Des manifestations de masse et une grève générale demandant la démission du président Jovenel Moïse paralysent Haïti depuis plus de deux semaines. Ce mouvement de masse est également une réaction à la pauvreté grandissante et à la corruption. Il est une continuation directe de la grève générale de l’été 2018 contre l’augmentation des prix du carburant et des manifestations de novembre dernier liées au scandale de corruption impliquant des fonds de PetroCaribe.
[Source]
La corruption de PetroCaribe
PetroCaribe est une alliance lancée en 2005 par le gouvernement Chavez qui allait éventuellement inclure 17 pays de l’Amérique centrale et des Caraïbes. À l’époque où le prix du baril de pétrole dépassait 100$, le programme PetroCaribe permettait de fournir du pétrole bon marché et des modalités de crédit préférentielles à ses membres. Ceux-ci pouvaient obtenir du pétrole pour une fraction du prix du marché et payer le reste sur 25 ans avec peu d’intérêts.
Haïti a rejoint PetroCaribe en 2006 lorsque Préval a pris le pouvoir, au grand dam des impérialistes. Sans PetroCaribe, le gouvernement haïtien se serait trouvé dans une position très difficile, puisque les hauts prix du baril de pétrole auraient siphonné les coffres du gouvernement. Après le tremblement de terre en 2010, le Venezuela a non seulement effacé 295 millions de dollars de dette qu’Haïti avait contractée depuis son adhésion à PetroCaribe, mais il a aussi fourni des fonds d’aide et de reconstruction. Ces actes de solidarité de la part du gouvernement vénézuélien ont été grandement appréciés par le peuple haïtien.
Depuis, Haïti a accumulé deux milliards de dollars en dette envers le Venezuela sous le programme PetroCaribe.
L’idée derrière PetroCaribe était que les économies réalisées par le programme seraient utilisées pour des investissements en infrastructure et développement, surtout dans le logement, la santé et l’éducation. Des années plus tard, il n’y a eu aucun développement et le peuple haïtien n’a vu aucun des avantages sociaux attendus. Les gens ont naturellement commencé à se demander où l’argent était allé.
Le Sénat haïtien a publié des rapports en 2016 et en 2017 indiquant que près de deux milliards de fonds de PetroCaribe ont été volés par l’élite politique haïtienne. Les rapports ont montré qu’il y a eu 1,7 milliard de dollars en contrats sans appel d’offres alloués par le gouvernement entre 2008 et 2016. Ces projets ont été payés en utilisant l’argent de PetroCaribe, mais n’ont jamais été menés à leur terme.
Les rapports du Sénat et un rapport de la Cour supérieure des comptes datant de janvier 2019 ont souligné la gestion désastreuse et le détournement des fonds de PetroCaribe. Une quinzaine d’anciens ministres et de hauts fonctionnaires de l’ancien gouvernement Martelly sont impliqués, incluant l’actuel président Moïse lui-même. Une entreprise possédée par Moïse à l’époque a été payée pour la construction d’une route, mais aucun contrat n’a été trouvé pour le projet.
Le rapport de janvier lui-même est incomplet et n’a pu se rendre au bout de l’enquête sur le vol de fonds de PetroCaribe. Un autre rapport est prévu pour avril. Sans surprise, malgré le vol flagrant de fonds de PetroCaribe, aucune accusation n’a été portée et aucune arrestation n’a eu lieu.
Stimulée par “PetroCaribe Challenge”, une campagne lancée sur les réseaux sociaux, une série de manifestations ont eu lieu l’an dernier contre le vol des fonds de PetroCaribe et la corruption généralisée au pays. Ce mouvement a culminé avec des manifestations de masse et des grèves qui ont paralysé Port-au-Prince plusieurs fois vers la fin de 2018. Les manifestants demandaient la démission du gouvernement et que justice soit rendue pour la corruption et le vol des fonds de PetroCaribe.
La fin de PetroCaribe
La situation économique haïtienne ne cesse de se détériorer. Les fonds d’aide étrangère qui ont été envoyés au pays après le tremblement de terre de 2010 et les ouragans qui ont suivi ont été épuisés. Il semble également qu’une grande partie de cet argent a été aussi volé par les élites haïtiennes.
Haïti était déjà en retard sur ses paiements au Venezuela sous l’accord PetroCaribe. Cependant, avec la pression grandissante des États-Unis sur le Venezuela sous la forme de sanctions économiques, Haïti s’est retrouvée incapable de payer sa dette et la participation du pays au programme a pris fin en octobre 2017.
