L’année 2009 est riche en anniversaires : l’assassinat de Rosa Luxembourg et de Karl Liebknecht, la création de l’Internationale Communiste et la Commune des Asturies. Aucun de ces anniversaires n’a trouvé d’écho dans la presse capitaliste. Mais il y a un qu’ils n’oublient pas : le 9 novembre 1989, la frontière séparant l’Allemagne de l’Ouest et l’Allemagne de l’Est était ouverte.
La chute du mur de Berlin est entrée dans l’histoire officielle comme le symbole de la fin du « Communisme ». Au cours des vingt dernières années, on a assisté à une offensive idéologique sans précédent contre les idées du marxisme, à l’échelle mondiale. La preuve était faite que le communisme, le socialisme et le marxisme étaient morts. Il n’y a pas si longtemps, certains parlaient même de la « fin de l’Histoire ».
Et pourtant, la roue de l’Histoire a tourné. A présent, l’idée que le capitalisme est le seul système possible est sérieusement remise en question. Vingt ans à peine après l’effondrement du Stalinisme, le capitalisme traverse sa plus grave crise depuis la Grande Dépression des années 30. Des millions de personnes sont menacées par le chômage, la pauvreté et « l’austérité ».
Dans ce contexte, la campagne anticommuniste s’intensifie. La raison en est évidente. La crise mondiale du capitalisme génère une remise en cause générale de l’« économie de marché ». Il y a un intérêt croissant pour les idées du marxisme, ce qui inquiète les capitalistes. L’actuelle campagne contre le « communisme » est un reflet de cette peur.
Caricature de socialisme
Ce qui a échoué en Russie et en Europe de l’Est n’était pas le communisme ou le socialisme tel que le comprenaient Marx et Lénine, mais une caricature bureaucratique et totalitaire de socialisme. Lénine expliquait que le mouvement vers le socialisme exige le contrôle de l’industrie, de la société et de l’Etat par la classe ouvrière. Le véritable socialisme n’est pas compatible avec le pouvoir d’une élite bureaucratique privilégiée – laquelle génère inévitablement de la corruption, du népotisme, du gaspillage et du chaos, dans des proportions colossales.
Les économies nationalisées et planifiées, en URSS et en Europe de l’Est, ont permis de grands accomplissements dans les domaines de l’industrie, de la science, de la santé et de l’éducation. Mais comme Trotski l’avait anticipé dès 1936, le régime bureaucratique a fini par miner l’économie planifiée, préparant le terrain à son effondrement et à la restauration du capitalisme.
Dans les années 80, l’URSS avait davantage de scientifiques que les Etats-Unis, le Japon, la Grande-Bretagne et l’Allemagne réunis. Pourtant, l’URSS ne parvenait pas aux mêmes résultats que ces pays. Dans les domaines vitaux de la productivité et du niveau de vie, l’URSS était à la traîne. La raison principale était l’énorme fardeau de la bureaucratie qui pesait sur l’économie soviétique – ces millions d’officiels corrompus qui gouvernaient l’URSS sans le moindre contrôle par la classe ouvrière.
La dictature suffocante de la bureaucratie a fini par provoquer une chute sévère du taux de croissance de l’économie soviétique. Par ailleurs, les très fortes dépenses dans l’armement et dans le contrôle de l’Europe de l’Est pesaient lourdement sur l’économie.
L’arrivée au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev, en 1985, marqua un tournant majeur dans la situation. Gorbatchev représentait l’aile de la bureaucratie soviétique qui voulait réformer d’en haut dans le but de sauver l’ensemble du régime. Cependant, la situation ne cessait de se détériorer. La crise était inévitable, et elle a eu un effet immédiat sur l’Europe de l’Est, où la crise du Stalinisme était exacerbée par la question nationale.
Fermentation en Europe de l’Est
En 1989, une vague de révolte passa d’une capitale à l’autre et balaya les régimes staliniens, un par un. En Roumanie, Ceausescu était renversé par un soulèvement populaire et fusillé. La crise de l’URSS était un facteur clé dans la victoire de ces soulèvements. Par le passé, Moscou avait envoyé l’Armée Rouge pour écraser des soulèvements en Allemagne de l’Est (1953), en Hongrie (1956) et en Tchécoslovaquie (1968). Mais Gorbatchev comprenait que cette option n’était plus possible.
Les grèves de masse du début des années 80, en Pologne, étaient une première expression de l’impasse du régime. Si ce magnifique mouvement avait été dirigé par des marxistes, il aurait pu ouvrir la voie à une révolution politique, non seulement en Pologne, mais dans toute l’Europe de l’Est. Cependant, en l’absence d’une telle direction, le mouvement a été détourné par des éléments contre-révolutionnaires tels que Lech Walesa, dirigeant du syndicat Solidarnosc (Solidarité).
