L’annonce de la mort d’Eric Hobsbawm, décédé le 1er octobre 2012, déclencha dans les médias bourgeois une explosion sans précédent de compliments, de déférence et d’adulation.
Durant ces dernières semaines, on a vu un déluge sans limites de nécrologies plus obséquieuses les unes que les autres. Il y était décrit diversement comme « l’intellectuel et l’historien anglais de tradition marxiste le plus populaire, influent et respecté » ; « l’historien anglais marxiste le plus marquant », et même « l’un des plus éminents historiens du 20e siècle ».
Les gens de gauche qui se sont laissés prendre par ces louanges assourdissantes devraient repenser avec soin au marxiste allemand Auguste Bebel, qui a dit : « qu’est-ce que le vieux Bebel a fait de mal et dont ils pourraient me féliciter ? » La question devrait être posée : pourquoi la classe dominante ferait-elle tout un plat à propos de la mort d’un historien marxiste ?
Le fait est que bien avant sa mort, l’historien britannique était le chouchou de la bourgeoisie. Déjà en 2002, Hobsbawm était décrit par le magazine conservateur The Spectator comme « vraisemblablement le plus grand historien vivant — pas seulement du Royaume-Uni, mais du monde ». Giorgio Napolitano, l’actuel président de l’Italie et ancien dirigeant communiste, lui envoya ses vœux pour ses 95 ans, comme le président brésilien Lula.
Il est impensable que la bourgeoisie puisse employer des termes aussi élogieux à propos de quelqu’un qui défend réellement les idées du marxisme. Pour le comprendre, il suffit de se rappeler la campagne d’injures, hargneuse et vindicative, que même les plus respectables « intellectuels » bourgeois avaient déversées sur la tête de Lénine et de Trotsky, longtemps même encore après leur mort.
La raison de ce paradoxe n’est pas difficile à trouver. Le fait est qu’Eric Hobsbawm a cessé d’être un marxiste il y a des années — si jamais il en fut un par le passé. Depuis longtemps, il ne se donnait plus la peine de faire semblant de défendre le socialisme. Il avait accepté le capitalisme comme un fait établi de la vie qu’on pouvait regretter, mais qu’on ne pourrait jamais espérer remplacer.
La classe dominante n’a jamais léché les bottes d’un véritable marxiste auparavant. Or il est très enthousiasmant de promouvoir l’image d’un homme devenu « respectable » de leur point de vue. Pour la classe dirigeante, des gens comme Hobsbawm sont toujours utiles en tant que « marxistes soumis » — pour qui les mots de socialisme et de révolution se limitent à porter de confortables charentaises devant un rocking-chair.
Des personnages de ce genre sont précisément utiles parce qu’ils ne menacent rien ni personne. Les seuls qui pourraient en avoir peur sont les vieux retraités qui lisent le Daily Mail [NDT : équivalent du Figaro] et qui vérifient anxieusement sous leur lit, le soir avant de se coucher, s’il n’y a pas un communiste de caché.
La classe dirigeante, qui n’est pas si facilement impressionnable, et qui a l’odorat aiguisé pour ce genre de choses, reconnaît instantanément dans cet ex-communiste un allié inestimable dans la lutte contre le marxisme et le communisme. Il est grand temps de dépouiller de son auréole ce saint si extraordinaire, et de demander : qui était Eric Hobsbawm, et que représentait-il ?
Retour sur son passé
Eric Hobsbawm est né en 1917 en Egypte, dans la ville d’Alexandrie, de parents juifs issus de la classe moyenne. Son père, Leopold Obstbaum, était un commerçant. Le nom de Hobsbawm semble avoir été le résultat d’une erreur de l’état civil. Son père est mort lorsqu’il avait 12 ans, et sa mère décéda deux ans plus tard.
Devenu orphelin, Eric vécu pendant un temps à Berlin avec son oncle. C’était une période très sombre. Le crash de Wall Street de 1929 mena à la Grande Dépression en Europe centrale, avec énormément de chômage, et une intensification de la lutte des classes. En Allemagne, cette période trouble précéda l’ascension d’Hitler au pouvoir.
Dans l’autobiographie publiée pour ses 85 ans, Eric Hobsbawm écrit : « J’appartiens à la génération pour qui la Révolution d’Octobre représentait un espoir pour le monde entier. » En 1931, à l’âge de 14 ans, il rejoignit le Parti Communiste ou, pour être précis, l’organisation étudiante de son école, the Sozialistischer Schülerbund (Association Etudiante Socialiste).
