Il y a 45 ans avait lieu le plus grand mouvement de grève de l’histoire du Québec. Lors de cet épisode historique, les travailleur-euses de la province ont investi massivement la scène politique pour lutter contre la classe bourgeoise. Au paroxysme du mouvement, les travailleur-euses occupèrent les usines et les mines et la grève générale paralysa l’économie de la province. Aujourd’hui, les événements du printemps 1972 demeurent dans l’angle mort de l’histoire québécoise officielle, laquelle retient généralement la crise d’octobre 1970 comme moment phare des turbulences politiques et sociales de cette période. À l’heure où la crise du capitalisme s’éternise, la lutte des classes refait surface partout dans le monde, y compris au Québec. Il est ainsi essentiel pour tous les militant-es de se remémorer ce chapitre marquant de notre histoire et d’en tirer les leçons fondamentales qui nous aideront à mener à la victoire le prochain mouvement massif des travailleur-euses et de la jeunesse du Québec.
L’impasse de la Révolution tranquille et la résurgence du mouvement ouvrier
Les années 70 au Québec sont souvent présentées comme une période de lutte nationaliste, culminant avec l’élection du Parti québécois en 1976 et le premier référendum sur la souveraineté-association en 1980. Toutefois, cette version des faits passe commodément sous silence l’histoire de l’éveil de la conscience de classe des travailleur-euses du Québec, lesquels sont entrés en lutte révolutionnaire contre les impérialistes anglophones de même que l’émergente bourgeoisie québécoise. Cet article n’est évidemment pas l’occasion d’entrer dans tous les détails de l’histoire du Québec. Toutefois, afin de comprendre pleinement les événements turbulents des années 60 et 70, il est essentiel d’expliquer le développement contradictoire de la province.
Après la défaite sur les plaines d’Abraham en 1759, la bourgeoisie francophone naissante fut presque entièrement détruite et les 70 000 paysans français qui restèrent sur le territoire devinrent des sujets de la Couronne britannique. Le développement d’une bourgeoisie francophone fut essentiellement réduit à néant et le Québec fut maintenu dans une situation d’arriération, laquelle assurait la domination des capitalistes anglophones et impérialistes.
Durant les décennies ayant précédé 1960, le Québec connut une rapide industrialisation. Les impérialistes américains et anglo-canadiens investirent énormément dans l’extraction des ressources naturelles de la province et dans l’exploitation de la main-d’oeuvre bon marché québécoise. Ceci mena à une augmentation importante de la taille de la classe ouvrière de la province et, par conséquent, à une augmentation du poids politique de celle-ci. Ceci amena également la population rurale à se déplacer vers les centres urbains. Ainsi, en 1890, 90 % de la population québécoise habite en milieu rural. En 1962, ce n’est plus que 4,2 % de la main-d’œuvre québécoise qui s’adonne à l’agriculture.
Toutefois, les institutions politiques du Québec demeuraient celles d’une autre époque. Maurice Duplessis, en alliance avec l’Église catholique et s’appuyant sur la petite-bourgeoisie rurale et la paysannerie, gouvernait avec une main de fer durant la période de la Grande noirceur. Il était intransigeant envers les organisations syndicales et menait une chasse aux sorcières contre les communistes (notamment avec la fameuse « Loi du cadenas »). L’éducation, la santé et plusieurs autres services étaient assurés sous le contrôle direct de l’Église, laquelle étouffait les possibilités de développement de la société. Toutes les institutions sociales étaient imprégnées du dogme religieux qui constituait un socle idéologique utilisé pour justifier l’oppression sous toutes ses formes. La propagande de l’Union nationale et l’autorité religieuse maintenaient dans l’asservissement les travailleur-euses québécois, limitant leur développement intellectuel, culturel et artistique, nécessaire dans une société industrielle moderne.
Les institutions de la société demeuraient figées dans le passé alors que l’économie de la province évoluait rapidement. En langage marxiste, nous dirions que la superstructure juridique, étatique et idéologique demeurait celle d’une époque passée et entrait en contradiction avec les nouveaux rapports de production qui s’étaient développés dans la province. Cette superstructure était essentiellement celle d’une société arriérée, rurale et agraire, et entrait en conflit avec l’économie industrielle développée et les centres urbains qui grandissaient. Elle avait donc besoin de subir des modifications pour se conformer à l’infrastructure économique de la société québécoise. Mais quelle classe allait mener ce processus?
À mesure que la classe ouvrière grandissait et prenait conscience de sa puissance, elle entra progressivement en lutte contre le gouvernement réactionnaire de Duplessis, ce qui donna lieu à plusieurs importantes grèves, comme celles d’Asbestos en 1949 et de Murdochville en 1957. Même si ces luttes héroïques se sont soldées en échec, elles ont montré toute la force de la classe ouvrière et ont ouvert la voie aux pour les luttes syndicales des décennies suivantes. Malheureusement, puisque les dirigeants du mouvement ouvrier ont échoué à créer un parti ouvrier, la direction du mouvement dut venir d’ailleurs.
Avec la mort de Duplessis (surnommé « Le Chef ») en 1959, toutes les contradictions qui s’étaient développées au sein de la province éclatèrent. Comme nous l’avons mentionné précédemment, la bourgeoisie francophone avait presque été anéantie et la bourgeoisie impérialiste (principalement canadienne-anglaise et américaine) dominait le Québec. La bourgeoisie francophone restante était faible et soumise à la bourgeoisie impérialiste. Elle n’avait donc pas d’intérêt à développer et moderniser la société québécoise. Considérant la position et la perspective de cette bourgeoisie francophone, le statu quo était plus à même de garantir ses profits. La petite-bourgeoisie urbaine, quant à elle, était plus sensible à l’arriération de la société québécoise, et pouvait ressentir fortement l’absence d’institutions modernes. Elle fut inspirée par les luttes des travailleur-euses contre Duplessis et parvint à se hisser à la tête du mouvement social qui grandissait. Toutefois, étant trop faible pour rivaliser directement avec les impérialistes, elle dut se servir de l’État à ses fins et se rallier autour du Parti libéral de Jean Lesage et son projet de modernisation de la société.