Dans un premier temps, les Staliniens polonais tentèrent de réprimer le mouvement. En vain. Solidarnosc a dû être légalisé et autorisé à participer aux élections parlementaires du 4 juin 1989. Il s’ensuivit un séisme politique. Solidarnosc remporta tous les sièges qu’il était autorisé à briguer. Cela eut un énorme impact sur les pays voisins.
En Hongrie, le régime avait tenté de prendre les devants. En 1988, Janos Kadar avait été démis de son poste de Secrétaire Général du Parti Communiste, et le régime avait adopté un « paquet démocratique », y compris des élections. La Tchécoslovaquie fut très rapidement affectée, elle aussi, et le 20 novembre 1989, un demi-million de personnes manifestaient contre le régime, à Prague. Une grève générale de deux heures fut organisée, le 27 novembre.
Ces événements spectaculaires marquaient un tournant majeur dans l’histoire. Pendant près d’un demi-siècle, les Staliniens avaient dirigé l’Europe de l’Est d’une main de fer. Il s’agissait de monstrueux Etats monopartistes appuyés par de puissants appareils répressifs : l’armée, la police, la police secrète et des « informateurs » dans chaque immeuble, école et usine. Il semblait que des soulèvements populaires étaient condamnés à se briser contre ces Etats totalitaires et leurs polices secrètes. Mais au moment de vérité, ces régimes apparemment invincibles se révélèrent des géants aux pieds d’argile.
L’Allemagne de l’Est
La République Démocratique d’Allemagne (RDA) était le plus avancé de tous les pays d’Europe de l’Est, sur les plans technologique et industriel. Le niveau de vie y était élevé – bien qu’inférieur à celui de l’Allemagne de l’Ouest. Il y avait le plein emploi, et tout le monde avait accès à un logement bon marché. L’éducation et la santé étaient gratuites et de qualité.
Cependant, les sources de mécontentement ne manquaient pas : l’Etat totalitaire et sa police secrète omniprésente (la fameuse Stasi), son armée d’« informateurs », la corruption et les privilèges de ses officiels, etc. Avant la construction du Mur de Berlin, en 1961, environ 2,5 millions d’Allemands de l’Est avaient émigré en Allemagne de l’Ouest – dont un grand nombre via la frontière entre Berlin Est et Ouest. Le Mur de Berlin était destiné à stopper cette hémorragie.
Le Mur et les autres fortifications, le long des 1380 kilomètres de frontière entre l’Est et l’Ouest de l’Allemagne, parvinrent à enrayer l’exode. Cela a sans doute permis de stimuler la croissance économique de la RDA. Mais cela a plongé de nombreuses familles divisées dans la détresse. Et c’était un cadeau pour les propagandistes de l’Ouest, qui dénoncèrent le Mur comme un nouvel exemple de la « tyrannie communiste ».
A la fin des années 80, la situation en RDA était explosive. Le vieux Stalinien Erich Honecker était implacablement opposé aux réformes. Son régime a même interdit la circulation de publications « subversives » en provenance d’URSS. Les 6 et 7 octobre 1989, Gorbatchev fit une visite officielle en Allemagne de l’Est, à l’occasion du 40e anniversaire de la RDA. Il fit pression sur la direction du régime pour qu’elle s’engage sur la voie des réformes. Il aurait notamment déclaré : « Wer zu spät kommt, den bestraft das Leben » (La vie punit celui qui arrive en retard).
A ce stade, le peuple d’Allemagne de l’Est était dans un état de rébellion ouverte. Les mouvements d’opposition poussaient comme des champignons – dont Neues Forum (Nouveau Forum), Demokratischer Aufbruch (Réveil Democratique) et Demokratie Jetzt (Démocratie Maintenant). Le mouvement d’opposition le plus large fut créé à travers l’église protestante Saint-Nicolas, à Leipzig, où tous les lundis, après le service, les gens se réunissaient à l’extérieur pour demander des changements en RDA. Cependant, ces mouvements étaient confus et politiquement naïfs.
Particulièrement forte à Leipzig, la vague de protestation déferlait sur toutes les villes du pays. Des centaines de milliers de personnes participaient aux manifestations. La crise du régime provoqua la destitution d’Erich Honecker et la démission de l’ensemble du conseil des ministres. Sous la pression du mouvement de masse, le nouveau dirigeant du Parti, Egon Krenz, organisa des élections démocratiques. Mais les réformes proposées par le régime étaient trop modestes et trop tardives.
Les dirigeants « communistes » songèrent un moment à recourir à la répression, mais ils changèrent d’avis (notamment sous la pression de Gorbatchev). Les événements échappaient à tout contrôle. Les jours suivants, la situation était anarchique : les magasins ouvraient à toute heure, les passeports de la RDA servaient de carte d’accès aux transports publics, etc. Comme l’a rapporté un observateur de l’époque : « il y avait beaucoup plus d’exceptions que de règles, ces jours-là. » Le pouvoir était dans la rue, mais il n’y avait personne pour s’en saisir.