A cette époque, il était logique pour les personnes juives, menacées par le fascisme et l’antisémitisme, d’avoir de la sympathie pour le communisme et l’Union Soviétique. Le fait qu’il percevait une issue dans la Révolution Russe est à porter à son crédit. Mais ce que le jeune Eric prenait pour le « communisme » était en réalité une caricature bureaucratique et totalitaire du communisme. Et il consacra malheureusement le reste de sa vie à défendre le stalinisme.
Les staliniens ont joué un rôle désastreux dans l’ascension d’Hitler. Le mouvement ouvrier allemand était le plus fort du monde, et lors du moment de vérité, Hitler se vanta d’être arrivé au pouvoir sans avoir « cassé une seule fenêtre ». La classe ouvrière était effectivement paralysée, en raison de la scission calamiteuse du SPD et du PC. Le résultat fut la défaite la plus catastrophique de la classe ouvrière allemande.
Trotsky a expliqué inlassablement que le front unique était la seule manière de briser Hitler et de préparer la voie de la victoire de la classe ouvrière. Mais les staliniens ont écarté cette recommandation d’un revers de la main. Ils ont consacré la quasi-totalité de leur énergie à combattre les sociaux-démocrates comme leur « principal ennemi ».
Les responsables du parti communiste allemand ont poussé les ouvriers communistes à se battre physiquement contre les ouvriers socialistes, et à casser leurs meetings, allant même jusqu’à inciter les plus jeunes à faire de même (les jeunesses communistes contre les jeunesses socialistes).
Le résultat direct de cette politique criminelle est l’arrivée au pouvoir des nazis en 1933. Mais le jeune Eric n’avait pas une attitude critique à l’égard du stalinisme, et se trompait en y voyant une continuité de la Révolution d’Octobre. A l’époque où l’Europe et les Etats-Unis étaient dévastés par un chômage de masse, le premier plan quinquennal enregistrait des succès impressionnants.
Comme il était très jeune, Hobsbawm n’avait probablement jamais entendu parler de Trotsky. Il devait à peine avoir conscience des politiques désastreuses du parti communiste allemand, et encore moins être au courant du rôle criminel de Staline et de la bureaucratie de Moscou dans la catastrophe allemande.
Hobsbawm, l’historien
Peu de temps après qu’Hitler prit le pouvoir, Eric quitta, par sécurité, Berlin pour Londres. En 1935, il alla à l’école de Cambridge, où le Parti Communiste avait de nombreux sympathisants. C’étaient les années où les célèbres espions Philby, Burgess et MacLean furent recrutés par Moscou. A l’université de Cambridge, Eric s’impliqua dans le militantisme de l’Union Etudiante des Jeunes Communistes.
Le Parti Communiste anglais avait dans ses rangs de nombreux intellectuels : des gens comme les historiens Christopher Hill, George Thomson et E.P. Thompson, l’écrivain Benjamin Farringdon, l’artiste Anthony Blunt, le poète Christopher Caudwell, le célèbre biologiste J.B.S. Haldane et bien d’autres encore. Ils étaient attirés par les idéaux d’Octobre et les avancées impressionnantes de l’économie et de la culture de l’Union Soviétique.
Après avoir obtenu un doctorat de l’université de Cambridge, Hobsbawm fut nommé maître de conférences en histoire, à l’Université de Birkbeck à Londres, en 1947. Il eut de la chance d’obtenir ce poste, juste avant la crise de Berlin de 1948 qui déboucha sur une intensification de la guerre froide. Il publia son premier livre en 1948. Sa première œuvre majeure, Les Primitifs de la révolte dans l’Europe moderne, en 1959, sur les bandits de l’Europe du Sud, fut publiée sous le pseudonyme de Francis Newton.
En tout, Hobsbawm écrivit plus de trente livres, ce qui lui permit de gagner sa réputation et sa position élevée dans la gauche. Cette réputation n’est pas complètement injustifiée. Il était un véritable homme d’histoire, qui n’écrivait pas uniquement sur les rois, les reines et les hommes d’Etat, mais sur les forces économiques et politiques qui, en dernière analyse, sont les forces motrices de l’Histoire. Cela explique sa crédibilité et son autorité dans les cercles de gauche au niveau international.
Toutefois, il faut dire que ses livres sont de qualité et d’intérêt inégaux. Dans ses derniers travaux, on note un net déclin. Même dans ses meilleurs écrits, cependant, il y a des déformations de l’histoire. Comme c’est le cas avec de nombreux historiens staliniens, sa version de l’histoire tend à exagérer l’élément économique et à le présenter comme un facteur causal direct du processus historique – ce contre quoi Marx et Engels ont mis plusieurs fois en garde.
