Cet article a été écrit en 2006, à l’occasion du centenaire de la naissance de Dimitri Chostakovitch.
Introduction
Chostakovitch est né à Saint-Pétersbourg le 25 septembre 1906 et s’est éteint à Moscou le 9 août 1975. Il a donc vécu la révolution d’Octobre, la guerre civile, deux guerres mondiales – et les horreurs du stalinisme, qui ont changé le cours de sa vie, de même qu’elles ont changé le destin de l’URSS en ruinant les espoirs soulevés par la révolution bolchevique. De tels événements appelaient une musique d’une envergure comparable ; ils ont trouvé un écho dans les puissantes symphonies de Chostakovitch.
Les artistes ne peuvent se tenir à l’écart de la vie, même ceux qui le souhaitent. Il est clair que Chostakovitch ne le souhaitait pas. Sous les apparences d’un être timide, clignant des yeux derrière d’épaisses lunettes, c’était une personnalité très courageuse et résistante, un homme déterminé à faire entendre sa voix – et qui a pris d’énormes risques pour y parvenir.
Malgré toutes les tentatives de dénigrer ou de travestir ses véritables idées et intentions, l’histoire retiendra qu’il fut l’un des plus grands compositeurs – si ce n’est le plus grand – du XXe siècle, une figure héroïque et tragique qui offre à la postérité un témoignage authentique et émouvant sur l’époque au cours de laquelle il a vécu, créé et lutté.
Chostakovitch était un enfant de la Révolution ; son œuvre en est indissociable. Quoi que des commentateurs réactionnaires et malhonnêtes aient pu en dire, il est toute sa vie resté fidèle aux idéaux d’Octobre et du socialisme. Mais il détestait Staline et la bureaucratie, ce qu’il paya très cher. Sa vie fut pleine de tragédies personnelles – mais aussi des beaucoup plus vastes tragédies infligées à son peuple, le peuple d’Union Soviétique.
La musique de Chostakovitch exprime toutes les souffrances de sa terre natale. Aussi semble-t-elle parfois « difficile ». C’est particulièrement le cas de ses trois dernières symphonies, écrites à la fin de sa vie, lorsqu’il était de plus en plus obsédé par l’idée de la mort. Mais même alors, sa musique n’était pas pessimiste ; elle était plutôt tragique et profondément humaine.
Je suis bien conscient du fait que le présent article ne rend pas justice au génie de Chostakovitch et n’aborde que superficiellement certaines dimensions de l’homme. Comme marxiste, je ne me suis intéressé aux événements de sa vie que dans la mesure où ils touchaient à la relation complexe entre le compositeur et le sort tragique de la révolution d’Octobre. J’évoque uniquement les éléments de sa vie privée qui entrent dans cette équation contradictoire.
Je ne me réfère qu’en passant à la controverse suscitée par l’« autobiographie » de Chostakovitch écrite par son ancien élève Solomon Volkov, publiée dans les années 70 sous le titre Témoignage. C’est un livre incontournable pour tous ceux qui veulent comprendre les rapports du compositeur aux terribles événements que traversa l’URSS sous Staline. Cependant, le sujet du livre n’étant plus là pour en témoigner, on ne saura jamais si ce que rapporte Volkov est toujours exact.
Après avoir lu attentivement ce livre et d’autres documents, je pense que Chostakovitch en a effectivement dicté une bonne partie à Volkov, mais que celui-ci y a rajouté des éléments et, notamment, a parfois interprété les opinions du compositeur d’une façon qui ne coïncide pas avec son véritable point de vue.
Il y a ici deux problèmes. Premièrement, Chostakovitch ne se livrait pas facilement. Il était timide et réservé. Les coups sévères qu’il a reçus tout au long de sa vie – et les menaces qui planaient sur sa propre existence – lui ont d’ailleurs dicté une attitude prudente et circonspecte. Cela explique ses propos souvent énigmatiques sur ses œuvres. Quand on lui demandait ce qu’elles signifiaient, il haussait les épaules et répondait quelque chose comme : « devinez… »
L’autre problème, plus sérieux, c’est la campagne incessante visant à discréditer les idées du socialisme et à « prouver » que la révolution russe était une gigantesque aberration, une erreur historique dont rien de bon n’est sorti. C’est complètement faux. Malgré toutes les horreurs du stalinisme, la révolution d’Octobre a prouvé, dans la pratique, la supériorité d’une économie nationalisée et planifiée. Elle a prouvé que l’économie d’un immense pays pouvait se développer sans propriétaires terriens, sans banquiers et sans capitalistes. Comme l’écrivait Léon Trotsky, elle a prouvé la supériorité du socialisme, non dans le langage du Capital de Marx, mais dans celui du ciment, de l’acier, du charbon et de l’électricité.
L’URSS a également accompli de grandes choses dans les domaines des sciences, de l’art et de la culture. Il est vrai que la bureaucratie contre-révolutionnaire et corrompue a porté des coups terribles à la culture soviétique – et que cette même bureaucratie a miné, puis finalement détruit l’économie planifiée et restauré le capitalisme. Les anciens dirigeants du PCUS, qui à l’époque se réclamaient du « socialisme » et du « communisme », chantent désormais les vertus de l’économie de marché. Et ils ont de bonnes raisons de les chanter, puisqu’ils ont eux-mêmes pillé l’Etat et se sont transformés en propriétaires privés des grandes entreprises russes.
Aujourd’hui, le chœur de la contre-révolution capitaliste compte dans ses rangs la grande majorité des scribes professionnels qui courbaient l’échine devant Brejnev et attaquaient Chostakovitch pour son opposition au régime stalinien. Et en occident, l’offensive idéologique sans précédent contre le socialisme et la révolution d’Octobre proclame la nullité de la culture soviétique, tout comme elle affirme que l’URSS n’a jamais rien accompli de valable dans les domaines de l’économie, de la science et de la technologie.
Bien qu’il contienne quantité d’informations précieuses, le livre de Volkov tombe dans l’erreur grossière qui consiste à attribuer à Chostakovitch (au moins implicitement) des idées anti-soviétiques et anti-communistes. Autrement dit, Volkov assimile son rejet du stalinisme à un rejet du socialisme et de la révolution d’Octobre en général. C’est incorrect. Chostakovitch était convaincu de l’énorme potentiel culturel de la révolution d’Octobre, qu’il défendait de tout son cœur, comme le faisaient les meilleurs intellectuels de sa génération.
Mais pire encore est la position des critiques du livre de Volkov qui présentent Chostakovitch comme un valet de la bureaucratie stalinienne, un opportuniste lâche et à peine plus estimable qu’un agent du KGB. Ces messieurs-dames ne peuvent pas admettre que l’URSS a produit de grands compositeurs, écrivains ou scientifiques, de même qu’ils ne peuvent reconnaitre les énormes succès de son économie planifiée.
Ce qu’ils ne peuvent expliquer, c’est comment une nation qui, en 1917, était encore plus arriérée que le Pakistan actuel, est parvenu à se hisser rapidement au rang de deuxième puissance mondiale ; comment elle a, presque seule, vaincu les armées de l’Allemagne nazie, qui s’appuyaient sur toutes les ressources de l’Europe ; et enfin comment elle s’est reconstruite après avoir perdu dans la guerre 27 millions d’hommes, soit davantage que l’ensemble de tous les autres pays belligérants.
Et qu’est-ce que les admirateurs du capitalisme ont à dire de la Russie actuelle ? La restauration du capitalisme n’a rien apporté de positif aux peuples de l’ex-URSS. Comme Trotsky l’avait anticipé, elle s’est accompagnée d’un effondrement sans précédent des forces productives et de la culture. Dans les domaines de la science et de l’art, les conséquences en ont été catastrophiques.
Il faut mettre un terme à la tentative d’instrumentaliser Chostakovitch au profit de la contre-révolution capitaliste. Le présent article s’efforce de le montrer tel qu’il était : un grand artiste soviétique qui utilisait la musique pour exprimer les événements tragiques et passionnants de son époque, un homme du peuple qui croyait en la possibilité d’un monde meilleur sous le socialisme, qui détestait l’injustice et les inégalités, un produit de la révolution d’Octobre qui haïssait dans le stalinisme une perversion et une trahison des idées authentiques de Lénine.
D’un point de vue strictement musical, je m’en tiendrai ici uniquement, ou presque, aux symphonies Chostakovitch. Non que je déprécie le reste. Les premiers concertos pour violon et violoncelle, le quintette, les quatuors à cordes, la musique pour piano et les chants sont autant d’œuvres géniales. Mais d’une part il faudrait un livre, et non un article, pour embrasser toute son œuvre. D’autre part, Chostakovitch est d’abord et surtout connu, internationalement, comme symphoniste.
Je crois que quiconque écoute attentivement ces symphonies peut ressentir ce que c’était que de vivre les événements terribles et passionnants auxquels le peuple soviétique fut confronté entre 1917 et 1970. Connaître et aimer ces œuvres magnifiques est une expérience très émouvante et enrichissante.
« Je suis un compositeur soviétique – et je vois notre époque comme quelque chose d’héroïque. »
« Je considère comme perdu tout artiste qui s’isole du monde. »
Né à Saint-Pétersbourg, Chostakovitch était le second de onze enfants. Du côté de son père, sa famille était d’origine polonaise (le nom propre originel était Szostakowicz). Son grand-père paternel, Boleslaw Szostakowicz, a participé à l’insurrection polonaise de 1863 contre la domination russe, ce qui lui valut d’être condamné à l’exil à vie en Sibérie. Ces faits ont probablement eu un impact sur l’esprit du jeune Chostakovitch qui, sans être un militant politique, a toujours détesté la tyrannie et éprouvé une profonde sympathie pour les souffrances des victimes de l’oppression.
Politiquement, sa famille était libérale, et certains de ses membres ont participé au mouvement clandestin contre le tsarisme au tout début du XXe siècle. L’un de ses oncles était un bolchevik. Un an avant sa naissance, la révolution de 1905 était noyée dans le sang. Ce n’est pas un hasard si l’une de ses plus belles symphonies, la Onzième, se base sur cette page tragique de l’histoire révolutionnaire russe, et si elle reprend de vieux chants révolutionnaires russes, y compris ceux chantés par les prisonniers politiques et les exilés en Sibérie.
Les vicissitudes de sa vie furent intimement liées à celles qui suivirent la révolution d’Octobre. Celle-ci mit un terme à mille ans d’oppression tsariste. Elle éveilla les masses à la vie politique et passionna toute une génération. Aujourd’hui que l’apostasie et le cynisme sont à la mode, que l’idée même de construire un monde meilleur suscite des sourires sarcastiques chez les pharisiens et les intellectuels stipendiés, il est difficile d’imaginer l’esprit de libération qu’a provoqué la révolution russe. Les mots qui le traduisent le mieux sont peut-être ceux du jeune poète Wordsworth célébrant la Révolution française :
« Bliss ‘twas in that dawn to be alive,
But to be young were very heaven ! »
[C’était un bonheur en cette aurore d’être vivant
Mais être jeune était le paradis même.]