Confronté à une révolte de masse, cet Etat apparemment tout-puissant s’effondra comme un château de cartes. Le 9 novembre 1989, après plusieurs semaines de mobilisations massives, le gouvernement annonça que les citoyens de la RDA pouvaient entrer en Allemagne de l’Ouest. Ce fut le signal pour une nouvelle éruption des masses. Spontanément, une immense foule d’Allemands de l’Est passa de l’autre côté du Mur.
Contre-révolution
Le Mur de Berlin était un symbole et un point focal de tout ce que le peuple détestait, en RDA. La démolition du Mur commença assez spontanément. Au cours des premières semaines, il était dépecé par morceaux. Plus tard, des machines industrielles furent utilisées pour l’abattre presque complètement. Il régnait une ambiance de célébration, une véritable euphorie qui faisait davantage penser à un carnaval qu’à une révolution. Mais c’est vrai de toute révolution à ses débuts, y compris la grande révolution de 1789.
En novembre 1989, la population de la RDA était submergée par ses émotions – par un sentiment de libération et d’exaltation. C’était comme si toute une nation était en état d’ébriété, et donc ouverte aux suggestions et impulsions soudaines. Le renversement du vieux régime se révélait beaucoup plus facile que se l’étaient imaginé ceux qui avaient osé y songer. Mais une fois renversé, que fallait-il mettre à sa place ? Les masses qui avaient renversé le vieux régime savaient très bien ce qu’elles ne voulaient pas, mais n’avaient pas d’idées très claires sur ce qu’elles voulaient. Et personne ne leur montrait la voie.
Toutes les conditions d’une révolution politique étaient réunies. La grande majorité de la population ne voulait pas la restauration du capitalisme. Elle voulait le socialisme, mais avec des droits démocratiques, sans la Stasi, sans les bureaucrates corrompus et sans un Etat dictatorial et monopartiste. S’il avait existé une authentique direction marxiste, ces événements auraient pu déboucher sur une révolution politique et l’établissement d’une authentique démocratie ouvrière.
Cependant, la chute du Mur de Berlin n’a pas débouché sur une révolution politique. Elle a débouché, à l’inverse, sur une contre-révolution – sous la forme de l’unification avec l’Allemagne de l’Ouest. Cette revendication n’occupait pas une position dominante, au début du mouvement. Mais en l’absence d’un programme clair et d’une direction adéquate, le mot d’ordre de réunification est graduellement monté en puissance, jusqu’à devenir central.
La plupart des dirigeants de l’opposition n’avaient pas de programme, de politique et de perspectives clairs – mis à part une vague aspiration à des droits civiques et à la démocratie. Or, tout comme la nature, la politique a horreur du vide. L’Allemagne capitaliste de l’Ouest a joué un rôle déterminant pour combler ce vide.
Le Chancelier d’Allemagne de l’Ouest, Helmut Kohl, était un représentant agressif de l’impérialisme. Il a eu recours à la corruption la plus éhontée pour convaincre le peuple d’Allemagne de l’Est d’accepter la réunification. Il leur a offert d’échanger leurs Ostmarks contre des Deutschemarks sur une base de 1 pour 1. Mais ce que Kohl a omis de leur dire, c’est que l’unification ne signifierait pas que les Allemands de l’Est allaient avoir le même niveau de vie qu’à l’Ouest.
En juillet 1990, le dernier obstacle à l’unification de l’Allemagne fut levé lorsque Gorbatchev renonça à ses objections à ce processus – contre une aide économique substantielle de l’Allemagne à l’URSS. La réunification fut formellement scellée le 3 octobre 1990.
Les masses trompées
Les travailleurs de la RDA ont été trompés. On ne leur avait pas dit que le retour à l’économie de marché signifierait le chômage de masse, les fermetures d’entreprises, la destruction d’une grande partie des bases industrielles de la RDA, une forte inflation, la démoralisation d’une section de la jeunesse. On ne leur avait pas dit qu’ils seraient considérés comme des citoyens de seconde classe, dans leur propre pays. On ne leur avait pas dit tout cela, mais ils en ont fait l’amère expérience.
La réunification a précipité un effondrement catastrophique du PIB de l’Allemagne de l’Est : -15,6 % en 1990, puis - 22,7 % en 1991. Des millions d’emplois ont été détruits. De nombreuses entreprises d’Allemagne de l’Est ont été achetées par des capitalistes de l’Ouest, puis fermées. A partir de 1992, il y a eu quatre ans de reprise économique, puis une période de stagnation. Vingt ans après la réunification, le chômage est toujours deux fois plus important qu’à l’Ouest, et les salaires nettement plus faibles.