Plutôt qu’un marxiste, Hobsbawm était un produit de l’école anglaise de l’empirisme, avec ses bons et ses mauvais côtés. L’école empirique est caractérisée par l’utilisation excessive de faits et de chiffres. C’est aussi sa force. C’est sans doute la profusion de faits et de chiffres dans ses livres qui explique en grande partie son succès dans les pays latins, où il n’y avait pas, dans les travaux intellectuels, la même tradition rigoureuse dans la présentation des faits et des chiffres. Ce n’est pas pour rien que Marx surnommait la Grande-Bretagne « le pays des statistiques ».
Pour ne citer qu’un exemple, Hobsbawm fournit un soutien statistique à l’analyse de Marx sur le développement de la révolution industrielle aux dépens des niveaux de vie de la classe ouvrière ; ce qui contredisait la ligne dominante des universitaires bourgeois qui soutenaient que l’industrialisation améliorait les niveaux de vie. En cela, on peut dire que son œuvre était influencée par le marxisme, et qu’il fit une contribution utile, au moins dans la première période.
Mais la faiblesse de sa production, présente même dans ses meilleures œuvres, est assez typique de l’école britannique qui étudie l’histoire, et même de la tradition intellectuelle britannique en général. Elle manque de profondeur et de dynamisme, ce qui illustre l’absence d’une réelle compréhension de la dialectique. La même mécanique, sans rapport avec la méthode dialectique, est une caractéristique commune à de nombreux vieux historiens staliniens. Elle donne l’impression d’un processus continu et graduel, qui manque totalement d’esprit révolutionnaire. Ce faisant, les facteurs économiques sont accentués, pendant que la lutte de classe est présentée de façon théorique, comme vue de l’extérieur par un observateur passif – comme Hobsbawm l’était, et qu’il le resta toute sa vie.
Au moins dans ses premières œuvres, il était un observateur qui était du côté des révolutionnaires. Dans ses derniers ouvrages, en revanche, il fut le colporteur d’un scepticisme des plus pernicieux. Cet ex-stalinien termina sa vie comme un respectable membre de l’establishment, qui était explicitement hostile à la révolution dans la moindre de ses manifestations.
Un processus de dégénérescence
Hobsbawm commença sa carrière en travaillant sur le 19e siècle. Ses travaux les plus connus étaient ceux qui s’occupaient de cette période, comme L’ère des Révolutions (1962) et L’ère du Capital (1975) ainsi que Labouring Men (1964). Ces livres sont devenus des références pour tous les maîtres de conférences d’histoire, s’ils sont de gauche. Ils sont à l’origine de sa réputation et s’il avait cessé d’écrire après cela, sa réputation aurait été méritée – tout au moins partiellement.
Ses premiers livres fournissent une introduction raisonnable au développement du capitalisme aux 18e et 19e siècles. Ils ont certainement agi comme une introduction à la compréhension matérialiste du développement du capitalisme du 19e siècle à plusieurs générations d’étudiants d’histoire et, dans ce sens, nous pouvons les leur recommander. Mais, par la suite, ses propos ont complètement dégénéré.
Une dizaine d’années plus tard, L’ère des Empires (1987) était publié durant l’apogée de la période Thatcher. Bien qu’occasionnellement il continue d’afficher un soutien de façade aux idées de Lénine, ce livre est caractérisé par le scepticisme, le pessimisme et le cynisme. Autrement dit, c’est précisément le signe de quelqu’un qui est en train de rompre avec le socialisme, mais qui ne se l’avoue pas.
Ses derniers écrits n’ont pas plus de valeur, même en tant que travaux historiques, politiques, ou bien encore littéraires. En particulier son livre L’Âge des extrêmes : le court XXe siècle 1914-1991 (1994) qui prétend couvrir les huit décennies depuis la Première Guerre mondiale jusqu’à la chute de l’URSS. Bien qu’il fût naturellement bien accueilli par la presse bourgeoise, il est absolument sans intérêt. Il est mal écrit et manque cruellement d’analyse sérieuse des sujets annoncés par son titre.
Ce qui est frappant avec L’Âge des extrêmes, ce n’est pas ce qui y est écrit, mais plutôt ce qui ne l’est pas. Il s’agit en réalité d’une collection d’anecdotes, ornées de jugements superficiels de la manière la plus philistine qui soit. En un mot, ce livre appartient aux livres d’histoire colportant des ragots, et qu’Hobsbawm, dans sa jeunesse, méprisait.