Dès l’élection de 1960, les libéraux surent mobiliser massivement la classe ouvrière en promettant des réformes majeures qui leur seraient bénéfiques. La nationalisation de l’hydroélectricité, la création de plusieurs sociétés d’État (SIDBEC, SOQUEM, SOQUIP, REXFOR) et d’institutions financières étatiques (Société générale de financement, la Caisse de dépôt et placement du Québec), la réforme de l’éducation (création des CÉGEPs et des Universités du Québec, création d’un ministère de l’Éducation) et l’instauration d’un nouveau Code du travail, sont parmi les réformes appliquées par le Parti libéral de Jean Lesage dans une optique de modernisation et d’expansion de l’État-providence.
Ces mesures ont été largement soutenues par la classe ouvrière, qui voyait alors ses conditions de vie améliorées. Notons d’ailleurs que les libéraux avaient promis de coopérer avec les syndicats et de les impliquer dans le processus de transformation de la société. À l’époque, les salaires des travailleur-euses francophones étaient les plus bas de la province et le gouvernement s’était engagé à rectifier le tir.
Mais la Révolution tranquille, bien qu’ayant fait faire au Québec un grand bond en avant, n’avait bien sûr pas aboli les contradictions du système capitaliste. Les réformes majeures qu’avait connues le Québec étaient rendues possibles par le boom économique suivant la fin de la Seconde Guerre mondiale, un contexte exceptionnel qui est arrivé à son terme vers la fin des années 60. C’est à ce moment que la province est entrée dans une période de crise économique dont les conséquences furent importantes pour les travailleur-euses.
Les réformes majeures de l’État québécois avaient créé un espace pour le développement d’une authentique bourgeoisie nationale. Par contre, la classe ouvrière québécoise n'avait que très peu profité des réformes libérales : les conditions de travail demeuraient difficiles. Les salaires étaient bas et le chômage, bien qu’ayant diminué de 9,2% à 4,7% entre 1960 et 1966, se remit à croître entre 1967 et 1972, passant de 5,3% à 8,3%. Tandis que la crise se développait, il devenait de plus en plus clair que les éléments petits-bourgeois du Parti libéral et la bourgeoisie québécoise montante n’avaient pas du tout la même vision que la classe ouvrière sur ce qu’était la Révolution tranquille. Tandis que les libéraux et leurs alliés voulaient essentiellement créer un État capitaliste moderne et faire des concessions aux travailleur-euses afin d’acheter la paix des classes et éviter la lutte des classes qui avait marqué l’ère Duplessis, les travailleur-euses cherchaient de plus en plus une solution au-delà du système capitaliste.
Le projet libéral de devenir « Maîtres chez nous », qui avait créé un semblant d’unité sociale en vue d’une lutte nationale, était en train de s'effondrer. Ultimement, le nouvel État québécois n’était qu’au service de la bourgeoisie. C’est ce qu’affirmait en 1966 Marcel Pépin, président de la Confédération des syndicats nationaux (CSN): « il nous est apparu clairement, au cours de plusieurs négociations avec l’État ou avec ses agences […] que ces négociations se déroulaient sous l’œil vigilant des grands intérêts privés […]. » Alors que les contradictions de classes devenaient de plus en plus apparentes, la lutte de classes virulente des années 40 et 50 allait refaire surface. Comme le mentionnait à l’époque le député libéral Jean Cournoyer : « Cela ne me surprend pas. On aurait pu le prédire il y a cinq ans. Le mouvement nationaliste était mûr pour acquérir un caractère de classe. »
L’échec du mouvement ouvrier québécois à se doter d’un authentique parti des travailleur-euses au cours des années 1960 amena la lutte à se poursuivre sur le front syndical. Des grèves et des conflits importants eurent lieu dès 1964, notamment les grèves dans trois hôpitaux de Montréal et le premier lock-out à La Presse cette année-là, la grève des policiers et des pompiers de Montréal en 1969, l’émeute devant les bureaux de la compagnie Murray Hill où sont intervenus les militants du Mouvement de libération du taxi en octobre 1969 et la grève des « gars de Lapalme » en 1970. Et ce n’est pas que Montréal qui fut touché. Des grèves, blocages de rues, émeutes, manifestations eurent lieu dans plusieurs villes du Québec en 1970 et 1971 comme à Cabano, Cadillac, Mont-Laurier, Manneville et Shawinigan.
Mais le véritable tournant dans la prise de conscience des travailleur-euses du Québec survint en octobre 1971, pendant le lockout au journal La Presse. On assista alors à un affrontement violent entre la classe patronale, qui avait le soutien indéfectible de l’État, et les lockouté-es. Power Corporation, propriétaire du journal, voulait moderniser la production et couper dans la main-d’œuvre. Intransigeante lors des négociations, la direction mit les employés en lockout et embaucha des briseurs de grève pour continuer la publication du journal.
Le lockout devint le symbole de l'exploitation de la classe ouvrière québécoise dans son ensemble, et les lockouté-es trouvèrent des appuis partout dans la province. Une manifestation d'appui fut organisée par les trois principales centrales syndicales le 29 octobre 1971, et plus de 15 000 personnes, surtout des travailleur-euses, répondirent à l'appel. Cette manifestation se heurta à la force de répression de l'État bourgeois. En effet, la police chargea brutalement les manifestant-es. On fit état de 190 blessés et de 200 arrestations. Michèle Gauthier, une étudiante, mourut asphyxiée. L’arrogance dont avait fait preuve les patrons de La Presse dans ce conflit n’avait d’égale que celle du maire de Montréal, Jean Drapeau, qui déclara avec cynisme : « Il est malhonnête d’affirmer qu’une personne est décédée lors des événements de vendredi soir. Personne n’est mort à la manifestation. Madame Gauthier aurait tout autant pu perdre la vie lors de la parade du père Noël. »
Création du Front commun
Le lockout de La Presse avait secoué les consciences en révélant le vrai visage de l’État québécois. Mais la violence étatique, plutôt que d’affaiblir le mouvement ouvrier, renforça la tendance à l’unité et accéléra la radicalisation des travailleur-euses et de leurs syndicats.