Les idéaux démocratiques et socialistes d’Octobre ne passionnaient pas seulement les masses exploitées et opprimées, mais aussi les meilleurs artistes et intellectuels, qui étaient irrésistiblement attirés par la cause de la révolution. Même s’ils ne comprenaient pas les idées du marxisme, des poètes talentueux tels qu’Alexander Blok et Serguei Essénine sympathisaient profondément avec la révolution. Parmi les compositeurs, Rachmaninov et Stravinsky restèrent à l’étranger, très hostiles à la révolution, mais d’autres, comme Glazounov, servirent le peuple russe au prix de grandes difficultés matérielles. Le plus grand chanteur lyrique russe de tous les temps, Fédor Chaliapine, se faisait souvent payer en œufs et en farine.
Un autre grand compositeur russe, Sergueï Prokofiev, partit à l’étranger. Plus tard, il raconta comment Anatoli Lounacharsky, le Commissaire du peuple à la Culture et l’Education, l’avait encouragé à rester : « Vous êtes un révolutionnaire en musique comme nous le sommes dans la vie. Nous devrions travailler ensemble. Mais si vous voulez partir en Amérique, je n’y ferai pas obstacle. » Prokofiev partit pour les Etats-Unis en mai 1918. Nul ne l’en empêcha. Quel contraste avec la situation sous Staline et Brejnev ! Prokofiev revint en Russie lorsque Staline était au pouvoir ; il le paya très cher.
Les années de révolution et de guerre civile étaient des années de faim et de terribles souffrances matérielles. Lorsque la survie et la recherche du pain quotidien deviennent la priorité, les préoccupations artistiques et culturelles sont reléguées au second plan. Malgré cela, une nouvelle génération de jeunes artistes soviétiques se formait, cherchant des réponses créatives aux défis que posait la révolution. Certains suivaient des voies radicales et novatrices qui correspondaient bien à l’ambiance iconoclaste de ces années révolutionnaires.
Lounacharsky n’avait pas peur de s’appuyer sur cette nouvelle génération d’artistes. Compte tenu de l’hostilité de la majorité des vieux intellectuels privilégiés, il n’avait d’ailleurs pas trop le choix. Arthur Lourié, le compositeur futuriste, fut nommé à la tête du tout nouveau département de musique du Commissariat du peuple à la Culture et l’Education. Il avait 25 ans. Plus tard, il a écrit au sujet de ces années : « Il n’y avait pas de pain, mais l’art trouvait sa place. Jamais je n’ai vu comme alors des gens qui non seulement écoutaient, mais dévoraient la musique avec une ferveur tremblante. »
Les talents musicaux de Chostakovitch se manifestèrent dès son plus jeune âge. A neuf ans, il commença à étudier le piano. En 1919, il entra dans le célèbre Conservatoire de Petrograd, que dirigeait Glazounov. Bien que sur plan musical ce denier fût un conservateur se rattachant au XIXe siècle et à l’esprit de Tchaïkovski, il aida le jeune Chostakovitch, qui par la suite parla toujours de lui avec la plus grande chaleur.
Chostakovitch était l’un des représentants d’une nouvelle tendance musicale qui reflétait l’esprit révolutionnaire de l’époque. Il marchait dans les pas de Prokofiev et Stravinsky. Ceux-ci s’émancipaient du romantisme du XIXe siècle et composaient une musique souvent imprégnée d’une violence en phase avec le caractère de l’époque, par exemple Le Sacre du Printemps de Stravinsky, qui déclencha un esclandre lors de sa première représentation à Paris, ou encore la Suite Scythe de Prokofiev. Ces dissonances choquaient et rebutaient de nombreux mélomanes. Or ce n’était qu’un pâle reflet de la violence et de la barbarie que le XXe siècle préparait à l’humanité.
Les années 1920, en Union Soviétique, étaient une période excitante. La lave de la révolution ne s’était pas encore refroidie ; elle n’avait pas encore pris la forme de cette croute de conservatisme qu’était la bureaucratie stalinienne. Une jeune génération d’écrivains, d’artistes et de compositeurs était née du tourbillon de la révolution d’Octobre. Très peu disposaient d’un bagage idéologique solide, mais ils gravitaient instinctivement vers la révolution et le bolchevisme, qui d’une certaine manière correspondaient à leur propre rébellion, leur rejet des vieux schémas et leur aspiration à de nouvelles formes d’expression artistique. Ils étaient des « compagnons de route », pour reprendre la formule inventée par Trotsky (l’un des rares dirigeants bolcheviks qui s’intéressait de près aux nouvelles écoles artistiques, auxquelles il consacra un livre billant, Littérature et révolution).
Les poètes acméistes Ossip Mandelstam et Anna Akhmatova, le symboliste Alexander Blok, Bogdanov et d’autres représentants de la « Proletkult » : tous participaient aux débats sur l’art et la littérature. L’écrivain Boris Piliak cherchait de nouvelles formes romanesques. L’architecte, peintre et sculpteur Vladimir Tatline fit d’audacieuses innovations dans le domaine de l’architecture constructiviste. Il dessina notamment les célèbres plans d’un monument pour l’Internationale Communiste, qui n’a jamais été réalisé.
En musique, le représentant le plus extrême de la nouvelle tendance « prolétarienne » était Mossolov, dont l’évocation impressionnante de la vie à l’usine, dans Zavod (« La fonderie d’acier »), remporta un certain succès. On pourrait discuter de la valeur artistique de cette musique, mais elle a indéniablement de la vigueur et de la sincérité. Elle représentait une tentative honnête de donner une voix nouvelle à la musique soviétique.
A l’époque, il était exclu que le Parti ou l’Etat dise aux artistes ce qu’ils pouvaient et ce qu’ils ne pouvaient pas écrire ou composer. Bien sûr, le Parti n’était pas indifférent aux tendances artistiques et s’engageait dans une polémique vivante, caractérisant certains courants comme bourgeois ou petit-bourgeois. Mais c’était un dialogue amical et constructif – et non, comme plus tard sous Staline, le monologue bureaucratique d’un Etat tout-puissant, avec à sa tête le « Père des Peuples », dictant aux hommes et aux femmes non seulement comment ils doivent agir, mais aussi comment ils doivent penser et sentir.
Les premières symphonies
La symphonie n°1 de Chostakovitch, écrite pour le diplôme du Conservatoire, est sa première grande réussite. Jouée en 1926, son succès a rendu son auteur célèbre dès l’âge de 19 ans. On y repère l’influence de Scriabine et Mahler, mais elle possède tout de même son propre langage musical.
C’est la symphonie d’un jeune homme plein d’assurance qui commence un voyage excitant. Elle fait penser au début d’un poème de jeunesse de Vladimir Maïakovski, Le nuage en pantalon :
« Votre pensée,
qui rêvasse sur votre cervelle ramollie,
tel un laquais obèse sur sa banquette graisseuse,
je m’en vais l’agacer
d’une loque de mon cœur sanguinolent
et me repaître à vous persifler, insolent et caustique.
Mon âme n’a pas pris un seul cheveu blanc,
et il n’y a en elle aucune tendresse sénile !
En fracassant le monde par le bourdon de ma voix,
je m’avance, beau gosse, mes vingt-deux ans en prime. »
Certains critiques bourgeois qui, quinze ans après la chute du stalinisme, mènent toujours la Guerre froide, attribuent à Chostakovitch une attitude hostile à l’égard de la révolution bolchevique. Cela ne repose sur rien. Le jeune Chostakovitch n’était pas un militant politique, mais il est évident qu’il sympathisait de toute son âme avec la révolution d’Octobre. Sa musique le reflète. En 1927, il écrivit sa Deuxième symphonie, qu’il sous-titra : A Octobre. Puis sa Troisième symphonie fut dédiée au 1er mai, la journée internationale des travailleurs.
La Deuxième symphonie fut écrite pour le dixième anniversaire de la révolution d’Octobre. Jeune et idéaliste, le compositeur ne cherchait pas à s’attirer les bonnes grâces des autorités soviétiques. S’il écrivait sur ce thème, c’est parce qu’il y croyait passionnément. Cette symphonie reprend un poème d’Alexandre Bezymenski sur Lénine. Introduit par une sirène d’usine, il se termine par les mots : « Octobre, la Commune, Lénine ».
A l’exception de la Première symphonie, magistrale, il me semble que ces premières œuvres contiennent beaucoup de choses immatures et maladroites. La Troisième symphonie, jouée pour la première fois à Leningrad en 1930, était dans l’ensemble un travail novateur. Mais c’est un bric-à-brac assez incohérent d’idées qui ne forment pas un tout satisfaisant. Le jeune compositeur cherchait toujours sa voie et son style. Et c’est le droit le plus sacré d’un jeune écrivain ou compositeur que de mal écrire, parfois. La jeunesse n’apprend à vivre qu’à travers des essais et des erreurs – et c’est encore plus vrai quand il s’agit d’écrire ou de composer. Aucun grand artiste n’a trouvé un livre de recettes lui permettant de réaliser des chefs-d’œuvre.
Chostakovitch écrivit également – et magnifiquement – de la musique de ballet (L’âge d’or, Le boulon) et de cinéma (La Nouvelle Babylone). C’était le début d’une longue association entre le compositeur et le cinéma. Ces premières œuvres sont toutes expérimentales, modernistes, très en phase avec l’esprit de leur époque. On y sent l’influence de Prokofiev, mais aussi de Stravinsky, Hindemith et Krenek. Il n’était pas encore question, à l’époque, de condamner la musique « difficile », les expérimentations et les inspirations étrangères du jeune compositeur.
Mais à la fin des années 20, tout le climat politique et culturel de l’URSS commençait à changer. La défaite de la révolution socialiste en Europe – trahie par les chefs socio-démocrates – condamnait la révolution russe à l’isolement, sur fond d’effroyable arriération économique. L’enthousiasme révolutionnaire des premières années cédait le pas à la fatigue et l’apathie. Après la mort de Lénine en 1924, la bureaucratie soviétique, dirigée par Staline, gagnait sans cesse en assurance. Une nouvelle caste de carriéristes investissait les positions clés dans le parti et l’appareil d’Etat. La défaite et l’exclusion de « l’Opposition de gauche », lors du 15e congrès du PCUS (1927), officialisèrent la contre-révolution politique qui plaçait le pouvoir entre les mains de Staline et de sa fraction.
La réaction stalinienne
En 1930, Vladimir Maïakovski, le poète soviétique le plus célèbre, se suicidait. C’était l’acte de protestation d’un poète révolutionnaire contre la réaction qui se répandait comme un poison dans la société soviétique, paralysant toute initiative, écrasant tout élément de démocratie ouvrière et bridant la liberté artistique. Maïakovski ne pouvait pas s’adapter au stalinisme.