Le titre à lui seul prend tout son sens, car du point de vue des philistins, tous les « extrêmes » sont mauvais. Nous verrons plus tard jusqu’où ce point de vue a mené Hobsbawm à la fin de sa vie. Pour le moment, nous nous bornerons à une critique d’Hobsbawm en tant qu’historien.
Par exemple, dans L’Âge des extrêmes, il tente d’expliquer la victoire d’Hitler. Mais il est impossible de comprendre la raison de la paralysie du puissant mouvement ouvrier allemand face au nazisme, à moins d’expliquer le rôle désastreux à la fois de la direction du PSD et, par-dessus tout, des staliniens qui ont délibérément divisé la classe ouvrière. Sur ce sujet, comme toujours, le professeur « rouge » glisse avec prudence :
« Le renforcement de l’extrême droite profita, tout au moins dans les pires années du marasme, des revers spectaculaires de la gauche révolutionnaire. Car loin d’amorcer une nouvelle vague de révolution sociale, comme l’avait prévu l’Internationale communiste, la crise réduisit le mouvement communiste international, hors de l’URSS, à un état de faiblesse sans précédent. Il est vrai que celui-ci était dû, dans une certaine mesure, à la politique suicidaire du Komintern qui, non content de sous-estimer grossièrement le danger du national-socialisme en Allemagne, mena une politique d’isolement sectaire qui paraît après-coup tout à fait incroyable : il décida en effet que son principal ennemi était le mouvement syndical des partis sociaux-démocrates et travaillistes (qualifiés de “sociaux fascistes”). » (Eric J. Hobsbawm, L’Age des extrêmes, histoire du court XXe siècle 1914-1991, André Versailles éditeur, 2008 – page 147.)
Avec ces quelques lignes, qui apparaissent presque comme des notes ajoutées après coup, Hobsbawm cherche à écarter le rôle du parti communiste dans la victoire des nazis. Ce n’était pas la crise qui « réduisit le mouvement communiste international en dehors de l’URSS à un état de faiblesse sans précédent », mais la ligne criminelle de l’extrême gauche du Komintern, dont le virage était dicté par Staline et qui faisait partie de sa lutte contre le « Trotskysme » en Russie.
Il ne fournit aucune explication à la théorie stalinienne du « fascisme social » ou de la « Troisième période ». Il dit seulement que cela « semble assez incroyable rétrospectivement » et que « dans une certaine mesure » elle fut responsable de la défaite des ouvriers allemands. C’est extrêmement malhonnête, et sa mauvaise foi va très loin. En effet, Hobsbawm essaie de diminuer le rôle désastreux du stalinisme en Allemagne, qui était la principale raison (et non pas « dans une certaine mesure ») de la victoire d’Hitler. Cette petite « erreur » n’est pas la seule qu’il commet. D’autres « erreurs » similaires sont présentes sur chaque page.
C’est également le cas par exemple de son dernier ouvrage, paru en 2011 sous le modeste titre Comment changer le monde, et dont il vaut mieux ne rien dire.
Hobsbawm et l’Espagne
Dans son livre, L’Age des extrêmes, Hobsbawm défend le point de vue stalinien de la Révolution espagnole et du Front populaire en France, sans faire mention des mouvements de résistance en Grèce et en Italie. La façon dont Hobsbawm traite la Révolution espagnole des années 30 est un cas typique de déformation de l’Histoire. Attaquant le film de Ken Loach, Land and Freedom, il écrit :
« Aujourd’hui, il est possible de voir la guerre civile espagnole comme un apport à l’histoire tragique du siècle le plus brutal, le XXe siècle, en la replaçant dans son contexte historique. Ce n’était pas, comme l’a défendu le néolibéral François Furet, une guerre entre l’extrême droite et le Komintern – une vision partagée, selon un point de vue trotskyste, par le film percutant de Ken Loach (1995). Le seul choix était entre deux côtés, et l’opinion démocratique libérale choisit de manière écrasante l’antifascisme ». (La guerre des Idées, 17 février 2007, The Guardian)
C’est en même temps une caricature historique et un abandon complet du marxisme. Ici nous pouvons le laisser se répondre à lui-même. Dans L’Ere des Révolutions, écrit à une époque où son style s’apparentait encore vaguement au marxisme, nous pouvons lire :
