Les mobilisations prévues dans le cadre de la Journée internationale des droits des femmes ont pris un tour spectaculaire en Espagne. « C'était plus qu'une grève, c'était presque une révolution », déclarait un commentateur dans El Periodico, un quotidien édité à Barcelone. La grève a été suivie par plus de 6 millions de personnes: principalement des femmes, mais aussi des hommes. Organisées dans plus de 120 villes, les manifestations ont mobilisé par centaines de milliers.
L'appel à un arrêt de travail de 24 heures – grève à la fois des salariées, des étudiantes et du travail domestique – a été lancé par la Commission 8M, qui coordonne les organisations féministes dans tout le pays. L'initiative était soutenue par de petits syndicats (CGT, CNT, Intersindical, etc.), qui à leur tour avaient appelé à une grève générale de 24 heures, ce qui lui donnait une couverture légale. Quant aux syndicats majoritaires, les Commissions Ouvrières (CCOO) et l'Union Générale des Travailleurs (UGT), ils se sont contentés d'appeler à des arrêts de travail de 2 heures. Pour s'en justifier, les directions syndicales ont ressorti leurs arguments habituels: « les travailleurs ne sont pas prêtspour une grève de 24 heures ; commençons par quelque chose de plus modeste». Ce genre d'attitude peut difficilement susciter l'envie d'agir.
Les mobilisations s'organisaient autour d'un vaste programme de revendications : contre les écarts de salaire entre les sexes, les violences faites aux femmes ou encore le partage inégal des tâches domestiques. Très rapidement, cependant, l'appel à la mobilisation a pris un caractère très politique, notamment suite aux déclarations de la droite au pouvoir (PP) et de Ciudadanos («centre droit»), lesquels ont expliqué que, « bien entendu », ils étaient favorables aux «droits des femmes», mais qu'ils s'opposaient à la grève parce qu'elle est de nature «anti-capitaliste»! De son côté, l'évêque de Saint-Sébastien a souligné que le Diable en personne était derrière cette grève...
Dans la matinée du 8 mars, des dizaines de milliers de personnes étaient déjà venues rejoindre les nombreux piquets de grève, dans tout le pays, devant les universités et les grandes entreprises, mais aussi dans les centres-villes, pour bloquer l'entrée de boutiques, de grands magasins, de restaurants et de grands fast-food. Il planait une certaine confusion quant à la nature et à la portée exactes de la grève, dans la mesure où les principaux syndicats n'avaient appelé qu'à un arrêt de travail de 2 heures – et que, dans bien des endroits, les bureaucraties syndicale avaient semé la désinformation. Nombre de travailleuses hésitaient à participer à la grève, par crainte de subir des représailles de leur employeur ; mais elles y ont été encouragées en voyant que les grévistes avaient le soutien des foules, venues en masse animer les piquets. Par ailleurs, en marge des syndicats, de nombreux travailleurs et travailleuses du secteur public et de différentes entreprises (grands médias, enseignement, santé, etc.) se sont décidés, individuellement ou collectivement, à déserter leur lieu de travail pour participer à la journée de mobilisation.
Au final, ce fut un énorme succès : la grève a été suivie, d'une façon ou d'une autre, par 6 millions de salariés, selon les estimations des CCOO et de l'UGT, soit près d'un tiers de la population active.
Partout, les mobilisations étaient animées d'un esprit très militant, et la combativité des jeunes femmes y était prédominante. Un des slogans les plus populaires était : « La révolution se fera avec les femmes ou ne se fera pas!». D'ailleurs, pour décrire l'état d'esprit général qui régnait au cœur des manifestations, plusieurs personnes ont parlé de révolution. De fait, un mouvement authentiquement révolutionnaire se caractérise toujours par la mobilisation des couches les plus opprimées – en l'occurrence, les femmes. À Bilbao, les cortèges ont entonné un chant ouvrier traditionnel, en modifiant les paroles pour dénoncer l'oppression des femmes migrantes, des travailleuses précaires, etc., et appeler à la grève générale pour balayer « l'État macho ». Le mouvement pour l'émancipation des femmes adoptait un point de vue de classe, et employait les méthodes de la lutte des classes.
Cette formidable journée de mobilisation s'inscrivait dans le contexte général d'une accumulation de frustrations et de colère, en Espagne, face à la crise du capitalisme, la corruption endémique de la scène politique, les impasses dans lesquelles se trouvent les politiques officielles, et les nombreuses violations des droits démocratiques. Cette colère accumulée avait besoin de trouver un exutoire pour s'exprimer.
Il y a à peine quelque semaines, une ambiance réactionnaire – nationaliste espagnole – semblait dominer. Mais c'était superficiel. Ce vernis a éclaté sous l'effet de la lutte des classes. Il faut également souligner que les mobilisations, de même que le mouvement des indignados en 2011, que les manifestations anti-austérité de 2012 ou encore les luttes d'octobre dernier en Catalogne, se sont développées bien au-delà des cadres fixés par les directions syndicales, qui n'y ont joué qu'un rôle secondaire, et qui, à bien des égards, en ont même entravé le cours.
Surtout, ces rassemblements ont mis sur le devant de la scène une question fondamentale : celle de l'articulation entre la lutte pour l'émancipation des femmes et la lutte contre le capitalisme. Aux yeux de bien des grévistes et manifestants, la révolution était une nécessité, et ne pouvait pas s'engager sans que les femmes y jouent un rôle central. À la manifestation de Barcelone, certains disaient même: « On se croirait en 1917 »!
Les membres de la classe dirigeante ont bien perçu le potentiel explosif de ces mobilisations. Les plus sagaces se sont efforcé de ne pas s'opposer trop frontalement à la grève, s'attachant plutôt à édulcorer son contenu et neutraliser sa portée. Ainsi, dans El Pais, le premier quotidien espagnol, l'éditorial du 7 mars affirmait: « La défense de l'égalité entre les hommes et les femmes [...] n'a rien d'idéologique et ne doit pas être instrumentalisée ». En d'autres termes, la grève ne devait pas être de nature anti-capitaliste!
La grève du 8 mars marque un changement fondamental dans la situation en Espagne. Dans ces mobilisations de masse, les femmes ont gagné en confiance; elles pourront d'autant mieux s'affirmer pour revendiquer leurs droits. La vague de grève a montré aux yeux de tous la force que détiennent les travailleurs quand ils agissent collectivement. En faisant converger les luttes contre l'oppression, la grève de masse a posé les bases sur lesquelles pourra se construire un mouvement de masse assez puissant non seulement pour faire chuter le gouvernement du PP, mais aussi pour balayer tout le régime issu de 1978.