En 1936, à l’âge de 36 ans, Chostakovitch était connu comme l’auteur de deux opéras, trois ballets et de nombreuses œuvres pour le théâtre et le cinéma. Une symphonie purement orchestrale avait également été jouée – ainsi qu’un quatuor à cordes. Mais après cette ascension fulgurante, le compositeur se trouvait de plus en plus désespérément – et dangereusement – en rupture avec l’ambiance de l’époque. Il avait déjà commencé à travailler sur sa Quatrième symphonie, aux sonorités sombres et menaçantes. Mais les événements l’obligèrent à abandonner ce projet. La symphonie fut rangée dans un tiroir et ne fut jouée pour la première fois que trois décennies plus tard.
En 1927, Chostakovitch se lança dans l’écriture d’un opéra. Cette forme typiquement bourgeoise devint l’objet de ses expérimentations fertiles. Il composa Le Nez, d’après la célèbre nouvelle éponyme du grand romancier russe Gogol. Les connotations anti-bureaucratiques de cette nouvelle sont évidentes. Elle raconte comment un bureaucrate, un beau matin, découvre qu’il n’a plus de nez. Il le cherche alors partout et finit par le trouver – dans les vêtements d’un supérieur hiérarchique. A la fin, le nez réapparaît mystérieusement sur le visage du bureaucrate. Ainsi se termine la nouvelle de Gogol. Mais dans son opéra, Chostakovitch rajoute un épilogue dans lequel le bureaucrate dit : « Ce n’était qu’un cauchemar, mais la réalité est pire encore ».
Lors d’un débat sur cet opéra, on demanda à Chostakovitch s’il pensait qu’il serait compris. Il répondit :« A en juger par l’audience d’aujourd’hui, oui : il y avait beaucoup d’applaudissements et ni huées, ni sifflements. » Il ajouta que c’était un opéra contre la bureaucratie et que comme artiste soviétique, il écrivait sa musique pour les travailleurs et les paysans. « Tout le monde pense à son propre nez, alors qu’on devrait penser à la cause commune ». Cette interview est reproduite dans un film soviétique intéressant sur Chostakovitch, Sonate pour alto.
Ceci valut au jeune compositeur ses premiers problèmes avec les autorités soviétiques. A cette époque, un artiste soviétique ne pouvait déjà plus impunément ridiculiser la nouvelle caste bureaucratique. Sous Lénine et Trotsky, le parti bolchevik encourageait la liberté artistique. Des écrivains ouvertement contre-révolutionnaires pouvaient être censurés, mais c’était l’exception, non la règle. En outre, cela se faisait sur des bases politiques, et non artistiques. N’oublions pas que le pays se relevait à peine d’une terrible guerre civile. Mais jamais il ne serait venu à l’esprit de Lénine ou Trotsky d’imposer un contrôle étatique de l’art et de la littérature. Ils se contentaient de polémiquer contre telle ou telle tendance artistique.
Il en était tout autrement sous Staline. Après avoir supprimé toute opposition au sein du parti communiste (alors que le parti bolchevik avait toujours connu une vie interne très libre et très riche, même lors des années les plus difficiles), Staline commença à instaurer un contrôle bureaucratique des œuvres d’art, dont il se méfiait énormément. La création de l’Association Russe des Musiciens Prolétariens (RAMP) – à laquelle succèdera l’Union des Compositeurs Soviétiques, en 1932 – était une tentative d’exercer sur les musiciens le type de contrôle auxquels les écrivains étaient soumis à travers une association semblable (la RAPP). En 1929, l’opéra de Chostakovitch fut qualifié de « formaliste » par la RAMP. Les critiques de la presse étaient féroces. Mais ce n’était rien à côté de l’offensive idéologique qui n’allait pas tarder à s’abattre sur le musicien.
Lady Macbeth du district de Mtsenk
L’occasion de la disgrâce fut donnée par son opéra : Lady Macbeth du district de Mtsenk. Basé sur un roman de l’écrivain russe du XIXe siècle Nikolaï Leskov, il fut joué au théâtre Maly de Leningrad en janvier 1934. Ce fut immédiatement un immense succès, aussi bien auprès du grand public que parmi les « officiels » – du moins dans un premier temps. Cet opéra fut encensé comme « le résultat du succès général de la construction du socialisme et de la politique correcte du parti » ; il ne pouvait avoir été écrit « que par un compositeur soviétique élevé dans la meilleure tradition de la culture soviétique », et ainsi de suite. Mais les nuages commençaient déjà à se former.
L’année même de la représentation de Lady Macbeth, des événements tragiques se préparaient en Union Soviétique. Staline était sorti vainqueur de la lutte fractionnelle interne au parti. Mais comme tout usurpateur, il ne sentait pas en sécurité. Il voyait des ennemis partout, à commencer par le secrétaire du parti de Leningrad, Segueï Kirov. En 1934, Staline organisa l’assassinat de Kirov, avant d’en accuser un « Centre Zinoveviste-Trotskyste » inexistant. Cet assassinat fut le coup d’envoi d’une vague de répression massive au cours de laquelle des centaines de milliers de personnes – y compris des partisans loyaux de Staline – furent arrêtées, accusées de « trotskysme » et envoyées séance tenante en prison ou dans des camps de travail.
Une atmosphère de terreur se répandait comme un cauchemar dans toute la société soviétique. Mais à ce stade, Staline avançait encore avec précaution. Il ne se sentait pas encore assez confiant pour exécuter les « vieux bolcheviks » Kamenev et Zinoviev. Ces derniers confessèrent une fois de plus des crimes qu’ils n’avaient pas commis et se couvrirent publiquement d’infamie lors de « procès » montés de toutes pièces. En récompense, ils eurent la vie sauve – en prison. Mais pas pour longtemps. En 1936, la consolidation de la caste bureaucratique exigea des méthodes nouvelles et plus sévères. De nouveaux « procès » furent organisés, au cours desquels non seulement Zinoviev et Kamenev, mais toute la vieille garde léniniste, furent physiquement liquidés.
1936 fut une année fatidique pour Chostakovitch et pour le peuple d’URSS. Lady Macbeth était représentée au théâtre Bolchoï de Moscou. Il eut été difficile de choisir pire moment. L’année avait commencé par des attaques contre Chostakovitch dans les pages de la Pravda, à l’initiative de Staline lui-même. Puis, un soir, le « Père des Peuples » en personne assista à une représentation de l’opéra, mais quitta le théâtre avant la fin. Un article fut alors publié dans la Pravda, intitulé : Le chaos remplace la musique, qui condamnait le « formalisme » de Lady Macbeth. « Tout est grossier, primitif et vulgaire », affirmait l’auteur de l’article ; « la musique cancane et grogne ». Il est très probable que Staline ait écrit cet article. Dans le climat de l’époque, cela équivalait à une condamnation aux travaux forcés, voire pire.
Les critiques de Staline n’étaient que partiellement d’ordre esthétique. Il est vrai que ses goûts artistiques, comme ceux de la bureaucratie qu’il représentait, étaient très primitifs, philistins et conservateurs. La réaction bureaucratique contre le tourbillon de la révolution d’Octobre s’exprimait dans une aversion à l’égard de l’expérimentation et de l’innovation en art, en musique et en littérature. Ici, le mauvais goût n’est pas une caractéristique personnelle, mais le reflet de tendances sociales, de changements politiques et d’intérêts de caste.
Mais ce n’était pas seulement son modernisme que Staline reprochait à cette musique. Au cours de l’histoire des sociétés de classe, l’oppression des femmes par les hommes a constitué une base solide pour la famille, qui elle-même était une base solide pour l’Etat, c’est-à-dire pour l’oppression organisée d’une classe (ou d’une caste) par une autre. La révolution d’Octobre a inscrit l’émancipation des femmes sur sa bannière – et a tenu sa promesse. Mais dans ce domaine comme dans les autres, la contre-révolution bureaucratique se solda par la liquidation des conquêtes politiques d’Octobre. La luxure, l’adultère et le meurtre n’étaient pas des thèmes du goût de l’appareil stalinien, qui prêchait une morale « nouvelle » et « socialiste » – en réalité, conservatrice et bourgeoise – s’appuyant sur la famille.
Le personnage principal de Lady Macbeth, Katerina Izmailova, est piégé dans un mariage sans amour avec un commerçant, qu’elle assassine. L’opéra la présente sous un jour sympathique, comme une victime des circonstances. Mais il y avait plus grave encore. La police et les autorités sont présentées sous un jour très défavorable. Les policiers tyrannisent Katerina, se livrant aux extorsions et au chantage (exactement comme dans la Russie actuelle). Pire que tout : un groupe de prisonniers enchaînés apparait sur la scène, traversant les steppes interminables de la Russie, en route vers l’exil sibérien. En 1936, les staliniens ne souhaitaient pas que ce genre de scènes soit représenté.
Chostakovitch tenta de défendre son opéra – et de se défendre : « Ce que je comprends de Lady Macbeth, c’est que les crimes de Katerina Izmailova sont une protestation contre l’atmosphère étouffante et lugubre du milieu de commerçants du siècle dernier, dans lequel elle vit. » Mais précisément, la mentalité et la morale des milieux bureaucratiques de la Russie stalinienne n’en étaient pas très éloignées. Le bureaucrate stalinien typique de l’époque était aussi grossier, ignorant et provincial que le marchand moyen des romans de Leskov. Staline lui-même partageait la mentalité, la morale et les goûts de ce milieu. Les racines psychologiques de la contre-révolution politique stalinienne plongeaient dans une réaction petite-bourgeoise contre la révolution d’Octobre.
« Ennemi du peuple »
La liquidation de la démocratie léniniste se doublait nécessairement de l’imposition de normes totalitaires à tous les niveaux de la vie sociale et culturelle. La première victime du régime stalinien fut la liberté artistique. La bureaucratie exigeait l’obéissance et le conformisme ; elle abhorrait l’originalité et les libres débats sur l’art. En outre, dans un régime totalitaire où les débats politiques et la critique sont étouffés, où toute opposition s’expose aux lourdes persécutions de l’appareil d’Etat, l’art, la littérature et la musique peuvent jouer le rôle d’une opposition souterraine. La critique de la bureaucratie prend alors la forme d’un langage crypté que les gens habitués à lire entre les lignes peuvent comprendre. L’Union des Compositeurs Soviétiques avait justement été créée pour contrôler les compositeurs et les transformer en d’obéissants serviteurs de la bureaucratie.
Immédiatement après la publication de l’article dans la Pravda, Chostakovitch commença à en ressentir les effets. Les officiels de l’Union des Compositeurs condamnèrent non seulement Lady Macbeth, mais aussi d’autres œuvres telles que Le Nez et Le Clair Ruisseau. La rémunération de ses œuvres se mit à fondre et ses revenus furent amputés des trois quarts. Lorsque, rarement, ses œuvres étaient jouées en public, l’affiche le présentait ainsi : « Dimitri Chostakovitch – Ennemi du Peuple ». La Quatrième symphonie fut répétée, mais il était hors de question, dans un tel climat, qu’elle soit jouée publiquement. Elle ne le fut qu’en 1961.