« Mainte et mainte fois, nous verrons des réformateurs de la bourgeoisie modérée mobiliser les masses contre une réaction, ou une contre-révolution acharnée à survivre. Nous verrons les masses dépasser les objectifs des modérés dans leur poussée vers leurs propres révolutions sociales, et les modérés, à leur tour, se diviser entre un groupe conservateur, faisant désormais cause commune avec les réactionnaires, et une aile gauche décidée à poursuivre jusqu’au bout l’exécution interrompue du programme des modérés, avec l’aide des masses et même au risque de perdre leur contrôle sur elles. Et ainsi de suite, à travers les répétitions et les variations des modèles de résistances – mobilisation des masses – glissement vers la gauche – scission parmi les modérés et glissement vers la droite – jusqu’à ce que le gros de la classe moyenne passe dans le camp de celui qui est devenu celui du conservatisme, ou soit battu par la révolution sociale. Dans la plupart des révolutions bourgeoises qui ont suivi celle de la France, les libéraux modérés ont dû, dès les premières phases du phénomène, ou reculer, ou passer dans le camp conservateur. D’ailleurs, au XXe siècle, on s’aperçoit de plus en plus (surtout en Allemagne) qu’ils ont perdu toute envie de commencer une révolution, par crainte de ses conséquences imprévisibles, et qu’ils préfèrent la solution du compromis avec le roi et l’aristocratie ». (Eric J. Hobsbawm, L’Ere des Révolutions, Editions Complexe, 1988 – pages 84-85.)
Comme Hobsbawm écrivait bien en 1962 ! Comme il comprenait bien les dynamiques internes des révolutions qui se sont produites par le passé ! Mais comment se fait-il que cette analyse exacte ne cadre plus avec ses écrits ultérieurs, à propos de la révolution espagnole qu’il réduisit à un simple choix entre le soutien au fascisme ou à la bourgeoisie libérale républicaine ?
Non seulement Marx, mais aussi Lénine, en particulier, ont expliqué à plusieurs reprises qu’après 1848 les bourgeois libéraux ont toujours joué un rôle traître et qu’au final ils ont toujours trahi la révolution, sans avoir peur du prolétariat. Ils n’ont jamais eu que du mépris pour les petits-bourgeois « progressistes ». Ils les considéraient comme étant les alliés les moins fiables et comme les pires traîtres de la cause révolutionnaire.
Lénine attaquait infatigablement les bourgeois libéraux russes pour leur traîtrise et leur couardise. Il exigeait une rupture complète avec eux, comme première condition pour le succès de la révolution. Et ici Lénine faisait référence, non pas à la révolution socialiste, mais à la révolution démocratique bourgeoise elle-même.
Rappelons-nous les tâches de la révolution démocratique bourgeoise en Russie qui ont été accomplies, non pas en faisant alliance avec les bourgeois libéraux, mais contre eux. La Révolution d’Octobre fut portée sincèrement par les forces révolutionnaires de Russie : les ouvriers et les paysans. Ce n’était pas les bolcheviks, mais les menchéviks qui préconisaient l’alliance avec les bourgeois libéraux. La politique de Staline en Espagne dans les années 1930 était tout bonnement une mauvaise caricature du menchevisme.
La victoire de Franco en Espagne était courue d’avance. Les ouvriers espagnols auraient pu sans aucun doute écraser les fascistes – comme ils réussirent à le faire en Catalogne – et poser les tâches de la transformation de la société à une condition : que les dirigeants du mouvement ouvrier aient eu une politique révolutionnaire.
La première condition pour la victoire en Espagne était que la conduite de la guerre soit retirée des mains de ces traitres de politiciens bourgeois, et que les ressources de l’Espagne – la terre, les usines et les banques – soient sous le contrôle des ouvriers et des paysans. Les masses auraient dû être armées pour défendre leurs conquêtes sociales et la direction de la lutte aurait dû être entre les mains des délégués ouvriers, connus et fidèles à la cause ouvrière.
Comparons ce qui s’est passé en Espagne à la guerre civile russe, quand la Russie Soviétique fut envahie par 21 armées étrangères. Les bolcheviks n’avaient même pas leur propre armée. Pourtant, ils se défendirent et remportèrent la victoire sur les armées blanches et leurs alliés. Trotsky organisa l’Armée Rouge pratiquement à partir de rien.
A un certain point, la zone contrôlée par les bolcheviks n’était pas plus grande que le vieux centre-ville de Moscou. La situation semblait sans espoir. Mais les bolcheviks combinèrent leur politique militaire avec des mesures révolutionnaires et une propagande internationaliste. Les ouvriers et les paysans se battirent comme des lions, car ils savaient qu’ils se battaient pour leur propre émancipation sociale. Cela, et uniquement cela, garantit la victoire des bolcheviks dans cette guerre civile.