Ce processus de radicalisation avait déjà fait ressentir ses effets à la CSN. La centrale, anciennement la Confédération des travailleurs catholiques du Canada, était à ses origines un syndicat catholique réactionnaire à la solde du patronat. Sous la pression de la classe ouvrière qui se radicalisait, le syndicat fut changé en son contraire, donnant ainsi naissance à la CSN. La centrale deviendra l’un des syndicats les plus radicaux en Amérique du Nord et sera la force motrice du mouvement ouvrier de cette période.
Quelques semaines avant le lockout de La Presse, la CSN publia son manifeste Ne comptons que sur nos propres moyens qui montre, chiffres à l’appui, la domination de l’impérialisme américain et expose la nécessité de renverser le capitalisme et d’établir une économie planifiée socialiste. En voici d’ailleurs quelques extraits :
Le capitalisme et la domination étrangère sur notre économie sont les causes directes du chômage et de l'appauvrissement d'une partie de plus en plus grande des travailleurs. [...] La CSN réaffirme avec vigueur qu'il n'y a plus d'avenir pour le Québec dans le système économique actuel. [...] Les travailleurs québécois savent désormais qu'ils ne peuvent compter ni sur les capitalistes nationaux ni sur un gouvernement au service des capitalistes ou des impérialistes. [...] Car une autre conséquence du système capitaliste est que les ouvriers ne reçoivent en salaire qu'une partie de la valeur de ce qu'ils produisent, le reste étant à la disposition de la classe possédante afin qu'elle puisse consolider son empire ou tout simplement le gaspiller. [...] Tous les militants de la CSN doivent s'engager à mettre en œuvre toutes leurs énergies pour informer les travailleurs québécois au sujet de leur condition économique et sociale sans issue dans le système actuel, […] à les encourager à engager des luttes concrètes dont l'objectif ultime est le remplacement du régime actuel dominé par la bourgeoisie au profit d'un régime sans classe, c'est-à-dire un système économique contrôlé par les travailleurs. [...] Par la planification socialiste, les travailleurs deviendront propriétaires de leur propre travail et seront à même d'en retirer le plein profit eux-mêmes. Nous sommes nos propres moyens; cessons de nous vendre et comptons sur nos propres forces.
De leur côté, la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ) et la Corporation des enseignants du Québec (CEQ, aujourd’hui CSQ) mirent plus de temps à se radicaliser, mais la manifestation d’octobre accéléra le processus. Le mois suivant, la FTQ publia son Manifeste L’État, rouage de notre exploitation, tandis que la CEQ publia en 1972 L’école au service de la classe dominante.
La tendance à l’unité intersyndicale par opposition aux traditionnelles rivalités entre les syndicats se manifesta clairement lors du lockout de La Presse alors que les trois grandes centrales syndicales s’unirent en soutien aux lockouté-es et appelèrent à manifester le 29 octobre. Quatre jours après la manifestation historique, elles organisèrent un rassemblement massif pour discuter de la suite du mouvement. À seulement 24 heures d’avis, c’est plus de 14 000 personnes qui se rassemblèrent au Forum de Montréal et qui décidèrent de créer le Front commun intersyndical. La CSN, la FTQ et la CEQ constituaient ainsi un front uni et appelaient à se joindre à elles toutes les forces progressistes, afin de lutter pour le renversement du capitalisme et l’instauration du socialisme.
C’est Michel Chartrand, alors président du Conseil central de Montréal de la CSN, qui présidait cette rencontre historique au cours de laquelle furent entendues des interventions musclées contre le gouvernement provincial de Robert Bourassa, contre le maire de Montréal Jean Drapeau, et pour la lutte contre la classe capitaliste. Aux côtés de Chartrand étaient présents les trois leaders du Front commun : Louis Laberge de la FTQ, Marcel Pépin de la CSN et Yvon Charbonneau de la CEQ.
La masse des travailleur-euses réunis – on avait affaire à un mélange hétérogène de travailleur-euses manuels et d’autres groupes de travailleur-euses, comme les enseignant-es et les journalistes – se faisait entendre. Partout dans le Forum résonnait le slogan : « Ce n’est qu’un début, continuons le combat! » Le ton des discours des dirigeants syndicaux était acerbe et reflétait la radicalisation rapide du mouvement.
Un an auparavant, le président de la FTQ, Louis Laberge, disait, sur un ton modéré : « Je suis un homme pratique, pas un rêveur. Je crois en l’évolution, non la révolution... et même si je ne suis pas d’accord avec le système en place, je ne veux pas le détruire. » Mais, à l’instar d’une grande partie du mouvement ouvrier, Laberge avait appris des récentes expériences et, à la fin de l’année 1971, son discours avait évolué. Lors de la rencontre, il affirma notamment : « Ce n'est pas des vitres qu'il faut casser, c'est le régime que nous voulons casser. » Commémorant la mort tragique de Michèle Gauthier, il lança :
Nous avons donné un avertissement sérieux aux bien nantis, au pouvoir, au gouvernement contrôlé par la grosse entreprise [...] que nous étions écoeurés, et que cette première victime serait peut-être suivie d'autres, mais qu’à l'avenir, les victimes ne seraient pas rien que de notre bord. » À une autre occasion, il souligna également : « Peu importe le modèle de société que nous envisageons, nous savons que celui que nous avons au Québec, et en général en Amérique du Nord, n’est pas fait pour nous. Nous avons analysé la machine économique et politique qui essaye de nous démolir, et nous en sommes venus à la conclusion que nous n’avons rien à attendre de sa bonne volonté. [...] La définition de toutes les particularités de la société que nous voulons construire est moins urgente que le développement d’une stratégie pour détruire le présent système, un système qui ne permet pas et ne permettra jamais toutes les réformes nécessaires pour construire une véritable société juste.