Chostakovitch courrait de grands dangers. Sa première condamnation publique avait coïncidé avec le début de la Grande Terreur, au cours de laquelle des centaines de milliers de personnes disparurent dans les Goulags. De nombreux amis et parents du compositeur furent emprisonnés ou assassinés. En 1937-38, les purges parvinrent à leur sanglant apogée. Vsevolod Meyerhold, le célèbre directeur de théâtre soviétique avec lequel Chostakovitch avait travaillé, fut envoyé dans un camp, puis assassiné en 1940. D’autres écrivains et artistes soviétiques furent victimes des purges, dont Isaac Babel, l’auteur de La Cavalerie Rouge, le poète Ossip Mandelstam et bien d’autres figures moins connues. Mossolov, le compositeur de La fonderie d’acier, fut également emprisonné.
Les purges gagnèrent les hautes sphères de l’Armée Rouge. Parmi les victimes figurait le Maréchal Toukhatchevski, un héros de la guerre civile et un génie militaire. Comme il avait sympathisé avec Chostakovitch, ce fut pour ce dernier un moment d’extrême danger. Dès lors, il marcha sur une corde suspendue au-dessus de l’abîme. Il prit pour habitude d’emporter avec lui une valise contenant le minimum nécessaire dans l’éventualité d’une arrestation, qu’il attendait d’une minute à l’autre.
La Cinquième symphonie
La réponse de Chostakovitch aux attaques qu’il subissait fut la Cinquième symphonie, dont le style musical est plus conservateur, moins moderniste, que ses œuvres précédentes. Toujours est-il que c’est une œuvre géniale. Elle connut un succès immédiat et demeure l’une de ses compositions les plus populaires. Elle fit taire les critiques – provisoirement. On dit que Chostakovitch la présenta comme « la réponse d’un artiste soviétique à une juste critique ». C’est un mensonge. Jamais il n’a prononcé ces mots, qui ont été inventés par un lèche-botte et un gratte-papier stalinien quelconque. Cette œuvre noble marquait clairement un tournant dans le style musical du compositeur, mais pas le moindre recul en termes de qualité artistique. Et malgré le triomphalisme apparent de son finale, cette symphonie a un caractère profondément tragique.
C’était une période particulièrement sombre dans l’histoire de l’Union Soviétique. Staline parlait de la « vie heureuse » des Soviétiques – pendant que la folie de la collectivisation forcée provoquait une famine qui emporta quelque 10 millions de vies. Staline violait systématiquement chaque principe du léninisme et de la démocratie soviétique, mais dans le même temps caractérisait la Constitution de 1936 comme « la plus démocratique au monde ». Toute la situation se prêtait à la plus mordante des ironies.
Dans le domaine de l’art, la victoire de la bureaucratie stalinienne trouva son expression dans la soi-disant théorie du « réalisme socialiste ». En réalité, l’« art » en question n’était ni réaliste, ni socialiste, mais éminemment conformiste et conservateur. Il était d’une superficialité et d’une simplicité qui comblaient d’aise l’étroitesse d’esprit de la bureaucratie, d’autant plus qu’il peignait en rose la vie soviétique. Staline lui-même aimait regarder des films, dans la salle de projection du Kremlin, et tout particulièrement ceux qui montraient des paysans joyeux et bien nourris dans des fermes collectives – pendant qu’une terrible famine accablait les campagnes.
En général, les œuvres « réalistes et socialistes » avaient à peu près la même valeur artistique que la moyenne de nos emballages de boites de corn flakes. Aujourd’hui, ces images béates et confortables de travailleurs heureux et des paysans souriant au milieu d’immenses champs de blé ne suscitent plus aucun intérêt, si ce n’est de la curiosité et du sarcasme. Mais cela servait les objectifs de la bureaucratie, qui considérait l’art comme un département parmi d’autres de son appareil de propagande.
Comment le « réalisme socialiste » s’appliquait-il à la musique ? Les autorités ne condamnaient pas l’expression de contradictions dans la musique (après tout, le Père des Peuples expliquait – contre Marx et Lénine – que les progrès du communisme entrainaient une intensification de la lutte des classes). Mais elles exigeaient, par contre, que ces contradictions se résolvent de façon satisfaisante dans le dernier mouvement de l’œuvre. De même, tous les films et romans devaient se terminer sur un happy end. Le fait que, dans la vie réelle, toutes les fins n’étaient pas heureuses – et que sous Staline beaucoup de gens finissaient mal – ne gênait pas le moins du monde les censeurs bureaucratiques de l’Union des Compositeurs.
La Cinquième symphonie n’est pas une célébration de la « vie heureuse ». Elle est saturée d’intenses et tragiques souffrances – et non seulement celles, profondément intimes, du compositeur lui-même, mais aussi celles du peuple soviétique. Le premier mouvement fait penser à un homme traversant un paysage stérile et désolé comme la surface de la lune. Mais c’est dans le sublime mouvement lent(« Largo ») que le souffle tragique de l’œuvre devient pratiquement insoutenable. Seul le dernier mouvement donne l’impression d’un happy end. Mais il est ironique. Il a aussi peu de rapport avec le reste de la symphonie que n’en avaient les discours de Staline sur la « vie heureuse » avec la vie réelle de la grande majorité des citoyens soviétiques.
Cela fut compris par de nombreux contemporains de Chostakovitch. Le célèbre chef d’orchestre Kurt Sanderling, qui fut l’assistant de Mravinsky entre 1941 et 1960, disait : « Pour tous ceux qui, comme moi, travaillaient avec Chostakovitch, il n’a jamais été difficile d’interpréter ses œuvres et de saisir leur double signification. La Cinquième symphonie fut la première œuvre contemporaine à laquelle je fus confronté en URSS – et je me disais : "oui, c’est exactement ça, c’est bien notre vie ici"… Nous comprenions bien ce que signifiait le soi-disant "triomphe" final. Et ce n’était pas le triomphe des puissants, des hommes de pouvoir. »
Le contraste entre les proclamations officielles et la vie réelle du peuple était la plus monumentale des ironies. Cela se reflétait dans la musique de Chostakovitch. Lui-même dit un jour du finale de la Cinquième : « c’est comme si quelqu’un nous frappe la tête en criant : "Réjouissez-vous ! Réjouissez-vous !" ». Autrement dit, c’est plein d’ironie et d’ambivalence, des traits qui devinrent caractéristiques de la musique de Chostakovitch, et en particulier de ses symphonies.
A la veille la Deuxième Guerre mondiale, il se préparait à écrire une vaste « Symphonie Lénine » avec des chœurs – comme la Neuvième de Beethoven – chantant le poème épique de Maïakovsky, Lénine. Chostakovitch écrivit même à un journal soviétique qu’il avait commencé « un travail d’une responsabilité immense : exprimer dans de la musique les images immortelles de Lénine ». Mais la symphonie ne fut jamais écrite. D’après les critiques anti-communistes, c’est dû à l’hostilité que Lénine inspirait à Chostakovitch. C’est faux. Il était très hostile à Staline et à sa politique. Mais il restait fidèle aux idéaux du socialisme et de la révolution d’Octobre.
Absolument rien ne suggère que Chostakovitch identifiait Staline et Lénine, à la façon des historiens bourgeois actuels qui cherchent à discréditer les bolcheviks en les liant aux crimes de Staline. Ces falsificateurs de l’histoire « oublient » un petit détail : pour consolider son régime bureaucratique, Staline a dû détruire le parti de Lénine et exterminer pratiquement tous ses dirigeants. Si Chostakovitch n’a jamais écrit sa « Symphonie Lénine », c’est sans doute parce que le contraste entre les idées de Lénine et la sordide réalité du stalinisme était trop grand, le souvenir des purges anti-bolcheviks trop récent et douloureux. Chostakovitch était un homme de principe ; l’hypocrisie lui était complètement étrangère.
Dans la Cinquième symphonie, comme on l’a vu, Chostakovitch a résolu le problème en écrivant une œuvre tragique couronnée d’une fin « triomphale » très équivoque. Et on peut dire qu’à partir de la Cinquième – celle-ci comprise –, toutes ses symphonies contiennent un élément de critique à l’égard du régime stalinien. Lorsqu’en novembre 1939 la Sixième symphonie a été jouée – en même temps que la magnifique cantate Alexander Nevsky, de Prokofiev –, le public fut déçu. Nulle trace de Lénine dans cette œuvre.
La Sixième symphonie est une œuvre étrange, aussi bien par sa forme que par son contenu. Elle commence par un mouvement long et tragique ; le compositeur semble y fixer l’enfer. Le deuxième mouvement est plus court, mystérieux et plein de connotations sinistres et menaçantes. On ne peut pas dire que les contradictions initiales y soient résolues ; elles sont au contraire plus flagrantes que dans toutes ses autres œuvres. La caractéristique majeure de ces mouvements, c’est un sarcasme cinglant – l’une des principales armes de Chostakovitch. Il n’y a pas un atome de « repentance » ou de concessions au « réalisme soviétique » ; c’est un acte de défiance massif. Ce n’est pas du tout ce que les autorités avaient en tête lorsqu’elles évoquaient, au sujet de la Cinquième, « une réponse de l’artiste à une juste critique ».
Mais au même moment, des événements colossaux se préparaient, sur la scène internationale, qui refoulèrent ces questions au second plan.
La Deuxième Guerre mondiale
Après le cauchemar des purges, le peuple soviétique se préparait à affronter de nouvelles et plus grandes souffrances. La criminelle politique stalinienne de la « troisième période », avec sa théorie du « social-fascisme », déboucha sur la victoire d’Hitler en Allemagne, qui constituait un danger mortel pour l’URSS. Plus tard, la trahison de la révolution espagnole leva le dernier obstacle sur la voie d’une guerre en Europe. La tentative d’éviter un affrontement avec l’Allemagne nazie par la signature du pacte germano-soviétique fit faillite en 1941, lorsque les armées d’Hitler envahirent l’URSS, infligeant de lourdes pertes à une Armée Rouge complètement prise au dépourvu. Lorsque Staline fut informé de l’offensive allemande, il refusa d’y croire, dans un premier temps, et ordonna à l’Armée Rouge de ne pas riposter. En conséquence, de nombreux avions soviétiques furent détruits au sol. Des millions de soldats de l’Armée Rouge furent capturés – sans avoir ouvert le feu – et envoyés dans des camps de la mort allemands.
L’un des épisodes les plus impressionnants de cette guerre fut le siège de Leningrad. Courageusement, Chostakovitch resta dans la ville, où beaucoup de gens mouraient de faim, de froid et sous le feu des bombes allemandes. Il aurait pu quitter la ville, mais choisit de partager le sort du peuple de Leningrad. Il écrivait alors la symphonie qui lui assura une renommée internationale, la Septième, intituléeLeningrad. Il écrivit les trois premiers mouvements dans sa ville natale assiégée – dont il ne fut évacué, à contrecœur, que sur ordre de Moscou.