En réalité, les ministres bourgeois libéraux préférèrent laisser l’Espagne, les mains liées et bâillonnée, aux fascistes plutôt que de permettre aux ouvriers et aux paysans de prendre le pouvoir et de diriger la société. La réticence et la complète incapacité des républicains à combattre les fascistes étaient visibles dès le départ. Les dirigeants républicains refusèrent d’armer les ouvriers qui l’exigeaient. Ils tentèrent même de supprimer les informations concernant le coup d’Etat fasciste.
La question est de savoir comment la victoire pouvait être achevée. Trotsky répondit en ces termes :
« Vous avez raison de combattre Franco. Nous devons exterminer les fascistes, qui veulent la même Espagne qu’avant la guerre civile, parce que Franco vient de cette Espagne-là. Nous devons exterminer les fondations de Franco, les fondations sociales de Franco, qui est le système social du capitalisme ». (La Révolution Espagnole 1931-1939, p.255).
Staline et l’Espagne
Le rôle le plus néfaste fut joué par les dirigeants du Parti « Communiste », qui prenaient leurs ordres directement auprès de Moscou. Les dirigeants du parti communiste espagnol devinrent les plus ardents défenseurs du slogan capitaliste « la loi et l’ordre ». En effet, derrière le slogan « premièrement la guerre, ensuite la révolution », ils sabotèrent systématiquement tout mouvement indépendant des ouvriers et des paysans.
Leur excuse était la nécessité de maintenir l’unité avec les bourgeois républicains du Front Populaire. Mais en réalité, le Front Populaire était une pure fiction. L’essentiel de la bourgeoisie espagnole avait rallié Franco dès le déclenchement de la guerre civile. En s’unissant aux républicains, les staliniens s’unissaient, non pas à la bourgeoisie, mais seulement à son ombre.
L’unique force sociale qui restait pour lutter contre le fascisme était les ouvriers et les paysans. Pourquoi étaient-ils censés se battre ? Pour la « République » ? Mais la république capitaliste avait échoué, car elle n’avait résolu aucun des besoins élémentaires des ouvriers et des paysans. Ce n’est pas pour rien que les fascistes utilisaient de manière démagogue ce slogan : « Que te da a comer la Republica ? » (« Que te donne à manger la République ? »).
Il n’est pas question ici de fournir des explications détaillées sur la façon dont les staliniens aidèrent d’une part la bourgeoisie à écraser la révolution en Catalogne, et d’autre part à reconstruire le vieil Etat capitaliste. Il est suffisant de dire que cet acte contre-révolutionnaire, loin de renforcer la République, la mina mortellement, et donna la victoire aux fascistes.
Staline était terrifié à l’idée d’une possible victoire de la révolution ouvrière en Espagne. L’exemple d’une démocratie saine en Espagne aurait exercé un puissant effet sur les travailleurs russes, qui supportaient de moins en moins le fardeau d’un régime bureaucratique et totalitaire.
Ce n’est pas un hasard si Staline déclencha au même moment « les Grandes Purges » qu’on appelle aussi les « Procès de Moscou », et qui sont tristement célèbres. Abandonnant la politique révolutionnaire internationaliste de Lénine — basée fondamentalement sur la défense de l’URSS par le soutien de la classe ouvrière mondiale et sur la victoire internationale du socialisme — la bureaucratie russe tenta d’obtenir le soutien des Etats capitalistes « bons » et « démocratiques » (la Grande-Bretagne et la France) contre Hitler. Une fois, ils sont même allés jusqu’à soutenir le « bon » fascisme italien contre le « mauvais » fascisme allemand !
La victoire d’Hitler en 1933 était le résultat d’une politique erronée, mais en Espagne, Staline étrangla délibérément la révolution. En faisant cela, il garantit également la défaite de la République espagnole et la victoire de Franco. Voici comment Hobsbawm traite cela :
« Le conflit entre l’enthousiasme libertaire et l’organisation disciplinée, entre la révolution sociale et la réussite d’une guerre, est une réalité de la guerre civile espagnole, même si nous supposons que l’URSS et le Parti communiste ont voulu que la guerre se finisse dans la révolution et que les parties de l’économie socialisée par les anarchistes (c’est-à-dire contrôlée par les ouvriers locaux) marchent correctement. Les guerres, aussi flexibles que soient les hiérarchies de commandements, ne peuvent pas être menées – tout comme les économies de guerre — d’une manière anarchiste. La guerre civile espagnole n’aurait pu être menée, sans parler d’être gagnée, en suivant des lignes “orwelliennes” » (La guerre des Idées, le 17 février 2007, The Guardian).