En 1972, débutèrent des négociations en vue du renouvellement des conventions collectives des travailleur-euses du secteur public. Suite au conflit à La Presse et à la rencontre au Forum qui avait suivi, les centrales syndicales étaient maintenant unies plus que jamais. C’est ainsi qu’en janvier 1972, le Front commun intersyndical, regroupant 900 unités de négociation, fut officialisé. Il envoyait désormais un message très clair à la bourgeoisie : une véritable guerre de classes était déclarée. Les travailleur-euses entraient désormais dans une nouvelle phase de la lutte. Il n’était plus question de lutter pour des réformes parcellaires et séparées, ou de faire des petits gains salariaux pour certaines couches de travailleur-euses. Les travailleur-euses luttaient maintenant pour les intérêts de la classe ouvrière dans son ensemble. Celle-ci – «Nous, le monde ordinaire» était le slogan du Front commun – était unie et entrait solidairement sur la scène de l’histoire pour donner lieu au plus grand soulèvement de travailleur-euses de l’histoire de la province, lequel ébranla le capitalisme dans ses fondements.
La grève générale
Dès le début de 1972, le Front commun, qui représentait 210 000 des 250 000 travailleur-euses du secteur public et parapublic dont les conventions collectives arrivaient à échéance, entra en négociation avec le gouvernement. L’atmosphère du côté syndical n’était plus la même que par le passé. Le ton était maintenant très radical, comme le mentionnait Yvon Charbonneau de la CEQ : « les négociations pourraient amener la question globale du système capitaliste et le démasquer. Ce serait le premier coup contre le système. »
Auparavant, le gouvernement se servait des divisions au sein du mouvement ouvrier afin de l’affaiblir, en attisant les rivalités entre différentes couches de travailleur-euses. Cette fois encore, le gouvernement insistait pour négocier avec chaque secteur de manière séparée. Mais le Front demandait au contraire d’entamer des négociations sur le montant total des salaires disponible pour les travailleur-euses, pour ensuite être en mesure de le diviser équitablement. Le gouvernement y était fermement opposé, tout comme il s’opposait aux autres demandes du Front, lesquelles incluaient notamment un salaire égal pour un travail égal nonobstant le secteur, la région ou le genre, une augmentation des salaires de 8% reflétant l’augmentation du coût de la vie, une plus grande sécurité d’emploi et de meilleures conditions de travail.
Une des revendications importantes était celle d’un salaire minimum de 100 dollars par semaine pour tous les travailleur-euses. À l’époque, 19% des 210 000 travailleur-euses représentés par le Front gagnait moins de 70 dollars par semaine et plus de la moitié de ce nombre ne gagnaient pas 50 dollars. Le montant de 100 dollars n’était pas arbitraire. Il était basé sur les rapports de la Commission sénatoriale sur la pauvreté et la Commission Castonguay sur la santé et les services sociaux qui avaient toutes deux considéré qu’il s’agissait du seuil de pauvreté pour une famille avec deux enfants. A priori banale, cette revendication impliquait une remise en question de la méthode de rémunération sous le capitalisme. Un tel plancher salarial dans la fonction publique, s’il venait à s’étendre au secteur privé, aurait signifié un retranchement dans le taux de profit des entreprises, ce que la classe capitaliste ne pouvait supporter. Comme le soulignait Marcel Pépin : « Le salaire minimal de 100 dollars est une nouvelle méthode de rémunération dont le système capitaliste ne peut s’accommoder et que le gouvernement rejette. Cette rémunération ne devrait pas être basée sur les besoins du marché, mais sur les besoins humains des travailleurs les moins favorisés. Nous voulons partir d’un salaire minimum décent et nous voulons diminuer l’écart entre les travailleurs les mieux et les moins bien payés. Mais l’actuel système capitaliste tend à augmenter cet écart. »
Les négociations entre le Front commun et le gouvernement ne menaient nulle part. Le gouvernement refusait absolument de céder, de crainte qu’une ouverture aux revendications du secteur public soit une source d’inspiration pour le secteur privé. L’offre du gouvernement, lequel voulait s’en tenir à des négociations séparées, se limitait à une maigre augmentation salariale de 4,3% (ce qui ne permettait pas de rattraper l’inflation, d’autant plus que le gouvernement voulait augmenter le nombre d’heures de travail dans certains secteurs), et fut rejetée à 75% par les membres du Front au début de mars. La grève générale était imminente.
Une première journée de débrayage eut lieu le 28 mars. Le gouvernement riposta à coup d’injonctions contre les travailleur-euses d’Hydro-Québec et du secteur hospitalier dans le but manifeste de diviser le mouvement. Le gouvernement refusait toujours de céder, malgré que les leaders du Front commun furent prêts à délaisser la demande principale du salaire minimum de 100 dollars au profit d’une augmentation générale des salaires. En réponse au refus du gouvernement, le Front choisit d’aller à l’offensive en déclarant une grève générale illimitée à compter du 11 avril. Là encore, le gouvernement riposta en ciblant les travailleur-euses des hôpitaux à coup d’amendes salées et d’injonctions. Treize travailleur-euses du secteur hospitalier, parmi les moins bien payés du Front commun, furent condamnés à six mois de prison et reçurent une amende de 5 000 dollars chacun. De plus, leur syndicat fut condamné à une amende de 70 000 dollars. Au cours des jours suivants, 103 travailleur-euses reçurent des amendes pour un total de 500 000 dollars et cumulèrent 24 ans en peines de prison.
Par ailleurs, comme arrive toujours lors des grèves et mouvements sociaux qui menacent l’ordre capitaliste, l’hystérie s’empara de la presse bourgeoise dès le début du conflit, laquelle mit en marche sa machine propagandiste pour tenter de gagner l’opinion publique. Nick Auf Der Maur, dans son livre Quebec : A Chronicle 1968-1972, nous en donne un aperçu :
Jour après jour, à mesure que la grève, la plus grande de l’histoire du Canada, se poursuivait, les médias remplissaient leur devoir en attisant l’hystérie antisyndicale.