Certains « esprits » prétendent que Chostakovitch n’aurait pas été mécontent d’une victoire des armées allemandes. Voilà à quelles conclusions délirantes mène le fanatisme anti-communiste ! C’est une insulte à la mémoire d’un homme qui, toute sa vie, a défendu des idées progressistes et fut un patriote soviétique convaincu, malgré sa haine du stalinisme et de la bureaucratie. Dès qu’il apprit la nouvelle de l’offensive allemande contre l’URSS, il se porta volontaire dans les forces armées, mais n’y fut pas retenu du fait de ses problèmes de vue. Mais il participa à l’effort de guerre et s’engagea même dans une brigade de pompiers.
Quiconque regarde les images de Chostakovitch dénonçant l’agression nazie (on les voit dans le filmSonate pour alto) ne peut douter de la haine que lui inspirait le nazisme et de sa détermination à défendre sa patrie contre la barbarie hitlérienne. C’est la signification centrale de son extraordinaire Septième symphonie. Il y exprime ses sentiments profonds sur la guerre. Il disait : « La musique surgissait de moi. Je ne pouvais la retenir. » C’est une expression émouvante des souffrances et de l’héroïsme du peuple de Leningrad et de toute l’Union Soviétique.
Le premier mouvement comprend un célèbre passage dans lequel un thème martial est répété en boucle et de plus en plus fort, un peu à la façon du Boléro de Ravel. Ce thème est censé représenter la progression de l’armée nazie ; assez banal, il exprime le vide spirituel du fascisme. Le puissant dernier mouvement est dominé par une lutte acharnée au terme de laquelle l’esprit humain triomphe de la tyrannie et de la barbarie.
Son succès fut immédiat, non seulement en URSS, mais à l’échelle internationale (elle fut dirigée aux Etats-Unis par le grand Arturo Toscanini). Elle devint le symbole de la résistance héroïque du peuple soviétique contre la barbarie nazie. Mais pour Chostakovitch, c’était plus encore que cela. Il intitula le dernier mouvement : « Victoire et vie magnifique à l’avenir ». Grâce aux efforts héroïques du peuple soviétique – fidèlement exprimés dans cette musique – et la supériorité de l’économie nationalisée et planifiée, l’URSS était bel et bien victorieuse. Par contre, les espoirs d’une vie meilleure furent rapidement anéantis.
L’après-guerre
Pendant la guerre, Staline fut obligé de desserrer son étau, au moins partiellement. Des officiers de l’Armée Rouge emprisonnés pendant les Purges furent libérés en toute hâte pour occuper des postes de commandement sur la ligne de front, où ils firent preuve d’un remarquable courage. Au fur et à mesure que l’Armée Rouge refoulait les forces nazies et avançait au cœur de l’Europe, un sentiment général d’optimisme se développait. Les gens espéraient que les choses iraient mieux après la guerre. Ces illusions furent de courte durée.
Au printemps 1943, Chostakovitch et sa famille déménagèrent à Moscou. L’Armée Rouge avançait alors sur tous les fronts. Staline attendait des compositeurs soviétiques qu’ils écrivent de la musique patriotique et héroïque. Mais la nouvelle symphonie de Chostakovitch, la Huitième, était très différente de la Septième. C’est une œuvre extrêmement sombre. Elle est comme un immense paysage dévasté par la guerre – et pas seulement par la guerre.
Le premier mouvement, très long, montre progressivement vers un paroxysme qui est comme un cri de douleur et de détresse inouï. Ce n’est pas ce que les autorités voulaient entendre. Certains disent que le scherzo, rapide et violent, est un portrait de Staline. C’est possible. Ce qui est sûr, c’est que cette symphonie était un défi aux autorités, qui l’ont bien compris. Elle fut interdite de représentation jusqu’en 1960. Mais la symphonie suivante, la Neuvième (1945), était un nouvel acte de défiance.
Staline et la bureaucratie s’attendaient à de la musique triomphale, un « hymne à la victoire ». Ils ont même suggéré à Chostakovitch de recourir à un vaste orchestre avec des chœurs. Au lieu de quoi Chostakovitch composa la plus courte de toutes ses symphonies : 25 minutes (la Septième et la Huitième durent plus d’une heure). La Neuvième symphonie est une œuvre pleine d’ironie, d’humour et même de trivialité. Le premier mouvement est comme un enfant espiègle se riant de l’autorité. Le mouvement lent est très anxieux. Les autres sont tour à tour sinistres, menaçants et diaboliques. Le dernier mouvement est comme un grand éclat de rire ; il semble dire : pourquoi je m’inquiète de toutes ces bêtises prétentieuses ? Le résultat était prévisible.
La répression était de nouveau à l’ordre du jour. Dans le domaine de l’art, Staline eut recours aux services du tristement célèbre Andreï Jdanov. Celui-ci lança une offensive brutale contre les artistes, les écrivains et les musiciens qui n’étaient pas complètement soumis au régime. Deux des plus éminents compositeurs soviétiques, Prokofiev et Chostakovitch, étaient visés. En 1948, Chostakovitch fut une nouvelle fois accusé de « formalisme ». Immédiatement, une armée de laquais, de compositeurs de troisième ordre et de médiocrités diverses se jeta sur les victimes des attaques de Jdanov, comme une horde de hyènes dépèce un animal sans défense et blessé.
Après les résolutions du Comité Central du Parti sur la musique « formaliste », le 10 février 1948, des réunions (dont certaines duraient plusieurs semaines), des rassemblements et des publications accablèrent tous les musiciens qui suivaient une ligne « anti-nationale et formaliste ». Chostakovitch devait se taire pendant qu’on le couvrait d’ordures. Il fut accusé d’avoir « un sens atrophié de la mélodie », d’écrire de la musique « dégoutante » et « casse-tête », de la « cacophonie », etc.
Le critique Afanassiev qualifia la Neuvième symphonie d’« œuvre sans esprit, sans forme, indigne de notre musique soviétique ». Le compositeur Zakharov (que tout le monde a oublié, depuis) reprochait à la musique de Chostakovitch de ne pas satisfaire aux besoins d’une musique patriotique appelant les masses à rapidement reconstruire le pays. Chostakovitch se défendait en expliquant que toutes ses œuvres cherchaient à exprimer les sentiments du peuple soviétique. Ce n’était pas la réponse qu’attendaient ses contempteurs. Le magazine Kultura I Zhizn’ accusa le compositeur d’être « incapable de refléter l’état d’esprit du peuple ». Mais l’objectif réel du « réalisme socialiste » n’était pas du tout d’exprimer les sentiments réels du peuple ; il s’agissait de répondre aux besoins de la caste bureaucratique. Le « problème » de la musique de Chostakovitch, c’est en réalité qu’elle exprimait trop bien l’état d’esprit et les sentiments des masses.
Chostakovitch fut chassé de son poste au Conservatoire de Moscou. La plupart de ses œuvres furent interdites. Il dut se repentir publiquement. Youri Lyubimov rapporte qu’à cette époque, « il attendait son arrestation sur le palier, près de l’ascenseur, de façon à ce que sa famille, au moins, ne soit pas dérangée. »Chostakovitch continua de composer de la musique de chambre, mais n’écrivit plus aucune symphonie jusqu’à la magnifique Dixième, composée en 1953, l’année de la mort de Staline.
Après les attaques de Jdanov, Chostakovitch fut obligé de se faire discret. Il travailla à des musiques de film, pour gagner sa vie, et à des œuvres « officielles » visant à assurer sa réhabilitation. Pendant quelques années, il remisa dans le tiroir ses compositions les plus sérieuses – dont certaines majeures, comme le premier concerto pour violon – en attendant des jours plus favorables.
Les pressions du régime sur la musique et les conditions de vie matérielles de Chostakovitch se relâchèrent partiellement en 1949, dans le but d’assurer sa participation à une délégation soviétique aux Etats-Unis. La Guerre Froide était déjà bien engagée et les autorités soviétiques voulaient prouver au monde entier la supériorité de l’URSS dans le domaine culturel. Si Chostakovitch était l’anti-soviétique virulent que certains dépeignent, il avait là une occasion en or de quitter l’URSS. Mais tout au long de sa vie, il n’a pas montré le moindre signe d’une volonté quelconque d’émigrer, ni d’ailleurs exprimé la moindre admiration pour le mode de vie capitaliste. Il s’intéressait beaucoup à la musique des compositeurs occidentaux tels que Britten et Hindemith, mais son intérêt pour l’Ouest n’allait pas au-delà de cette affinité bien naturelle pour le travail d’autres musiciens.
Des anti-communistes viscéraux attaquent Chostakovitch en soulignant qu’il fut obligé de faire des concessions au régime pour survivre et gagner son pain. En fait, ce qui a sauvé le compositeur de la prison (dont il ne serait pas revenu vivant, compte tenu de sa santé fragile), c’est le fait que Staline aimait sa musique de film. On l’a dit, le Père des Peuples adorait le cinéma – et tout particulièrement les films dans lesquels il jouait un rôle dirigeant, même quand ils n’avaient pas grand-chose à voir avec la vérité historique. Il fallait un grand compositeur pour écrire la musique de ces films ; Chostakovitch était le candidat idéal.
Il écrivit la musique de plusieurs films représentant Staline sous une lumière très flatteuse. Sa cantateLe chant des forêts évoque le « Grand Jardinier » Staline. Dans le film L’inoubliable année 1919, dont Chostakovitch écrivit la musique, Staline est le chef de l’Armée Rouge pendant la Guerre civile, poste qui dans la réalité fut occupé par Léon Trotsky. Nul doute que Chostakovitch travaillait sans enthousiasme et méprisait cette propagande grossière. Mais il n’avait pas le choix, s’il voulait vivre. Le caractère brutal de Staline – que Lénine évoque dans son Testament – s’exprimait dans la façon dont il traitait les familles de ceux qu’il considérait comme ses ennemis. Par exemple, la femme de Prokofiev fut envoyée en prison après les attaques de Jdanov.
Il faut garder à l’esprit que Chostakovitch n’était pas un militant politique, mais un compositeur, bien qu’il fût animé d’une profonde conscience sociale lui permettant d’exprimer brillamment, dans sa musique, tous les problèmes importants de son époque. Homme de tempérament timide et réservé, il fit preuve d’un courage et d’une intégrité exemplaires sans sa lutte contre le régime stalinien, tout en composant des œuvres qui atteignent les sommets de la création musicale au XXe siècle. Mais il y eut des moments où le poids de cette lutte solitaire était trop écrasant, l’obligeant à un repli tactique.
Des critiques anti-communistes reprochent à Chostakovitch d’avoir fait des concessions. C’est absurde et malveillant. Si un homme comme Rakovsky, ce vétéran du mouvement révolutionnaire doté d’une profonde compréhension du marxisme, si un tel homme a capitulé sous les pressions colossales de l’appareil stalinien, comment peut-on reprocher à Chostakovitch de ne pas avoir tenu tête ? Il a plié sous la pression, mais n’a jamais rompu. Il demeura fidèle à lui-même jusqu’à la fin de sa vie, en adversaire résolu du Stalinisme.
