prématurément et perdu la confiance qu’ils portaient dans la classe ouvrière, dans le socialisme – et en eux-mêmes. Les cyniques professionnels vivent une existence misérable en marge du mouvement ouvrier, et parfois en son sein. Leur objectif dans la vie est de se plaindre des travailleurs et de la jeunesse, de minimiser leurs succès et d’exagérer leurs erreurs.
On trouve de tels individus dans les rangs des partis ex-staliniens, en particulier. Depuis qu’ils ont abandonné tout espoir de révolution socialiste, ces misérables créatures n’ont plus qu’un seul but : répandre le poison de leur pessimisme et de leur scepticisme dans la jeunesse, la démoraliser et la décourager de participer au mouvement révolutionnaire.
Ces individus, que Trotsky qualifiait de sceptiques gangreneux, affirment que la classe ouvrière n’est pas prête pour le socialisme, que les conditions ne sont pas réunies, etc. Il va sans dire que, pour ces gens, les conditions pour le socialisme ne seront jamais réunies. Ayant fixé des critères de « maturité » révolutionnaire impossibles à atteindre, ils peuvent s’asseoir confortablement dans leurs fauteuils et ne rien faire.
Il est important de souligner l’idée fondamentale que la caractéristique principale d’une révolution est l’entrée des masses sur la scène de l’histoire. En 1938, Trotsky écrivait :
« Les bavardages de toutes sortes selon lesquels les conditions historiques ne seraient pas encore “mûres” pour le socialisme ne sont que le produit de l’ignorance ou d’une tromperie consciente. Les prémisses objectives de la révolution prolétarienne ne sont pas seulement mûres ; elles ont même commencé à pourrir. Sans révolution socialiste, et cela dans la prochaine période historique, la civilisation humaine tout entière est menacée d’être emportée dans une catastrophe. Tout dépend du prolétariat, c’est-à-dire au premier chef de son avant-garde révolutionnaire. La crise historique de l’humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire. » (Trotsky, Programme de transition, mai-juin 1938)
Ces lignes décrivent parfaitement la situation mondiale actuelle. Elles auraient pu être écrites hier !
Contre les cyniques et les sceptiques qui nient le rôle révolutionnaire de la classe ouvrière, nous mettrons toujours en évidence le potentiel révolutionnaire des travailleurs et de la jeunesse. Ce potentiel est constamment illustré par les évènements. Les merveilleux mouvements révolutionnaires en Turquie, au Brésil et en Égypte, les grèves générales en Grèce, en Espagne, en Inde et en Indonésie, le mouvement de masse au Portugal (qui a failli renverser le gouvernement), sont autant d’indications claires que la révolution socialiste mondiale a commencé.
Cependant, le fait qu’une révolution commence ne signifie pas qu’elle sera immédiatement victorieuse. Cela dépend de nombreux facteurs, le plus important étant la qualité de sa direction. Hegel écrivait :
« Lorsque nous voulons voir un chêne dans la force de son tronc, l’expansion de ses branches et la masse de son feuillage, nous ne sommes pas satisfaits si, au lieu de cela, on nous montre un gland. » (Hegel, Préface de la Phénoménologie de l’esprit)
Les événements actuels ne sont que les prémisses d’une révolution socialiste. C’est le réveil des masses après une longue période pendant laquelle la lutte des classes s’est émoussée dans de nombreux pays. Après une longue période d’inaction, un athlète doit étirer ses membres et s’échauffer avant de pouvoir passer aux choses sérieuses. De même, la classe ouvrière a besoin de temps pour acquérir l’expérience nécessaire avant de s’élever au niveau qu’exige l’histoire.
En règle générale, les masses apprennent par l’expérience. C’est parfois douloureux et toujours lent. Ce processus d’apprentissage serait rendu à la fois plus rapide et moins pénible s’il existait un parti marxiste puissant doté d’une direction lucide, comme le fut celle de Lénine et Trotsky. S’il y avait eu l’équivalent du parti bolchevique en Égypte, en juin 2013, les travailleurs et la jeunesse révolutionnaire auraient certainement été en mesure de prendre le pouvoir facilement.