Les médias anglophones, notamment le Montreal Star et The Gazette, étaient particulièrement enclins à cette tactique. Dès le premier jour, avant que la grève ait pu avoir le moindre effet, The Gazette publia en première page des articles délirants et mélodramatiques sur des patients forcés de dormir dans leur urine ou à côté de cadavres.
“Ils auraient pu écrire la même chose sur la situation générale dans les hôpitaux même en l’absence de grève”, faisait remarquer un gréviste.
La loi 19
Les effets de la grève se faisaient aussi sentir au sein du gouvernement provincial de Robert Bourassa, et des dissensions au sein du Parti libéral se manifestèrent. Face à une aile plus modérée, incarnée par les ministres Castonguay et L’Allier, se tenait une aile rigide et impatiente. Celle-ci voulait gouverner avec une main de fer et fit pression sur Bourassa, l’amenant à déposer le réactionnaire projet de loi 19, une loi spéciale de retour au travail, qui entra en vigueur le 21 avril. Cette loi donnait le pouvoir au gouvernement d’imposer par décret un règlement du conflit en plus de pouvoir suspendre les droits des syndicats pendant deux ans. La loi prévoyait également des amendes salées en cas de contravention à la loi – entre 5 000 et 50 000 dollars par jour contre un syndicat ou ses dirigeants. Une amende de 250 dollars par jour était aussi prévue pour tout travailleur-euse du secteur public qui ne retournait pas au travail immédiatement. Même si le texte ne le mentionnait pas tel quel, cette loi menait en pratique à l’interdiction des syndicats.
Ceci dit, la sévérité du projet de loi 19 ne faisait pas l’unanimité au sein du gouvernement et des départs survinrent au sein du caucus libéral. Le texte de loi avait visiblement été rédigé par les durs de durs du parti, ce qui choqua plusieurs députés et ministres, comme le ministre du Travail Jean Cournoyer.
Les effets de la loi se firent aussi sentir dans les rangs de la CSN alors que l’aile droite de l’exécutif, soit Paul-Émile Dalpé, Jacques Dion et Amédée Daigle (communément appelés les « trois D ») appelèrent leurs membres à retourner travailler et à respecter la loi. Les deux membres de l’aile gauche du leadership, Marcel Pépin et Raymond Parent (les « deux P »), se trouvèrent isolés. Le leadership était déchiré entre ces deux ailes qui ne pouvaient être réconciliées. Une scission aura d’ailleurs lieu après la grève alors que les trois D quitteront la CSN pour former la Centrale des syndicats démocratiques (CSD), laquelle ne parvint à amener dans ses rangs qu’environ 19 000 des 100 000 membres de la CSN. Il s’agissait définitivement d’une minorité, bien que significative, qui scissionna et ne fit qu’affaiblir le mouvement. La majorité appuyait la direction du Front commun.
Malgré la position de l’exécutif de la CSN, la direction du Front commun recommanda à ses membres, au cours de l’après-midi du 21 avril, de voter en faveur de la résistance à la loi 19. Plus tard dans la journée, les trois centrales syndicales appelèrent rapidement à un vote des membres pour décider des actions à prendre face à la loi 19. Avec un court délai, ce n’est que la moitié des membres qui eurent la possibilité de voter. Toutefois, parmi ceux qui purent le faire, plus de 65% se prononcèrent pour une poursuite de la grève du côté de la CSN et de la FTQ, de même qu’environ 54% du côté de la CEQ.
Cependant, malgré ce vote en faveur de la désobéissance à la loi, et malgré leur déclaration émise la journée même recommandant le non-respect de la loi, les trois leaders du Front commun décidèrent finalement d’appeler au respect de la loi et à un retour au travail. Ils justifièrent cette incroyable volte-face en affirmant que le vote n’était pas concluant, et qu’ils ne voulaient pas risquer de diviser les grévistes. Les travailleur-euses du Front commun, déçus et choqués, retournèrent au travail; le mouvement semblait avoir subi une défaite.
Il est vrai que la capitulation des trois D, qui avaient agi en véritables saboteurs, avait affaibli la CSN qui comptait pour la moitié des membres du Front. Toutefois, le recul des trois dirigeants du Front commun, malgré le vote en faveur du non-respect de la loi, était une erreur monumentale. Michel Chartrand, de la CSN, affirma que les dirigeants conduisaient le mouvement syndical au suicide. Les journaux bourgeois ne pouvaient contenir leur joie face à cette capitulation des dirigeants. La Gazette de Montréal disait que « le jeune gouvernement de Robert Bourassa était mieux préparé et plus malin que le leadership syndical. » Comme nous allons le voir, les dirigeants syndicaux avaient totalement sous-estimé l’humeur réelle des travailleur-euses.
Effectivement, à la base, les travailleur-euses tentaient de garder le mouvement en vie. À l’occasion d’une rencontre du groupe montréalais de la FTQ lors de la fin de semaine du 22-23 avril, 98 délégués contre 4 votèrent en faveur de la propriété collective des moyens de production sous contrôle ouvrier. Au même moment, à la rencontre du Conseil central montréalais de la CSN , les membres votèrent, à l’initiative de Michel Chartrand, pour un appel à la grève générale pour le 1er mai, fustigeant au passage leurs leaders qui appelaient à un retour au travail. Cependant, à cause des hésitations de la direction syndicale et, ce faisant, leur manque de préparation, la grève du 1er mai n’eut pas lieu.
Le mouvement semblait avoir été définitivement vaincu par le gouvernement. Pour ajouter l’insulte à l’injure, les trois leaders du Front commun, Pépin, Laberge et Charbonneau, furent personnellement mis en accusation pour avoir incité, au début de la grève, les travailleur-euses des hôpitaux à ne pas respecter les injonctions.