C’est de la casuistique, et la plus mauvaise qui soit. Hobsbawm juxtapose deux choses alors qu’elles sont mutuellement incompatibles : réaliser la révolution ou gagner la guerre civile. Mais ce qui compte en réalité, c’est qu’au final ils n’aient fait ni l’un ni l’autre. En détruisant la révolution, les staliniens et leurs alliés bourgeois du Front Populaire ont également miné le moral des travailleurs et des paysans espagnols, et ont ainsi préparé le terrain pour la victoire militaire des fascistes.
« Le gouvernement de la victoire »
La principale avant-garde de la contre-révolution en Catalogne fut fournie par le Parti « Communiste ». La vieille machine de l’Etat capitaliste en Catalogne avait été détruite par les ouvriers en juillet 1936. Les staliniens du PSUC aidèrent sur-le-champ les bourgeois nationalistes catalans à reconstruire les bases de leur pouvoir. Afin d’y parvenir, les anarchistes et les ouvriers POUMistes devaient être écrasés. Les staliniens assumèrent la pleine responsabilité de ce rôle de bourreau.
Sur le rôle des staliniens en Espagne, Hobsbawm écrit simplement que « les pour et les contre continuent d’être discutés dans la littérature politique et historique ». Mais les crimes du GPU en Espagne étaient bien connus et documentés à l’époque où George Orwell donnait son témoignage dans Hommage à la Catalogne. Ceci explique l’attitude pleine de vitriol d’Hobsbawm envers Orwell, qu’il appelle dédaigneusement l’« Anglais de la haute qui s’appelait Eric Blair ».
La guerre civile espagnole révéla la détermination de Staline à liquider toutes les tendances de gauche qui n’étaient pas sous son contrôle. Que dit le « Professeur Rouge » à ce sujet ?
« En résumé, quelle était la cause de ce qui divisait Marx et Bakounine, et qu’en est-il resté à l’issue de ces débats ? Les polémiques au sujet du POUM dissident sont hors sujet ici et (de par la taille restreinte de ce parti et le rôle marginal qu’il a joué dans la guerre civile) ne sont pas vraiment importantes. Elles appartiennent à l’histoire des luttes idéologiques internes au mouvement communiste ou, si l’on préfère, à la guerre impitoyable menée par Staline contre le Trotskysme et ses agents (mal) identifiés ». (La Guerre des Idées, 17 février 2007, The Guardian).
Hobsbawm souhaite jeter discrètement un voile sur les activités des staliniens en Espagne, et en particulier leur liquidation du POUM, un parti de l’aile gauche et dont le dirigeant Andreu Nin a été une fois l’allié de Trotsky. Nin a était kidnappé par la GPU de Staline, brutalement torturé et assassiné. Le même destin fatal est arrivé à beaucoup d’autres Poumistes, aux anarchistes et d’autres qui n’étaient pas disposés à suivre aveuglément les ordres de Moscou.
La défaite du prolétariat de Barcelone déclencha une orgie contre-révolutionnaire. Les staliniens commencèrent à rassembler les anarchistes et les POUMistes, et à désarmer les ouvriers. Les comités ouvriers et les coopératives furent détruits. Le POUM fut déclaré illégal, sous le prétexte qu’il complotait avec Franco. Nin et d’autres dirigeants furent atrocement torturés et massacrés par les agents de Staline en Espagne.
Largo Caballero, le dirigeant de la gauche socialiste, qui tenta de s’opposer aux staliniens, fut remplacé par le socialiste de l’aile droite Juan Negrin, décrit par Hugh Thomas comme « un homme de la grande bourgeoisie, un défenseur de la propriété privée, et même du capitalisme ». (La Guerre civile espagnole p. 667). Les staliniens appelèrent le gouvernement Negrin « le gouvernement de la victoire ». En réalité, c’était le gouvernement de la défaite.
Les staliniens ont aidé à la reconstruction de l’Etat capitaliste, et ont livré l’armée au contrôle de la vieille caste d’officiers. Après les avoir utilisés pour faire le sale boulot, ces derniers continuèrent à jeter les « communistes » de côté et réalisèrent un coup d’Etat par-derrière. Les généraux Casado et Miaja (toujours avec une carte du PC dans la poche) complotèrent avec Negrin pour rendre le parti « Communiste » illégal, et tentèrent de passer un accord avec Franco.