Est-ce à dire, comme l’affirment d’autres « critiques » aveuglés par leurs préjugés, que Chostakovitch était pro-capitaliste ? Il n’y a pas la moindre preuve de cela. Chostakovitch n’était ni un stalinien, ni un contre-révolutionnaire anti-soviétique du genre de Soljenitsyne. Il était un partisan loyal des idéaux socialistes de la révolution d’Octobre. Et il voyait la contradiction flagrante entre ces idéaux et la caricature bureaucratique du Stalinisme. La mort de Staline a ouvert la voie à la réhabilitation de Chostakovitch, mais cela n’a pas mis fin à sa lutte solitaire contre la bureaucratie.
En mai 1948, il commença secrètement à travailler à une cantate intitulée Rayok. C’était une mordante satire de « l’activisme musical » du Comité Central du PCUS. Elle demeura sous le boisseau jusqu’après la mort du compositeur, en 1975.
Son combat contre l’antisémitisme
L’antisémitisme a occupé une place importante dans la contre-révolution stalinienne. Comme au temps du tsarisme, l’antisémitisme était un moyen de détourner l’attention des masses de leurs plus pressants problèmes. Même si Staline a appuyé la création d’Israël dans le but d’affaiblir l’impérialisme britannique au Moyen-Orient, cela ne l’a pas empêché pas de recourir à l’antisémitisme pour couvrir une nouvelle purge, après la guerre. La campagne contre les « cosmopolites déracinés » (i.e : les Juifs) culmina dans le célèbre « Complot des blouses blanches ». Accusés de vouloir assassiner Staline, ses médecins personnels – qui étaient juifs – furent arrêtés et torturés jusqu’à ce qu’ils « confessent » des projets criminels. Leurs « aveux » furent utilisés pour impliquer d’autres personnes dans le prétendu complot, et ainsi de suite.
La révolution d’Octobre émancipa toutes les nationalités opprimées par le Tsarisme – cette « prison des peuples », selon la formule de Lénine –, y compris les Juifs. A toutes fut accordée la plus complète égalité politique et sociale. Les vieilles restrictions humiliantes furent abrogées. Mais sous Staline, le vieux chauvinisme russe commença à réémerger – et avec lui toute la vieille bourbe antisémite. L’héritage de l’internationalisme prolétarien était trop récent pour que l’antisémitisme s’exprime ouvertement, mais il était toujours présent en arrière-plan. Et de temps à autre, la bureaucratie s’en servait pour distraire l’attention des masses.
Après la signature du pacte germano-soviétique, la bureaucratie russe s’efforça d’établir de bonnes relations avec le régime de Hitler. Suivant cette logique, des Juifs furent évincés des positions importantes qu’ils occupaient dans l’administration soviétique. Le ministre des Affaires étrangères Litvinov, qui était juif et identifié à la politique de rapprochement avec la France et la Grande-Bretagne, fut remplacé par le Russe Molotov. Ils sont allés jusqu’à ordonner que dans les camps de concentration russes les gardes n’utilisent plus l’insulte « fasciste » contre les prisonniers. Staline livra à Hitler des réfugiés antifascistes allemands.
Dans les mémoires de Chostakovitch écrites par Solomon Volkov, il est indiqué qu’à cette époque les œuvres de Wagner furent jouées – pour la première fois – au Bolchoï, à commencer par La Walkyrie. Le directeur du spectacle était Sergueï Eisenstein lui-même, qui invita un de ses collègues juifs à prendre part à la production de l’opéra. Ce dernier lui répondit : « Tu ne comprends donc pas ? Je ne peux pas participer à cette production parce que je suis juif ». Eisenstein n’y croyait pas. Et pourtant c’était vrai. L’opéra fut joué en présence de l’ambassadeur nazi – et sans Juifs.
Quelques années plus tard, Chostakovitch écrivit ses magnifiques et émouvantes Mélodies sur la poésie populaire juive. La critique Fay avance l’argument pervers selon lequel Chostakovitch, en écrivant de la musique populaire, cherchait à plaire aux autorités ! Or il aurait pu s’inspirer de toutes sortes de musiques populaires : russe, géorgienne, arménienne, ouzbek ou kalmouk. Mais il a spécifiquement choisi de la musique et des poèmes juifs sur la souffrance de ce peuple dans la Russie tsariste. Cependant, Chostakovitch garda ces mélodies cachées jusqu’à la mort de Staline.
Fay prétend que dans la mesure où Chostakovitch avait terminé le cycle de mélodies en octobre 1948, alors que la campagne antisémite n’a « vraiment commencé » (selon elle) qu’en décembre de la même année, cette œuvre ne peut pas être considérée comme une protestation contre l’antisémitisme. Or l’antisémitisme n’était pas une invention soudaine du Kremlin. Dès les années 20, dans la lutte contre Trotsky (qui était juif) et l’Opposition de gauche, Staline eut recours aux préjugés antisémites, faisant circuler l’idée que « les youpins sèment la pagaille au Comité Central ».
Chostakovitch s’intéressait beaucoup à la musique juive, qui intervient régulièrement dans son travail. Mais ce qui est intéressant, c’est le moment qu’il choisit pour écrire ses Mélodies. Un certain nombre d’amis très proches étaient visés par la campagne antisémite en cours. Le sujet l’affectait profondément et il s’en est saisi à plusieurs reprises – et notamment dans sa Treizième symphonie (Babi Yar), qui vise spécifiquement l’antisémitisme russe.
Dans les années 60, lorsqu’un nouvel accès d’antisémitisme se développait en URSS, le poète ukrainien Eugène Evtouchenko écrivit un poème de protestation, Babi Yar, qui relate toutes les atrocités que subirent les Juifs en Russie et en Ukraine au cours de l’histoire. Chostakovitch reprit ces vers dans sa Treizième symphonie, qui est une protestation directe contre le stalinisme et l’antisémitisme.
La mort de Staline
Le Père des Peuples finit par montrer tous les signes d’une paranoïa pathologique. Il nourrissait une méfiance morbide à l’égard de tout le monde, y compris ses plus proches collaborateurs. L’un d’eux, Nikita Khrouchtchev, expliqua plus tard qu’il suffisait que Staline dise à un dirigeant : « tu as le regard fuyant aujourd’hui », pour que ce dernier ait de bonnes raisons de s’inquiéter. Staline accusa son bras droit Kaganovitch d’être un espion britannique. La femme de Molotov, lui-même un laquais de Staline, fut envoyée dans un camp de travail.
En 1953, il devint évident que Staline et le chef de la police secrète, Beria, préparaient une nouvelle purge visant toute la couche dirigeante du parti et de l’appareil d’Etat. Cela aurait plongé l’URSS dans une crise profonde, alors que le pays était en confit ouvert avec l’impérialisme américain et luttait pour se reconstruire après les dévastations d’une guerre qui emporta 27 millions de Soviétiques. Aussi la clique dirigeante prit-elle les dispositions nécessaires pour se protéger et éradiquer la source du danger, qui fut empoisonnée ou éliminée d’une autre manière par ses camarades.
C’est en cette même année 1953 que plusieurs œuvres de Chostakovitch longtemps gardées secrètes furent jouées pour la première fois. Le compositeur célébra la mort tant attendue de Staline à sa manière : musicalement. Sa Dixième symphonie comprend un certain nombre de citations et de codes musicaux, dont une référence à Elmira Nazirova, une étudiante dont il est tombé amoureux. Mais le plus important motif de la symphonie est fondé sur les notes DSCH, les lettres de son propre nom. On retrouve cette signature dans d’autres œuvres, par exemple le Huitième quatuor à cordes. Mais elle est tout particulièrement significative dans la Dixième symphonie.
C’est sans doute – avec la Cinquième – l’une des plus grandes symphonies de Chostakovitch. Le tempétueux deuxième mouvement est souvent présenté comme un portrait de Staline. A la fin de la symphonie, l’orchestre répète de nombreuses fois le motif DSCH, de façon triomphale. Et à la moitié du dernier mouvement, il cite le deuxième mouvement et le thème DSCH. C’est comme si Chostakovitch s’exclamait : le monstre Staline est mort – mais moi je suis toujours vivant, j’écris ma musique et je dis toujours la vérité ! C’est l’un des passages les plus passionnants et émouvants de toute son œuvre.
Dès le XXe congrès du PCUS, en 1956, Nikita Khrouchtchev a tenté d’engager des réformes – d’en haut – pour sortir le pays du marasme engendré par le contrôle et l’administration bureaucratiques de l’économie nationalisée et planifiée. Or comme Alexis de Tocqueville le soulignait déjà, le moment le plus dangereux, pour un régime despotique, c’est précisément lorsqu’il tente de se réformer. Quelques mois après le XXe congrès du PCUS et le discours « secret » de Khrouchtchev y dénonçant les crimes de Staline, les travailleurs hongrois se sont soulevés, les armes à la main, contre la domination russe et stalinienne. Malgré deux grèves générales et deux insurrections, avant et après l’intervention militaire russe, la révolution hongroise fut noyée dans le sang.
La Onzième symphonie
La Onzième symphonie est une œuvre épique. Elle dure plus d’une heure et requiert un très vaste orchestre. Chostakovitch l’écrivit en 1957, quelques mois après l’écrasement de la révolution hongroise. La date est très significative. L’année 1957 marquait le 40e anniversaire de la révolution de 1917. Et pourtant c’est la révolution écrasée de 1905, et non la victorieuse de 1917, que Chostakovitch choisit pour thème. Lorsqu’on lui posait la question, Chostakovitch niait tout lien avec la révolution hongroise. Mais cela n’a pas d’importance : le public n’avait pas besoin de demander.
Formellement, la symphonie a pour thème les événements du dimanche sanglant, le 9 janvier 1905, lorsque la police tsariste et des Cosaques ont ouvert le feu sur une manifestation pacifique d’ouvriers, faisant de nombreux morts. Toute l’œuvre est basée sur des chants révolutionnaires russes, dont certains remontent au XIXe siècle. Par exemple, le magnifique thème du mouvement lent est le vieux chant Souvenir Eternel, que l’on chantait sur la tombe des révolutionnaires.
Le premier mouvement est intitulé « La place du palais » et décrit avec une puissance extraordinaire l’extrême tension à la veille du dimanche sanglant. Il fait nuit ; la place est couverte de neige et balayée de vents glacials. C’est le symbole d’une société tyrannique qui, en apparence, semble complètement figée. Mais sous la surface, le mécontentement gronde. Le thème central en est un vieux chant de prisonniers révolutionnaires du XIXe siècle, Ecoute ! (Slushai !), dont un passage dit : « Comme un acte de trahison, comme la conscience d’un tyran, la nuit est noire ».
Le thème d’Ecoute ! revient tout au long de l’œuvre. Le thème suivant, Le Prisonnier comprend ces mots : « Les murs des prisons sont épais ; les portes fermées par deux verrous en fer ». Dans la Russie tsariste – et dans la Russie stalinienne –, la société tout entière était comme une gigantesque prison. La nuit noire est la longue nuit du pouvoir despotique et arbitraire. L’atmosphère menaçante est renforcée par des appels à la trompette et des roulements de tambour qui font penser aux symphonies de Mahler. Tout cela créé une ambiance de tension insoutenable.