Le 4 mai, ceux-ci arrivèrent au tribunal accompagnés par un contingent de travailleur-euses. Mais la salle de cour était déjà pleine de gardiens de sécurité et de policiers habillés en civil. L’escouade antiémeute avait aussi été déployée pour l’occasion. C’était une absurde provocation! Même lors des procès des membres du FLQ, l’escouade antiémeute n’avait pas été sollicitée. Évidemment, il ne s’agissait pas d’une véritable question de sécurité. On espérait plutôt que cette mascarade provoque une riposte violente de la part des travailleur-euses venus appuyer les trois leaders, ce qui aurait eu pour effet de discréditer les « violents grévistes » dans l’opinion publique. Mais les trois leaders, outrés, décidèrent de quitter la salle, tout simplement. Louis Laberge fit alors une sortie dans les médias pour décrier la mascarade organisée par l’État québécois et l’usage de la force policière : « Ceux qui étaient présents en cour ont probablement vu ce qui se passe dans une république de banane! Il y avait 21 ton-ton-matraques déguisés en hommes ordinaires que nous avons pu identifier. Tout était calme dans la salle. Nous avions lancé un appel à la modération avant le procès. Subitement surgissent les 12 policiers de l’escouade antiémeute. » Ultimement, une sentence d’un an de prison pour chacun des leaders va être prononcée le 8 mai.
Il n’était pas suffisant pour le gouvernement libéral de défaire le mouvement en s’appuyant sur la capitulation des dirigeants syndicaux. Il fallait utiliser tout le poids de l’appareil d’État bourgeois pour l’écraser et empêcher toute possibilité pour les travailleur-euses de se relever. Le gouvernement pensait ainsi avoir détruit le mouvement en emprisonnant ses leaders, mais il avait tort. Michel Chartrand l’avait bien compris : « Le gouvernement pense qu’il peut effrayer les travailleurs en jetant leurs leaders en prison. Il pense que ça fera taire les travailleurs…bien, il a allumé un feu de forêt qui va s’étendre partout, mobilisant des milliers de travailleurs tant dans le secteur privé que public. » Marx expliquait que, parfois, la révolution a besoin du fouet de la contre-révolution pour avancer. La grève du Front commun avait pris fin, mais la dureté dont avait fait preuve le gouvernement ne constituait qu’une provocation aux yeux des travailleur-euses. Ceux-ci relanceront le mouvement en lui donnant une ampleur jamais vue au Québec.
Mobilisation et stagnation
Les dirigeants syndicaux avaient été complètement aveugles à la situation qui se développait sous la surface. Le 7 mai, Yvon Charbonneau déclarait devant 1500 membres de la CEQ réunis au centre Paul-Sauvé : « L’idée d’une grève est écartée pour le moment, c’est-à-dire pour le reste de l’année scolaire, à moins d’un revirement que je ne prévois pas et que plusieurs autres ne prévoient pas non plus. » Deux jours plus tard, soit le lendemain de la sentence prononcée contre les trois dirigeants syndicaux, sans qu’aucun appel à la grève ne fût lancé par qui que ce soit, des rassemblements et occupations spontanés survinrent un peu partout dans la province.
Le mouvement partait de la base, comme le souligne Auf Der Maur : « Les travailleurs du Québec étaient sur le point de se soulever par milliers, accomplissant ainsi une démonstration de solidarité parmi les plus grandioses que le pays ait connu depuis la grève générale de Winnipeg en 1919. Les travailleurs allaient afficher leur hostilité à un gouvernement dévoué aux intérêts des entreprises. Mais surtout, ils allaient démontrer que le militantisme du mouvement syndical québécois provenait de la base, et n’était pas dicté par ses dirigeants. Cette révolte constitua la première tentative des travailleurs québécois de se débarrasser de leurs vieilles peurs et de défendre leurs intérêts de classe. » Les travailleur-euses occupèrent les usines, les villes et les stations de radio. À l’apogée de la grève, c’est plus de 300 000 travailleur-euses qui débrayèrent.
À Sept-Îles, un rassemblement de plusieurs centaines de personnes fut réprimé par une grande violence policière. Il n’en fallait pas plus pour que, dans les jours qui suivirent, les travailleur-euses de la municipalité organisent une grève générale qui paralysa la ville entière. Le comité de grève, qui était ni plus ni moins un embryon de soviet (conseil ouvrier), a même pris contrôle de la station de radio locale. À Saint-Jérôme, les travailleur-euses de différents secteurs, notamment les conducteurs d’autobus, les professeurs et les métallos, entrèrent massivement en grève. Les travailleur-euses de la station de radio locale demandèrent même au comité de grève de prendre le contrôle de la station. Également, plus de 80 000 travailleur-euses de la construction, de même que les travailleur-euses du barrage de la Manicouagan et ceux des mines de Thetford Mines, d’Asbestos et de Black Lake entrèrent en grève. De nombreuses usines partout dans la province furent fermées ou occupées par les travailleur-euses. Même les travailleur-euses des grands journaux de la province, La Presse, Le Devoir, Le Journal de Montréal et Montréal-Matin joignirent le mouvement de grève. Les travailleur-euses de l’Institut Albert Prévost, l’hôpital psychiatrique, prirent possession de l’hôpital et annoncèrent que l’institut était maintenant « le premier hôpital libéré en Amérique du Nord ».
Après moins d’une semaine de grève, le mouvement s’était étendu partout dans la province, de Baie-Comeau à Port-Cartier, de Chibougamau à Murdochville. Les autorités policières étaient de plus en plus impuissantes face à l’étendue de la grève, d’autant plus que la répression d’une section des travailleur-euses ne pouvait qu’entrainer la réaction de tout le mouvement et amener de nouvelles couches de travailleur-euses à entrer en grève. Au gouvernement, personne n’avait envisagé que le mouvement allait prendre une telle ampleur. Même le leadership syndical croyait une semaine auparavant que les travailleur-euses étaient devenus apathiques et n’avait pas confiance dans la possibilité de succès d’une grève générale. Mais la colère et le mécontentement de la classe ouvrière avaient explosé et le mouvement allait de l’avant.