Des diplomates européens parlent d’une possible « crise de la démocratie ». Il est clair que les institutions de la démocratie bourgeoise sont poussées jusqu’au point de rupture. Les gouvernements d’Europe, et par-dessus tout Berlin, s’inquiètent que l’austérité imposée cause des conflits sociaux si importants qu’ils deviennent une menace pour l’ordre social établi.
La véritable raison de l’horreur qu’a suscitée chez les bourgeois le renversement de Morsi en Égypte, quand 17 millions de personnes sont descendues dans la rue, c’est la crainte qu’une situation similaire se produise en Europe. Le FT a dressé un parallèle gênant avec l’année révolutionnaire 1848 : « Cela me rappelle 1848. Metternich raillant à la fenêtre la foule sans importance, quelques heures avant son renversement peu cérémonieux ; Guizot choqué au point d’en perdre le souffle lorsqu’il démissionne de son ministère ; Thiers, premier ministre pour un jour, atteint du syndrome de la Tourette dans sa calèche, chassé par les masses... »
Les économistes bourgeois reconnaissent que la seule perspective qu’offre le capitalisme est vingt ans d’austérité. Cela signifie deux décennies de lutte des classes majeure, avec d’inévitables flux et reflux. Des phases d’avancées seront suivies de moment de fatigue, de déception, de désorientation, de défaites et même de réaction. Mais dans le contexte actuel, toute accalmie ne sera que le prélude à de nouvelles luttes explosives, plus puissantes encore. Tôt ou tard, dans un pays ou un autre, la question du pouvoir sera posée. Tout le problème tiendra, à l’instant décisif, dans la capacité du facteur subjectif à se montrer suffisamment fort pour fournir la direction nécessaire.
Des tensions intolérables s’accumulent. Les sources du malaise général dans la société ne sont pas seulement économiques : chômage et baisse du niveau de vie. Ce malaise reflète aussi le désenchantent général vis-à-vis de toutes les institutions de la société capitaliste : les politiciens, l’Église, les médias, les banquiers, la police, le système juridique, etc. Il est aussi influencé par les événements à l’échelle mondiale (Irak, Afghanistan, Syrie, etc.).
Les conditions ne sont pas identiques partout. La situation en Grèce, par exemple, est plus avancée qu’en Allemagne. Mais partout, juste sous la surface, bouillonne le mécontentement, la sensation que la société va très mal, que cela n’est pas supportable et que les dirigeants actuels ne nous représentent pas. Les conditions objectives pour la révolution socialiste sont, soit mûres, soit en voie de maturation accélérée. Mais le facteur subjectif fait défaut. Comme Trotsky l’avait dit il y a déjà longtemps, le problème est celui de la direction.
Pour toute une série de raisons historiques objectives, le mouvement a été rejeté en arrière ; les forces du marxisme authentique ont été réduites à une petite minorité, isolée des masses. C’est là le principal problème, la principale contradiction qu’il faut résoudre. Il est indispensable de recruter les cadres nécessaires, de les former et de les intégrer dans les organisations ouvrières de masse.
Cela prend du temps. La lenteur du processus nous fournira du temps. Mais nous n’en aurons pas à l’infini. Il est nécessaire d’appréhender la tâche de construire les forces du marxisme avec un sens aigu de l’urgence du moment, de comprendre que les grandes victoires futures se préparent par une série de petits succès dans le présent. Nous avons les idées nécessaires. Nos perspectives ont été brillamment confirmées par la marche des événements. Nous devons maintenant porter ces idées dans la classe ouvrière et la jeunesse. La voie vers les travailleurs et la jeunesse est ouverte. Avançons avec confiance.
Vers la construction de la Tendance Marxiste Internationale !
Vive la révolution socialiste mondiale !
Londres, le 11 décembre 2013