Le Venezuela ne peut pas fournir du pétrole subventionné à Haïti à cause des sanctions. La réalité est que les subventions au carburant desquels dépendent la plupart des Haïtiens pour leur survie pouvaient seulement être maintenues grâce à PetroCaribe. Cette option étant écartée, le gouvernement haïtien s’est tourné vers le Fonds monétaire international (FMI), qui y a vu l’occasion de forcer le gouvernement haïtien à cesser de subventionner le carburant. Le FMI a offert des millions en prêts en échange de privatisations et de l’élimination des subventions au carburant. Le FMI expliquait qu’à cause du vol et du détournement des fonds de PetroCaribe, les subventions au carburant devaient cesser car elles profitaient de manière disproportionnée aux élites haïtiennes.
Cela ne pouvait qu’enrager la population haïtienne. Non seulement la classe dirigeante haïtienne a-t-elle volé les fonds de PetroCaribe destinés au développement social au bénéfice des pauvres, maintenant, c’est le peuple qui doit payer? La réalité est que la plupart des travailleurs et des pauvres d’Haïti ne peuvent pas survivre sans ces subventions. L’annulation des subventions proposée a entraîné une explosion de colère dans la population haïtienne exprimée par des manifestations et grèves de masse en juillet 2018. Ce mouvement a provoqué la démission du premier ministre.
Maintenant que le Venezuela ne peut plus fournir de pétrole subventionné, Haïti a dû se tourner vers les compagnies pétrolières américaines et payer les prix américains pour le pétrole, ce qu’ils ne peuvent se payer. Résultat, une pénurie de carburant frappe le pays. La pénurie est telle qu’il y a de longues files d’attente aux stations-service et les gens ne peuvent avoir de gaz pour la cuisine, l’éclairage et l’électricité. Les entreprises de télécommunication n’ont pas assez de gaz pour garder leurs tours de téléphonie cellulaire en marche et les entreprises de services publics ne peuvent fournir de courant. Étant donné que la production électrique a été coupée à cause de la pénurie, beaucoup de régions du pays n’ont que six heures de courant par jour, tandis que d’autres n’ont pas de courant du tout.
De manière scandaleuse, du carburant est livré à Haïti, en réalité. Il y a présentement des pétroliers remplis de carburant dans le port de Port-au-Prince, appartenant à des entreprises énergétiques américaines. Mais le gouvernement haïtien est à court d’argent et déjà en retard sur ses paiements à ces entreprises, et celles-ci refusent de livrer le carburant jusqu’à ce que les dettes soient payées et que les paiements soient faits en entier, en dollars américains.
Ayant perdu l’accès au pétrole bon marché à crédit, le déficit budgétaire haïtien monte en flèche, le résultat étant une dévaluation de la monnaie par rapport au dollar américain. Le taux d’inflation est autour de 15% depuis environ deux ans, ce qui fait monter les prix des denrées de base et fait du gaz, du transport et de la nourriture des marchandises hors de portée de la plupart des Haïtiens.
Un manifestant a expliqué à la presse : « On n'en peut plus de ce marasme économique: on n'a pas d'électricité, pas de sécurité et maintenant les vendeurs de farine et de pain ont décidé de fermer leurs portes à cause de l'inflation. Donc on s'approche à nouveau d'émeutes de la faim. »
Une femme ajoutait : « Quand j’étais petite, cent gourdes nous permettaient de manger à ventre plein ! Maintenant, on ne pourrait même pas acheter le charbon pour cuire la nourriture. » Elle a renchéri : « Avec Martelly, c’était mieux. Avec Préval avant lui, on mangeait encore à notre faim. Et sous Aristide mes enfants allaient à l’école ! »
Démontrant bien l’humeur de la population, un autre manifestant a expliqué : « Cela fait deux ans que Jovenel [Moïse] nous promet de remplir nos assiettes, moi je ne mange pas des mensonges. »
Solidarité avec la révolution bolivarienne
La goutte d’eau qui a fait déborder le vase est le vote à l’Organisation des États américains (OEA) du 10 janvier dernier, où Haïti s’est rangé du côté des États-Unis sur une motion affirmant que le gouvernement de Nicolas Maduro est « illégitime ».
C’en était trop pour la population haïtienne. Aux yeux des travailleurs et des pauvres en Haïti, le Venezuela est le pays qui a le plus soutenu et aidé Haïti en prêtant leur aide, des fonds pour des projets d’infrastructure, leur donnant accès à du pétrole bon marché, annulant leurs dettes, etc. La solidarité révolutionnaire entre les populations d’Haïti et du Venezuela est réelle et tangible, et ne peut pas être oubliée facilement. Le seul pays étant venu en aide à Haïti est maintenant en train d’être trahi par les élites politiques qui se sont rempli les poches avec les fonds de PetroCaribe.