Le rôle des comités de grève ne se limitait plus à la simple organisation et mobilisation des travailleur-euses. Comme les travailleur-euses occupaient les lieux de travail, ils étaient maintenant en mesure de décider, par l’intermédiaire de leurs comités de grève, de l’ouverture ou de la fermeture de certaines usines et commerces. Un embryon d’État ouvrier était en train de se former puisque les comités de grève avaient désormais le pouvoir de gérer la production et la distribution des biens de consommation. À Sept-Îles, entre autres, la police était devenue absolument impuissante face aux travailleur-euses.
L’ampleur de la grève était telle qu’elle s’était étendue au secteur privé, en plus de mobiliser différents domaines d’activités et différentes régions de la province. Il est d’ailleurs intéressant de noter que la grève avait atteint les plus grands sommets dans deux villes complètement différentes, Saint-Jérôme et Sept-Îles. La première souffrait d’un haut taux de chômage et de bas salaires; la ville avait été grandement affectée par la crise économique. La seconde était en pleine ascension, alors que les conditions de vie s’amélioraient pour les travailleur-euses. S’il ne semble pas surprenant que Saint-Jérôme soit entré massivement en grève, le fait que Sept-Îles fut un bastion fort du mouvement montre qu’au-delà de la lutte pour de simples réformes pour les travailleur-euses les plus nécessiteux, un authentique sentiment révolutionnaire s’était emparé de la province.
Malgré ce qui est écrit dans les livres d’histoire, l’épisode de 1972 fut une véritable grève générale révolutionnaire qui secoua la société québécoise dans son ensemble. Le gouvernement était paralysé, incapable de gouverner comme avant. Après avoir minimisé l’ampleur de la situation et affirmé qu’il n’y avait pas d’urgence, le gouvernement de Robert Bourassa fut ensuite pris de panique. La classe dirigeante était divisée, ce qui est caractéristique d’une situation révolutionnaire ou pré-révolutionnaire. Une aile voulait gouverner avec une main de fer et user de la force et de l’appareil judiciaire. L’autre, plus modérée, était favorable aux concessions. Le gouvernement était en crise : deux ministres voulurent démissionner, mais Bourassa, tentant de préserver une apparence d’unité, les convainquit de rester en poste jusqu’à la fin de la grève.
La division au sein du gouvernement laissait la classe dirigeante paralysée. Le gouvernement ne pouvait plus diriger comme avant et fut forcé de préparer la réaction contre les travailleur-euses par des mesures extra-parlementaires. Une communication secrète du gouvernement à l’attention des présidents des associations du Parti libéral, qui fut interceptée par la CEQ, appelait à la formation de comités de vigilance pour combattre la grève et suggérait que des membres du parti deviennent constables spéciaux. Ce fut effectivement le cas dans plusieurs villes alors qu’environ 200 membres du parti devinrent constables et constituèrent de ce fait la force physique de la contre-révolution.
Le gouvernement était affaibli. Le pouvoir était en train de changer de mains; dans bien des villes, bien des régions, les travailleur-euses avaient déjà le contrôle, sans qu’ils en aient nécessairement conscience. Toutefois, le mouvement ne suivait pas un plan concret pour prendre le pouvoir et renverser la classe dirigeante. C’était plutôt fait de manière aléatoire. Comme Trotsky le mentionnait dans son livre sur la révolution de 1905 en Russie : « Dans la mesure où la grève abolit l'organisation gouvernementale existante, les organisateurs mêmes de la grève sont forcés d'assumer les fonctions gouvernementales. » Cependant, le pouvoir ne peut pas changer de main spontanément. La direction du mouvement doit être organisée et consciente de ses tâches. Elle doit comprendre que la situation est favorable à la prise du pouvoir par la classe ouvrière, et doit agir en conséquence. Malheureusement, la direction syndicale n’avait pas confiance en ses membres et n’avait pas l’intention de prendre le pouvoir. Le mouvement était en manque d’une authentique direction qui soit donnée par un parti révolutionnaire armé des idées et des méthodes du marxisme, rassemblant les militant-es les plus conscients et ayant appris des victoires et des défaites du passé.
Dans cette situation, le mouvement de grève stagnait. Une grève générale illimitée est une situation révolutionnaire exceptionnelle qui ne peut durer éternellement. Les travailleur-euses ne pouvaient pas rester dans cette instabilité si longtemps sans que rien ne se passe. Soit ceux-ci prenaient le pouvoir et entamaient la transformation socialiste de la société, soit la grève allait être défaite par la réaction. Il fallait ainsi qu’un pas de plus soit fait par le Front commun pour que les travailleur-euses saisissent réellement le pouvoir. Mais comme il manquait une direction ferme au mouvement, celui-ci perdait le rythme au profit de la réaction.
Capitulation des dirigeants
Le gouvernement parviendra effectivement à reprendre le dessus et Jean Cournoyer, qui était maintenant ministre de la Fonction publique, proposa à la mi-mai aux trois leaders du Front de négocier, ce à quoi ceux-ci acquiescèrent, concédant presque déjà la victoire. Affirmant que les négociations devaient se tenir sous fond de « trêve », un communiqué officiel du Front envoyé au gouvernement stipulait : « Suite à vos déclarations dans lesquelles il est dit que vous désirez négocier plutôt que décréter, nous désirons vous rencontrer dans les plus brefs délais. Pour favoriser ces négociations, nous faisons appel à nos membres pour qu'ils retournent tous au travail. » On annonçait maintenant la fin de la grève. C’est précisément ce genre d’erreur qu’une véritable direction révolutionnaire n’aurait pas fait. Car c’était bien une erreur monumentale! La direction a laissé cette chance historique lui filer entre les doigts. Il aurait au contraire fallu poursuivre la grève jusqu’au bout, jusqu’à la prise du pouvoir. Le gouvernement et la presse bourgeoise jubilaient. Le Devoir du 18 mai 1972 titrait d’ailleurs : « Le Front met fin à sa guérilla »!