Le deuxième mouvement est intitulé Le neuf janvier. Le début fait penser à une plainte émergeant des profondeurs du peuple. Le premier thème, qui revient sans cesse, évoque la souffrance insoutenable des masses. C’est l’expression musicale de la pétition qui devait être remise au Tsar par les manifestants et qui commence ainsi : « O Tsar, notre Petit Père, regardez autour de vous ! Ne voyez-vous pas que les serviteurs du Tsar nous ont rendu la vie insupportable ? »
La scène du massacre est l’un des passages les plus violents de toute l’histoire de la musique. Le feu roulant d’une mitraillette est imité par les caisses claires, puis l’orchestre explose en un puissant vacarme. Et brusquement, silence complet. On en revient au thème sombre du premier mouvement. De nouveau, la place du palais est muette et glacée. La nuit est tombée. Mais à présent la neige est rouge de sang.
Le troisième mouvement est un Requiem pour les victimes, Souvenir éternel, basé sur le chant révolutionnaire que nous avons déjà évoqué. Lors de son acmé, le massacre du 9 janvier est rappelé, comme si le peuple jurait de venger ses camarades. Puis le mouvement retourne à la triste solennité de la marche funèbre.
Le dernier mouvement est intitulé : « Le tocsin ». C’est exactement cela : un appel aux armes. Il commence par le chant révolutionnaire Enragez, tyrans ! D’autres chants révolutionnaires sont cités, dont la célèbre Varsovienne polonaise. Plus tard, le thème d’Enragez, tyrans ! est répété, plus lentement, mais avec davantage de force et de détermination, comme une marche irrésistible. C’est le réveil de la révolution, qui culmine dans une explosion de colère, les cloches sonnant alors le tocsin de la révolte. Juste avant ce moment, une série de cinq notes est répétée avec insistance : ce sont les dernières notes du chant Enragez, tyrans !, qui dit : « Mort aux tyrans ! ». Le message de Chostakovitch au public russe, qui connaissait très bien ce chant, pouvait difficilement être plus clair.
Le fils de Chostakovitch, Maxime, s’en alarma. Il lui murmura à l’oreille : « papa, et s’ils te pendaient pour ça ? » Interviewée par Margarite Mazo dans le DSCH Journal 12, Irina Chostakovitch explique : « La Onzième symphonie a été écrite en 1957, à l’époque des événements [les conséquences du soulèvement hongrois de 1956]. Tout le monde comprenait la gravité de la situation. Il n’y a pas de référence directe aux événements de 1956 dans la symphonie, mais Chostakovitch les avait à l’esprit. »
Octobre et Babi Yar
Ecrite en 1959-61, la Douzième symphonie (Octobre) est censée être le prolongement de la Onzième. Or elle n’est pas entièrement convaincante. Elle est noble dans sa conception et ne manque pas de belles mélodies (Chostakovitch ne savait pas écrire de mauvaises symphonies). Cependant, il lui manque la flamme qui anime chaque mesure de la Onzième. Il est évident qu’à la différence de cette dernière, la Douzième n’a pas urgemment surgi du fond du cœur de l’artiste.
Comme la Onzième, les mouvements de la Douzième forment un « programme » ; chacun porte un titre :
1) Petrograd révolutionnaire
2) Lénine à Razliv
3) Le croiseur Aurore
4) L’aube de l’humanité
L’appel à l’action, à la fin de la Onzième, préparait le terrain à la Douzième, de même que la défaite de la révolution de 1905 préparait le terrain à la révolution victorieuse de 1917. Pourquoi, cependant, la Douzième est-elle un peu décevante, comparée à la Onzième ? C’est que Chostakovitch doutait de l’avènement d’un monde meilleur – d’une société authentiquement socialiste – au cours de sa vie. Malgré la dénonciation des crimes de Staline au XXe congrès du PCUS, la bureaucratie s’accrocha fermement au pouvoir. Les principes léninistes de la démocratie et de l’égalité soviétiques étaient moins que jamais appliqués. Comment le compositeur pouvait-il écrire sincèrement sur la « victoire finale du socialisme » alors qu’il n’y croyait pas lui-même ?
Chostakovitch ne se trompait pas. Le timide « dégel » engagé sous Krouchtchev fut brutalement interrompu en 1964 lorsque ce dernier fut renversé par Brejnev. Graduellement, la tendance aux concessions s’inversa – et la répression s’accrut.
Le compositeur reprit le thème de l’antisémitisme dans sa Treizième symphonie (Babi Yar). Elle est basée sur des poèmes d’Eugène Evtouchenko, dont le premier commémore un massacre des Juifs par les nazis pendant la Deuxième Guerre mondiale. Babi Yar est le nom du lieu du massacre. Cela faisait partie de la politique d’extermination systématique des Juifs dans les territoires occupés, mais il ne fait aucun doute que des Ukrainiens (une minorité) collaborèrent avec les nazis et partageaient leur antisémitisme. Les staliniens étaient toujours réticents à reconnaitre ce fait. Après la première de la Symphonie, Evtouchenko fut contraint de modifier son poème pour y ajouter un vers disant que des Russes et des Ukrainiens sont morts à Babi Yar, en même temps que des Juifs.
Les couleurs de cette symphonie sont sombres ; le ton est amer et violent. Ce n’est pas une musique facile à écouter, mais elle est extraordinairement puissante. Elle commence par un son de cloche. Ce n’est pas le tocsin de la fin de la Onzième, qui appelle à l’action. C’est le son grave de funérailles. Puis le chœur et la basse chantent le poème d’Evtouchenko :
Non, Babi Yar n’a pas de monument.
Le bord du ravin, en dalle grossière.
L’effroi me prend.
J’ai l’âge en ce moment
Du peuple juif. Oui, je suis millénaire.
Il me semble soudain –
L’Hébreu, c’est moi,
Et le soleil d’Egypte cuit ma peau mate ;
Jusqu’à ce jour, je porte les stigmates
Du jour où j’agonisais sur la croix.
Et il me semble que je suis Dreyfus,
La populace
Me juge et s’offusque ;
Je suis embastillé et condamné,
Couvert de crachats
Et de calomnies,
Les dames en dentelles me renient,
Me dardant leurs ombrelles sous le nez.
Et je suis ce gamin de Bialystok ;
Le sang ruisselle partout. Le pogrom.
Les ivrognes se déchaînent et se moquent,
Ils puent la mauvaise vodka et l’oignon.
D’un coup de botte on me jette à terre,
Et je supplie les bourreaux en vain –
Hurlant « Sauve la Russie, tue les Youpins ! »
Un boutiquier sous mes yeux viole ma mère.
–
Mon peuple russe !
Je t’aime, je t’estime,
Mon peuple fraternel et amical,
Mais trop souvent des hommes aux mains sales
Firent de ton nom le bouclier du crime !
Mon peuple bon ! Puisses-tu vivre en paix,
Mais cela fut, sans que tu le récuses :
Les antisémites purent usurper
Ce nom pompeux :
« Union du Peuple Russe »...
Et il me semble :
Anne Franck, c’est moi ;
Transparente comme en avril les arbres,
J’aime. Qu’importent les mots à mon émoi :
J’ai seulement besoin qu’on se regarde.
Nous pouvons voir et sentir peu de choses –
Les ciels, les arbres, nous sont interdits :
Mais nous pouvons beaucoup, beaucoup – et j’ose
T’embrasser là, dans cet obscur réduit.
On vient, dis-tu ?
N’aie crainte, c’est seulement
Le printemps qui arrive à notre aide...
Viens, viens ici. Embrasse-moi doucement.
On brise la porte ?
Non, c’est la glace qui cède...
Au Babi Yar bruissent les arbres chenus ;
Ces arbres nous sont juges et témoins.
Le silence ici hurle.
Tête nue
Je sens
Mes cheveux grisonnent soudain.
Je suis moi-même
Silencieux hurlement
Pour les milliers tués à Babi Yar ;
Je suis moi-même
Chacun de ces enfants,
Je suis moi-même
Chacun de ces vieillards.
Je n’oublierai rien de ma vie entière ;
Je veux que
L’Internationale
Gronde
Lorsqu’on aura enfin porté en terre
Le dernier antisémite du monde !
Dans mon sang, il n’y a pas de goutte juive,
Mais les antisémites, d’une haine obtuse
Comme si j’étais un Juif, me poursuivent –
Et je suis donc un véritable Russe !
L’antisémitisme n’est pas le seul thème de la Treizième symphonie, qui est aussi une critique dévastatrice du système bureaucratique en général. L’un des mouvements décrit une queue de femmes soviétiques devant un magasin pauvrement achalandé. Il semble dire : « voilà comment s’est terminée la révolution d’Octobre : par des gens qui patientent, transis de froid, aliénés ». Un autre mouvement est intitulé « Peurs » et fait directement référence aux « coups de minuits » dont la crainte « n’est pas encore tout à fait morte ». Le mouvement intitulé « Une carrière » cite le dernier mouvement de la Douzième symphonie, « L’aube de l’humanité ». Mais la symphonie se termine comme elle a commencé – par des sons de cloche. C’est la cloche funéraire de la révolution d’Octobre.
Déjà sous pression, Krouchtchev demanda à Chostakovitch et Evtouchenko d’annuler la première de la symphonie, mais elle eut tout de même lieu. Cependant, après trois concerts, elle subit le même sort que la Quatrième et la Huitième. Un concert fut annulé « parce que le soliste est malade ». Evtouchenko dut amender son poème pour rappeler que le peuple soviétique avait combattu le fascisme. En 1964, Krouchtchev fut renversé et la situation empira.
Les dernières années
Les dernières œuvres de Chostakovitch sont imprégnées de l’idée de sa propre finitude. Sa santé commençait à se détériorer, mais il demeurait un gros fumeur et un amateur de Vodka. Dès 1958, une paralysie de la main droite l’obligea à renoncer au piano. En 1965, on lui diagnostiqua une polio. Il fit plusieurs crises cardiaques et des chutes sévères qui lui brisèrent les deux jambes. Il conserva cependant son humour et son ironie, comme le montre l’extrait suivant d’une de ses lettres : « A ce jour, 75 % de l’objectif est atteint : main droite cassée, jambe gauche cassée, jambe droite cassée. Il suffit que je me brise la main gauche et 100 % de mes extrémités seront hors service. »
Même là, il est évident qu’il se moquait des déclarations officielles, stupidement optimistes, de la bureaucratie sur « la réalisation complète des objectifs du Plan quinquennal ». Les années Brejnev furent rétrospectivement appelées « les années de stagnation ». A ce stade, la bureaucratie n’était plus seulement un obstacle relatif au développement des forces productives, mais un obstacle absolu. La corruption, l’incompétence, le gaspillage et le chaos inhérents au système bureaucratique minaient les avantages de l’économie nationalisée et planifiée. En contradiction complète avec les discours triomphants des dirigeants, les taux de croissance annuels étaient tombés de 6 % à la fin de l’ère Krouchtchev à près de 0 % dans les dernières années de l’ère Brejnev. Et au lieu d’une égalité croissante, il y avait un gouffre croissant entre le niveau de vie des masses et celui de la bureaucratie. La corruption endémique aggravait ces inégalités.