Un lien direct existe entre la révolution bolivarienne au Venezuela et les développements de la révolution haïtienne. Lorsqu’il a fait annuler la dette d’Haïti envers PetroCaribe après le tremblement de terre de 2010, Chavez lui-même expliquait qu’Haïti ne devait rien au Venezuela, et que c’était plutôt le Venezuela qui avait une dette historique envers Haïti. Il ne fait aucun doute que Chavez avait en tête l’inspiration fournie par la révolution haïtienne de 1791 et l’indépendance de 1804, mais également l’appui et l’asile offert à Simon Bolivar en 1815 par la République d’Haïti.
De plus, le mouvement révolutionnaire en Haïti qui a engendré le renversement du régime Duvalier et la victoire éventuelle d’Aristide au début des années 90 a été une inspiration pour Chavez et la révolution bolivarienne au Venezuela. La révolution bolivarienne, en retour, est devenue une inspiration majeure pour la population haïtienne dans sa lutte pour se libérer du capitalisme et de l’occupation impérialiste.
Le Venezuela et Haïti sont certainement liés aux yeux de l’impérialisme américain. Sentant le danger d’une vague révolutionnaire frappant toute la région, les impérialistes ont visé Aristide et Chavez pour les évincer du pouvoir. En fait, les tactiques utilisées en Haïti pour renverser Aristide en 2004 sont incroyablement similaires à celles utilisées contre Chavez, et maintenant contre Maduro : des coups d’État directs, des lockouts patronaux, des boycottages électoraux et la création d’une « opposition démocratique ».
Les masses se soulèvent
Après le vote de l’OEA du 10 janvier, des appels à manifester en solidarité avec le Venezuela et la révolution bolivarienne ont été lancés. Alors que le mouvement grandissait, des appels à une manifestation de masse le 7 février ont été lancés. La date de la manifestation avait une signification particulière, alors qu’elle marquait la fuite de Duvalier en 1986 et l’inauguration d’Aristide en 1991.
Le 7 février, Haïti a été paralysée par des manifestations et des grèves de masse portant sur trois revendications : 1) la démission immédiate du président Jovenel Moïse, le principal allié des États-Unis en Haïti; 2) de véritables poursuites pénales contre la classe politique haïtienne pour le détournement de 3,8 milliards de dollars de fonds publics; 3) l’appui au gouvernement de Nicolas Maduro et le rejet de l’ingérence nord-américaine dans les affaires de la région.
Le mouvement continue de gagner en momentum depuis deux semaines. Les écoles, les banques, les ambassades, les entreprises et les stations-service; tout est fermé. Des blocages routiers ont été érigés partout dans le pays, ce qui a perturbé le trafic routier et effectivement fermé les aéroports.
Moïse est demeuré muet jusqu’au 15 février où, lors d’un discours public, il a refusé de démissionner et a rejeté les demandes de l’opposition. Il souhaite apparemment utiliser la police nationale pour noyer les manifestations dans le sang et écraser l’opposition, mais il y a également des rapports selon lesquels les forces policières ont été « déstabilisées » et que les manifestations ont créé des « contradictions massives » dans la police. La classe dirigeante haïtienne et les impérialistes s’inquiètent du fait que la police n’est « pas fiable ».
Des confrontations avec les policiers ont mené à de multiples blessures et même à des morts. On rapporte également une répression sévère contre les manifestants dans certains secteurs avec implication des troupes de l’ONU. Mais les manifestations et les grèves ont tout de même continué jusqu’à tôt cette semaine.
Avec la paralysie de la plupart des services depuis près de deux semaines, il y a eu un ralentissement du mouvement plus tôt cette semaine puisque les gens doivent amasser de la nourriture, de l’eau, du carburant et d’autres produits de première nécessité en plus de nettoyer les quartiers (il n’y a pas eu de nettoyage ou de collecte de déchet depuis des semaines).
La situation demeure changeante. Après l’accalmie du début de la semaine, l’opposition a appelé à la poursuite des manifestations le vendredi 22 février. L’un des leaders de l’opposition a dit que « vendredi, nous allons marcher à travers le pays pour sortir Jovenel Moïse du Palais national. Le temps du dialogue est révolu et le gouvernement n’a rien à offrir. Les politiques du gouvernement sont des promesses qu’il ne pourra jamais remplir. »
Le gouvernement sera sous une énorme pression des impérialistes afin de résoudre la situation. Le gouvernement Moïse est extrêmement faible, lui qui n’a aucun mandat ou appui populaire. Et maintenant, face à des manifestations et des grèves de masse, la révolte populaire des masses haïtiennes pourrait très bien renverser le gouvernement.