Casado offrit d’arrêter et de livrer à Franco de nombreux communistes ainsi que des leaders ouvriers. La Pasionaria [1] et d’autres dirigeants staliniens furent obligés de fuir en France, en laissant les militants communistes à leur destin. Hobsbawm passe sous silence tout cela.
Les politiques de collaboration de classe, qu’Hobsbawm présente comme la seule manière de garantir la victoire contre le fascisme, préparèrent en fait la voie d’une écrasante défaite. Les fascistes prirent sur les ouvriers une revanche des plus horribles. Plus d’un million de personnes furent tuées, uniquement dans la guerre civile. Des milliers de plus furent massacrés juste après la défaite. La classe ouvrière espagnole paya un prix épouvantable à cause des politiques erronées, mais aussi de la lâcheté et de la trahison totale, de ses dirigeants – en particulier ceux du Parti Communiste. C’est ce qu’Hobsbawm tenta de justifier jusqu’à la fin de sa vie.
Dans L’Âge des Extrêmes, il défend les actions de la bureaucratie stalinienne. Il écrit que l’alliance de Staline, Churchill et Roosevelt « eût été impossible sans une certaine diminution des hostilités et de la suspicion mutuelle entre les champions et les adversaires de la Révolution d’Octobre » (p. 219). Donc, la Révolution Espagnole devait être sacrifiée sur l’autel de « l’alliance antifasciste ». Selon cette logique stalinienne tordue, la défaite de la Révolution Espagnole était le prix à payer – et pour le coup, un bon prix selon eux – afin de consolider l’alliance entre l’Union Soviétique et les « démocraties européennes », et ouvrir ainsi la voie à « une démocratie d’un nouveau type » :
« La Guerre Civile Espagnole facilita les choses [“une certaine diminution des hostilités” ente l’Union Soviétique et les “démocraties” de l’Ouest]. Mêmes les gouvernements contre-révolutionnaires ne pouvaient oublier que le gouvernement espagnol, conduit par un Président et un premier ministre libéraux, jouissait d’une totale légitimité constitutionnelle et morale quand il avait appelé à l’aide contre ses généraux rebelles. Même les hommes d’Etat démocrates qui, craignant pour leur peau, le trahirent avaient mauvaise conscience (!). Le pouvoir espagnol et surtout les communistes, qui avaient de plus en plus d’influence dans ses affaires, protestaient que la révolution sociale n’était pas leur objectif : ils firent visiblement tout leur possible pour la maîtriser et renverser le cours des choses sous les yeux horrifiés des révolutionnaires les plus fervents. L’enjeu, affirmaient-ils avec force, n’était pas la révolution, mais la défense de la démocratie ». (p. 219)
Cela est faux du début jusqu’à la fin. En réalité, la défaite de la classe ouvrière espagnole abattit les derniers obstacles restants à la Seconde Guerre mondiale. La soi-disant alliance des démocraties de l’Ouest avec l’Union Soviétique n’était, depuis toujours, que pure fiction. En fait, la Grande-Bretagne en particulier avait tout le temps encouragé Hitler dans sa politique étrangère agressive dans l’espoir qu’il attaquerait l’Union Soviétique.
Voilà la véritable signification de la politique d’« apaisement » de Chamberlain. Ce n’est qu’à la dernière heure, lorsqu’ils réalisèrent qu’Hitler attaquerait la France, que les gentlemen de Londres ont changé de position. La simple idée que des types comme Chamberlain et Churchill se sentaient coupables parce qu’ils avaient facilité la victoire de Franco est tout simplement ridicule. Leurs calculs n’ont jamais été basés sur des considérations sentimentales ou morales, mais uniquement sur les intérêts de l’impérialisme britannique.
Même lorsqu’Hitler attaqua l’Union Soviétique en 1941, une partie assez importante de la classe dirigeante britannique avait comme idée de laisser l’Allemagne et la Russie s’épuiser l’une contre l’autre pour ensuite intervenir et les écraser toutes les deux. C’est la véritable raison pour laquelle Churchill, supposément l’allié de l’URSS, empêcha continuellement l’ouverture d’un second front en France. La seule raison qui le fit accepter finalement d’envahir la France en 1944 était l’avance spectaculaire de l’Armée Rouge, qui menaçait d’atteindre la Manche.
[À suivre…]
Translation: La Riposte (France)