Les deux dernières symphonies sont pleines d’angoisse personnelle. La Quatorzième, écrite en 1969, est un cycle de chansons basé sur des poèmes dont le thème est la mort. Chostakovitch était alors gravement malade et de plus en plus pessimiste. Il était athée ; on ne trouve pas trace de consolation dans cette œuvre. Il écrivait : « Des gens qui se disaient mes amis voulaient que la fin amène une sorte de consolation – c’est-à-dire, l’idée que la mort n’est qu’un commencement. Mais ce n’est pas un commencement. C’est vraiment la fin. Après cela, il n’y a rien. Rien. »
Les textes des deux premières chansons sont du poète espagnol Lorca, qui fut assassiné par les fascistes au début de la Guerre Civile. La première chanson – De Profundis – commence par un thème étrange. La deuxième est une chanson traditionnelle allemande. Les autres poèmes sont d’Apollinaire, de poètes russes et du poète allemand Rilke. C’est une œuvre dont le langage musical est difficile. Elle utilise la technique dodécaphonique, à laquelle recourraient les compositeurs occidentaux tels que Schoenberg et Webern, mais qu’on entendait très rarement chez les compositions soviétiques.
La Quinzième symphonie (1971) est une œuvre encore plus déroutante, si c’est possible. Purement orchestrale, elle cite énigmatiquement à la fois Wagner, William Tell de Rossini et la Quatrième symphonie du compositeur lui-même. Quelles étaient les intentions de Chostakovitch ? C’est difficile à dire. Une ironie mordante la domine. Elle pose une question, mais n’apporte pas de réponse.
Quelle est la signification de ces dernières œuvres si mystérieuses ? Expriment-elles uniquement les angoisses du compositeur face à la maladie et la mort ? Interviewé par Volkov en janvier 1988, Maxime Chostakovitch fit cette remarque intéressante : « Cela arrangeait bien les critiques soviétiques d’expliquer que mon père écrivait de la musique tragique parce qu’il était malade. Or mon père exprimait, non sa maladie propre, mais celle d’une époque. » Les promesses d’un retour à Lénine et à la démocratie socialiste étaient autant de mensonges. La contradiction – si caractéristique du régime – entre la théorie et la pratique, entre les paroles et les actes, était insupportable à Chostakovitch.
Est-il mort désespéré ? C’est probable. A la différence de Beethoven, qu’il admirait tant et qui surmonta les moments de crise pour donner au monde la Neuvième Symphonie, Chostakovitch semble avoir perdu tout espoir. Ses derniers mots – la Quinzième symphonie – sont pleins de sarcasme. Ceci dit, n’oublions pas que Beethoven a connu, lui aussi, de longues périodes de dépression, au cours desquelles il composait très peu. En outre, l’époque de réaction triomphante qui s’ouvrit en 1815 était difficile, mais Beethoven n’a jamais été confronté à un monstrueux Etat totalitaire qui envoyait ses opposants au Goulag ou à l’hôpital psychiatrique.
Il faut aussi garder à l’esprit que Chostakovitch n’était pas un militant politique. Il ne bénéficiait pas d’une analyse scientifique de ce qui se passait en Union Soviétique. Il n’avait, pour l’aider, ni parti, ni organisation. A la fin, il était complètement seul. Il est mort d’un cancer des poumons le 9 août 1975. La nécrologie officielle ne parut dans la Pravda que trois jours plus tard, le temps que Brejnev et le Politburo l’approuvent, semble-t-il. La cantate satirique Rayok, qui ridiculisait la campagne « anti-formaliste » du régime, ne fut révélée qu’après sa mort. Même du fond de sa tombe, Chostakovitch donnait la migraine à la bureaucratie.
Post-mortem
En 1979, le livre de Solomon Volkov, Témoignage, qui se présente comme les mémoires de Chostakovitch dictées à l’un de ses anciens étudiants, était publié aux Etats-Unis. Il a été qualifié de falsification par des journalistes de droite – en particulier aux Etats-Unis – déterminés à classer le compositeur dans la catégorie des staliniens. Du même point de vue anti-communiste, d’autres critiques décrivent Chostakovitch, à l’inverse, comme un dissident réactionnaire du genre de Soljenitsyne.
Dans le New York Times du 9 mars 2000, le critique d’opéra Bernard Holland accusait Chostakovitch de lâcheté, le qualifiant de « personnalité médiocre » qui « courbait l’échine devant ses maîtres soviétiques. »Interviewée par Tamara Bernstein dans le National Post, le 15 mars 2000, Laurel Fay y qualifiait Chostakovitch de « mauviette ». Tel est le vocabulaire employé par ces « respectables » académiciens. Comme le disait Heinrich Heine : « Chaque mot est un pot de chambre – et qui n’est pas vide ».
Quelle est la raison d’une telle quantité de bile ? Cela n’a rien à voir avec la musique. C’est motivé par la haine de classe et un anti-communisme viscéral. Dans leurs confortables appartements new-yorkais, ces messieurs-dames prolongent la Guerre Froide – sans quitter leurs chaussons. Et on dit que l’art n’a rien à voir avec la politique ?
Un autre « respectable » intellectuel, Richard Taruskin, n’a pas hésité à voir dans l’opéra Lady Macbeth de Mtsensk une apologie du génocide stalinien en Ukraine. En interdisant l’opéra et en persécutant son auteur, Staline a donc fait preuve d’une très grande ingratitude ! En lisant de telles idioties, on se demande : si tels sont les intellectuels « respectables », à quoi peuvent bien ressembler les intellectuelspeu respectables ?
Les deux positions exposées ci-dessus partent du principe qu’on ne peut s’opposer au stalinisme que d’un point de vue pro-capitaliste. C’est complètement faux. Il est évident que Chostakovitch s’opposait à Staline et à la bureaucratie. Mais y a-t-il ne serait-ce qu’un début de preuve qu’il sympathisait avec le capitalisme ? Pas une seule. En fait, tout indique le contraire.
Krzysztof Meyer s’approche davantage de la vérité lorsqu’il écrit : « Chostakovitch n’était pas comme les communistes. Mais il faut tout de même rappeler que sa famille avait de longues traditions socialistes – et bien sûr, le communisme et le socialisme sont deux phénomènes différents. Le communisme soviétique était une tyrannie. » En fait, le socialisme et le communisme n’ont rien à voir avec le régime totalitaire et bureaucratique du stalinisme. Mais même si c’est d’une façon confuse, Meyer au moins affirme que l’opposition de Chostakovitch au régime ne signifiait nullement une opposition au socialisme.
Les Huitième, Septième et Treizième symphonies, comme Stenka Razin et les mélodies juives exprimaient clairement une opposition au régime de Staline. Mais Chostakovitch n’était ni un dissident pro-capitaliste du genre de Sakharov, ni un laquais du régime stalinien. C’était un homme honnête et progressiste qui a écrit de la grande musique et s’est efforcé, par ce médium, d’exprimer les joies et les peines du peuple soviétique.
Une musique avec un message
Après la mort de Chostakovitch, sa musique a fait l’objet d’une critique féroce et malveillante. Gérard McBurney décrit ses œuvres symphoniques comme « peu originales, vulgaires et de second rang ». Pierre Boulez a dit : « je considère Chostakovitch comme un Mahler de second, voire de troisième ordre. » Et depuis la chute de l’URSS, il est à la mode, chez les critiques russes, de hurler avec les loups. Filip Gershkovich a qualifié Chostakovitch de « plumitif en transe ». Et ainsi de suite.
« Peu originales ? » Mais quel musicien ne s’est pas inspiré d’autres compositeurs, d’une façon ou d’une autre ? Chostakovitch n’a jamais caché sa dette à l’égard de Mahler et de bien d’autres : Bach, Stravinsky, le jazz, la musique populaire, la musique folklorique juive et russe, etc. Mais la musique de Beethoven ne s’enracinait-elle pas dans celle de Mozart et de Haydn ? Bien sûr que si. Et est-ce qu’elle n’a pas évolué jusqu’à former quelque chose d’entièrement différent, d’irréductible ? Bien sûr que si. De même, comment nier que la musique symphonique de Chostakovitch, prenant son point de départ dans Mahler, a évolué et s’est développée en un style qui est immanquablement celui de Chostakovitch – et de personne d’autre ?
Chostakovitch n’était certainement pas un « plumitif ». Ce terme convient beaucoup mieux aux intellectuels prostitués russes qui, hier, rampaient devant la bureaucratie stalinienne, et, aujourd’hui, rampent devant leurs nouveaux maîtres, le capitalisme et les Etats-Unis. Pour cette nouvelle espèce de reptiles, Chostakovitch représente une cible tentante dans le domaine de la musique, comme Lénine et Trotsky dans le domaine de l’histoire. Il s’agit de calomnier la révolution d’Octobre, l’URSS, et de « prouver » que rien de bon n’en est jamais sorti. Et au final, l’objectif de tout cela est de persuader les nouvelles générations – en Russie comme en Occident – que le capitalisme est le meilleur des systèmes.
Quant à Pierre Boulez, qui fut jadis considéré comme un éminent représentant de l’avant-garde, on ne peut s’empêcher de se demander si la sévérité de son jugement n’est pas un tant soit peu influencée par un sentiment somme toute très humain : la jalousie. Car plus personne aujourd’hui n’écoute la musique prétendument avant-gardiste de compositeurs tels que Schoenberg, Webern et Pierre Boulez, qui s’est révélée une impasse. Le seul endroit où l’on peut encore écouter leur musique, c’est le cinéma, où elle fait d’excellentes bandes-son de films d’horreur. A l’inverse, le centenaire de Chostakovitch a montré que ses symphonies sont de plus en plus populaires, non parce qu’elles sont « peu originales, vulgaires et de second rang », mais parce que cette musique contient un message sur certains des événements les plus importants de notre époque.
Il y a peu, le Quatuor Borodine a joué l’intégralité des quatuors à cordes de Chostakovitch à West Cork, en Irlande. Les organisateurs annonçaient ainsi l’événement : « Ces quatuors racontent l’histoire poignante de la lutte d’un homme contre la tyrannie ; ils sont la voix d’un artiste qui a soutenu son peuple et parlé pour lui. Le premier, écrit en 1938, après son interrogatoire par le redoutable NKVD, n’est pas une œuvre juvénile. L’extraordinaire 15e quatuor, avec ses six adagios, a été écrit en 1974, à peine plus d’un an avant sa mort. Dans l’intervalle, 36 années, il a écrit une série de quatuors pleins de force interne, de la musique non seulement sur la souffrance, mais aussi sur la capacité à dépasser cette souffrance, une musique de purification, l’essence distillée d’une vie d’homme et d’un siècle terrible. »
La musique de Chostakovitch vivra tant que des hommes et des femmes aimeront la musique, car comme son idole, Beethoven, il avait quelque chose d’important à dire.