En RDA, il n’y avait pratiquement pas de chômage. Or, entre 1989 et 1992, quelque 3,3 millions d’emplois ont été supprimés. Le PIB de l’Allemagne de l’Est s’établit à peine au-dessus de son niveau de 1989, et le taux d’emploi se situe à 60 % de son niveau de la même année. Aujourd’hui, le taux de chômage officiel, pour toute l’Allemagne, est de 8 %, mais il est de 12,3 % en Allemagne de l’Est. En fait, certaines sources officieuses l’estiment à 20 %.
Les femmes, qui avaient conquis un haut degré d’égalité en RDA, comme dans les autres pays d’Europe de l’Est, ont été particulièrement frappées. Selon les statistiques officielles, 15 % d’entre elles sont au chômage, contre 10 % chez les hommes.
Entre 1991 et 1995, le PIB par habitant de l’Allemagne de l’Est est passé de 49 % à 66 % de celui de l’Allemagne de l’Ouest. Mais depuis, l’écart a cessé de se réduire. La croissance économique n’a pas créé d’emplois. En conséquence, l’Allemagne de l’Est se vide de ses habitants. Depuis la réunification, 1,4 million de personnes sont parties à l’Ouest, dont beaucoup de jeunes diplômés. Ajouté à une baisse sérieuse de la natalité, ce phénomène a provoqué un déclin de la population d’Allemagne de l’Est – et ce chaque année depuis la réunification.
Suprême ironie de l’histoire, vingt ans après la réunification, les gens quittent l’Est non pour fuir la Stasi, mais le chômage. Bien sûr, quelques-uns s’en sont bien sortis. Comme le rapporte un journaliste de la BBC, « de grandes maisons bourgeoises, qui jusqu’en 1989 étaient encore marquées par les balles de la seconde guerre mondiales, ont été restaurées dans leur vieille gloire ». Mais pour la masse de la population, l’avenir est sombre.
Le retour du marxisme
Hans-Juergen Schneider, un ingénieur de 49 ans, est sans emplois depuis janvier 2004. Il a répondu à 286 annonces – sans succès. « L’économie de marché ne peut pas résoudre nos problèmes », dit-il. « Les grosses entreprises prennent tous les profits sans assumer la moindre responsabilité ». Il n’est pas seul à penser ainsi. D’après un sondage publié par Der Spiegel, 73 % des Allemands de l’Est pensent que la critique marxiste du capitalisme est toujours valide.
D’après un autre sondage, publié en octobre 2008 dans Super Illus, 52 % des Allemands de l’Est pensent que l’économie de marché est « en déroute ». 43 % se disent favorables à un système économique socialiste, car « cela protège les plus faibles des crises financières et d’autres injustices. » 55 % des sondés rejettent les « plans de sauvetage » des banques par l’Etat.
En 2008, plus de 1500 exemplaires du Capital de Marx ont été vendus par les éditions Karl-Dietz-Verlag. C’est trois fois plus qu’en 2007, et beaucoup plus encore qu’au début des années 90. Joern Schuetrumpf, qui dirige cette maison d’édition, raconte : « Même des banquiers et des managers nous achètent Le Capital. Ils veulent comprendre ce qu’ils nous ont fait. Marx est clairement "in", ces temps-ci. »
La crise du capitalisme a convaincu de nombreux Allemands, à l’Est comme à l’Ouest, que le système capitaliste a échoué.
« Je pensais que le communisme était mauvais, mais le capitalisme est encore pire », dit Hermann Haibel, un ancien forgeron de 76 ans. « J’avais une vie assez bonne avant la chute du Mur. Personne ne se souciait trop de l’argent, car cela ne comptait pas vraiment. On avait tous un emploi. L’idée communiste n’était pas si mauvaise ».
« Je ne pense pas que le capitalisme soit le bon système pour nous », dit Monika Weber, une employée municipale de 46 ans. « La répartition des richesses est injuste. On le voit, désormais. Les petites gens comme moi devront payer, par des impôts, pour le chaos financier provoqué par des banquiers avides. »
Le résultat des récentes élections, en Allemagne, est encore plus significatif que les sondages d’opinion. Le parti Die Linke y a fait une nette percée. Il a recueilli près de 30 % des voix en Allemagne de l’Est, où les partis bourgeois n’ont pas de majorité. Les travailleurs d’Allemagne de l’Est ne veulent pas le capitalisme. Ils veulent le socialisme – pas la caricature bureaucratique et totalitaire d’avant 1989, mais l’authentique socialisme démocratique de Marx, Engels, Liebknecht et Luxemburg.
Alan Woods
Publication : lundi 9 novembre 2009
Source: La Riposte