Les dirigeants syndicaux avaient accepté de négocier et d’appeler à un retour au travail à condition que le Big Three soit relâché, du moins pour être présent à la table de négociation. Bien que le ministre Cournoyer faisait miroiter cette possibilité, la pression exercée par le ministre de la Justice Jérôme Choquette allait en sens contraire. Celui-ci concevait que libérer les chefs syndicaux dénotait un signe de faiblesse. Ils restèrent donc en prison, jusqu’à ce qu’ils en appellent de leur sentence le 23 mai et furent remis en liberté sous promesse de comparaître. On avait donc accepté de mettre un terme à la grève, sans compromis réel en retour. Pure et simple capitulation dont il s’agissait!
Même si les travailleur-euses de certaines usines sont restés en grève encore quelques semaines, la grève générale était essentiellement terminée. L’ordre était revenu dans la province; les affaires pouvaient reprendre pour la bourgeoisie.
Au terme du processus, les travailleur-euses québécois ont tout de même fait des gains importants comme l’augmentation générale des salaires, des clauses concernant l’inflation et des plans de retraites. Ils sont également parvenus à gagner leur demande principale du salaire minimum de 100 dollars par semaine. Malgré cela, un fait important demeure : l’épisode du printemps de 1972 fut une occasion manquée pour les travailleur-euses québécois de renverser le système capitaliste et d’entamer la transition vers une société socialiste.
Les leçons de la grève générale
Le plus remarquable de cette grève générale, c’est le courage et la détermination de la classe ouvrière québécoise. Vilipendée de tous bords, tous côtés, elle lutta non seulement contre les patrons, la police et le gouvernement, mais, dans les moments décisifs, contre ses propres dirigeants. Au moment même où les dirigeants du Front commun appelaient à un retour au travail et où la grève semblait terminée, la classe ouvrière québécoise s’est engagée dans l’un des plus impressionnants mouvements révolutionnaires de l’histoire de l’Amérique du Nord. Presque sans aucune direction, les travailleur-euses ont pris contrôle des usines, des mines et des stations de radio. Le gouvernement était paralysé, la police était impuissante.
Bien que le pouvoir était en train de glisser des mains des capitalistes, il n’y avait pas de plan clair et conscient du côté des travailleur-euses pour s’approprier ce pouvoir. Ceci dévoile l’une des faiblesses les plus fatales du mouvement : l’anarcho-syndicalisme. Les dirigeants syndicaux se revendiquaient explicitement des traditions du syndicalisme révolutionnaire prôné par les Industrial Workers of the World (IWW) et Joe Hill. Comme le mentionnait à l’époque le président de la CSN Marcel Pépin : « Jamais depuis l’époque des Industrial Workers of the World, depuis l’époque de Joe Hill et de la lutte pour la journée de travail de huit heures, le mouvement syndical nord-américain n’a été aussi fidèle aux traditions du syndicalisme révolutionnaire. »
De manière générale, on croyait qu’il serait suffisant d’entamer une grève générale et d’occuper les usines. Cependant, une grève générale révolutionnaire pose simplement la question du pouvoir, mais ne la résout pas. Lorsque la grève générale est survenue, un vide politique s’est créé. Les travailleur-euses, sans organisation politique pour mener la lutte vers la victoire, ne réalisaient pas qu’ils avaient le pouvoir entre leurs mains. Après une période de crise où le gouvernement était très affaibli, l’ordre fut rétabli. Les travailleur-euses, en l’absence d’une solution, retournèrent éventuellement au travail.
C’est là une leçon tragique qui nous montre que la lutte contre le capitalisme nécessite la présence d’un parti révolutionnaire, armé de la théorie marxiste, afin de guider les masses ouvrières vers la prise du pouvoir politique. Toute l’histoire démontre que la seule lutte syndicale ne peut renverser le capitalisme et introduire le socialisme. Comme Trotsky l’expliquait dans son Histoire de la révolution russe : « Sans organisation dirigeante, l'énergie des masses se volatiliserait comme de la vapeur non enfermée dans un cylindre à piston. Cependant le mouvement ne vient ni du cylindre ni du piston, mais de la vapeur. » Conséquemment, nous devons rassembler les militant-es les plus avancés de la classe ouvrière et de la jeunesse au sein d’une organisation révolutionnaire. L’expérience et les leçons des luttes aux quatre coins du monde doivent être partagées, afin d’éviter les erreurs du passé et d’assurer les victoires du futur. C’est notre tâche aujourd’hui!
Tandis que la grève générale du Front commun s’est terminée par une défaite, l’héritage de ce mouvement grandiose demeure. Pour la première fois dans l’histoire du Québec, la question du pouvoir fut directement posée : qui fait tourner la roue? Qui est maître du lieu de travail? Les travailleur-euses ou les patrons?
Mais est-ce que nous apprenons cette histoire à l’école? Non. La classe dirigeante a peur de cette histoire, et a tenté de l’effacer de la mémoire de la classe ouvrière. Malheureusement, une grande partie de la gauche a également oublié ces traditions. C’est pourquoi nous souhaitons susciter à nouveau l’intérêt pour les traditions révolutionnaires de cette période marquante de l’histoire du mouvement ouvrier québécois.
Aujourd’hui, tout comme lors des années 60-70, nous vivons dans une époque révolutionnaire. Tandis que la crise du capitalisme se poursuit sans relâche, les patrons tentent encore une fois de faire avaler l’austérité et la diminution des conditions de vie aux travailleur-euses et à la jeunesse. Cette situation a déjà mené à des bouleversements sociaux et à une polarisation politique dans tous les pays du monde, alors que les gens cherchent à sortir de ce cul-de-sac. Il est donc plus pertinent que jamais que nous retenions les leçons de la grève générale révolutionnaire de 1972 afin d’être prêts pour les luttes qui s’en viennent.
Joignez-vous à notre lutte pour faire revivre l’esprit révolutionnaire de 1972 aujourd’hui!
Source: Front commun de 1972 : la plus grande grève générale de l’histoire du Québec