Privé de fonds et de carburant, le gouvernement haïtien n’a pas de moyen véritable d’acheter la paix sociale, ne serait-ce que temporairement. Il n’a pas de levier économique à sa disposition pour apaiser les masses, et n’a pas le capital politique pour apaiser les revendications politiques du mouvement. Avec la police nationale qui semble vaciller selon certaines sources, le gouvernement aura de la difficulté à réprimer le mouvement par la force. Cela ne signifie pas que la police ne peut pas et ne va pas attaquer les manifestations et les travailleurs en grève. Mais compte tenu du rapport de force, il semble improbable que le gouvernement puisse défaire le mouvement à l’aide de la police seulement.
L’impérialisme américain a parlé d’envoyer de « l’aide humanitaire » au pays, ce qui signifierait bien sûr une opération et un coup d’État similaires à ce qu’il tente actuellement au Venezuela. Sans réel moyen de résoudre la crise, la classe dirigeante haïtienne dépendra grandement de l’impérialisme pour y arriver. Cela ouvre la porte à une sorte de coup d’État appuyé par des troupes de l’ONU ou des forces impérialistes livrant de « l’aide humanitaire ».
En demandant la démission du président, une véritable enquête sur le vol de fonds de PetroCaribe et une vraie punition pour ceux qui y sont impliqués, et en s’attaquant à la politique étrangère du gouvernement en relation avec la révolution bolivarienne, le peuple haïtien a posé directement la question de qui contrôle la société haïtienne.
Il est très probable que le gouvernement soit renversé dans les jours ou les semaines qui viennent. Dans cette éventualité, la question sera : par quoi remplacer le gouvernement déchu? La classe dirigeante haïtienne est sans pouvoir, et la population haïtienne ne peut pas et ne va pas avoir confiance dans toute solution proposée par les impérialistes. Une entente entre l’impérialisme américain et l’ONU ne signifierait que la poursuite de l’occupation militaire du pays par des troupes étrangères. Ce ne serait qu’une autre solution politique temporaire et inefficace, et représenterait la poursuite des mêmes politiques d’humiliation, de pauvreté et de famine. Le mouvement des masses haïtiennes doit rejeter toute entente impliquant l’élite haïtienne et les impérialistes, et doit exiger le départ de toutes les troupes étrangères, incluant celles de l’ONU.
Les masses ouvrières et pauvres d'Haïti ne peuvent compter que sur leurs propres moyens pour résoudre la situation, et doivent prendre elles-mêmes le pouvoir. Le mouvement en étant à sa troisième semaine, des comités de grève devraient être mis sur pied et entrer en contact les uns avec les autres dans tous les districts, toutes les villes et toutes les régions, afin de coordonner l’activité politique et la grève. Ces comités devraient aussi entamer la coordination des activités que le gouvernement ne peut plus gérer. Avec l’économie en ruine, les comités de grève devraient commencer à organiser la collection et la distribution des biens comme la nourriture, l’eau et le carburant, et organiser le transport, l’éducation et le système de santé. Les sources de carburant, de nourriture et d’eau devraient être expropriées et la distribution devrait être organisée par les comités de grève.
Seul un gouvernement des travailleurs, des fermiers et des pauvres d’Haïti sera capable de résoudre la crise actuelle. Seul le socialisme offre une voie à suivre aux gens en Haïti. La seule façon de mettre fin pour de bon au chaos économique et à la pauvreté écrasante, de développer l’économie et d’offrir des emplois est d’écarter l’élite haïtienne et les impérialistes du pouvoir.
Les gens en Haïti ne sont pas seuls dans leur lutte. Le mouvement actuel a été déclenché par la trahison de la révolution bolivarienne par l’élite dirigeante en Haïti. Un profond sentiment de solidarité existe entre les travailleurs et les pauvres à travers toute l’Amérique latine et les Caraïbes. La solidarité dont fait preuve le peuple haïtien envers les travailleurs et les pauvres du Venezuela ne sera pas oubliée. Ils luttent en commun contre un ennemi commun. En faisant avancer leur propre révolution et en portant un coup à l’impérialisme, les masses haïtiennes peuvent venir en aide à la révolution vénézuélienne. Comme lors des siècles précédents, la révolution haïtienne aujourd’hui pourrait devenir l’étincelle et la source d’inspiration d’une immense vague révolutionnaire à travers les Amériques et le monde.