En moins de 24 heures, l’image du DRH d’Air France et sa chemise déchirée a fait le tour du monde. Le patronat et le gouvernement s’en sont servi pour matraquer l’opinion publique et faire passer les travailleurs d’Air France pour des « voyous », selon l’expression du Premier ministre. Sarkozy en a rajouté et a déploré la « chienlit », terme employé par De Gaulle en mai 68. Le spectre de mai 68 ressurgirait-il dans l’esprit de la classe dirigeante ?
La couverture médiatique des événements du 5 octobre a focalisé l’attention sur la « violence » des travailleurs d’Air France. L’objectif était d’occulter la violence du plan « social » à l’origine de cette explosion de colère. Par exemple, le journal du soir de France 2, le 6 octobre, ne mentionnait même pas les 2900 suppressions de postes annoncées – ni même l’information, déjà en possession des médias, que 5000 suppressions de postes sont prévues pour 2017. Non : il fallait faire passer l’image du « lynchage » du DRH pour mieux lyncher les travailleurs d’Air France et tous ceux qui seraient tentés de résister aux attaques patronales, dans le pays.
Cependant, il est très significatif que cette campagne médiatique n’ait pas eu l’effet escompté. Selon un sondage paru le 10 octobre, après quatre jours d’intense propagande, 54 % des Français déclaraient « comprendre » la réaction explosive des travailleurs d’Air France à l’annonce du plan social. Des figures de la gauche et du mouvement syndical ont apporté un soutien ferme et apprécié aux travailleurs d’Air France. Il y a eu l’excellente intervention de Xavier Mathieu, l’ancien délégué des « Contis », qui avaient subi le même traitement médiatique en 2009. Jean-Luc Mélenchon et Olivier Besancenot ont aussi apporté un soutien énergique aux salariés et ont dénoncé la campagne de lynchage médiatique. Mélenchon a même invité les travailleurs à « recommencer », rappelant au passage le cynisme du PDG d’Air France-KLM, Alexandre de Juniac, qui regrettait publiquement, il y a peu, l’existence de lois sur le travail des enfants (entre autres).
Après avoir été mis à pied par la direction d’Air-France, cinq salariés ont été arrêtés à leur domicile, le 12 octobre, et placés en garde à vue. Leur interpellation à 6 heures du matin, devant leur famille, était une tentative de les humilier. Les cinq salariés risquent une double sanction ; en plus de la mise à pied, ils seront jugés le 2 décembre. C’est inadmissible. Ces cinq salariés doivent être maintenus à leur poste de travail et ne subir aucune sanction juridique.
Le 13 octobre, Sébastien Benoît, délégué CGT de STX (chantiers navals de Saint-Nazaire), a refusé de serrer la main du chef de l’Etat lors de sa visite des chantiers. Cette attitude est révélatrice de l’état d’esprit qui règne dans de nombreux syndicats. Sébastien Benoît a déclaré au président de la République : « Monsieur Hollande, concernant la CGT, on ne considère pas qu’on doive vous rendre la politesse au regard de ce qui se passe en ce moment, à travers la lutte des salariés d’Air-France. On considère que c’est une situation inacceptable, que ceux qui se battent aujourd’hui pour défendre leur gagne-pain se trouvent face à une violence patronale qui est de plus en plus imposante sur le territoire. » Plus tard, sur RTL, le même déclarait : « Quand il y a de telles attaques et une telle violence tous les jours, avec ces phrases qu’ils utilisent pour attaquer le monde du travail, c’est une violence de tous les jours. Etre poli envers quelqu’un qui nous attaque constamment, ça devient compliqué. »
Le ton se durcit dans le camp syndical. La CGT et Solidaires ont refusé de participer à la « grande conférence sociale » pour l’emploi organisée par le gouvernement. Le secrétaire général de la CGT, Philippe Martinez, a qualifié à juste titre cette conférence de « grand-messe d’experts patronaux » destinée « uniquement » à servir « la communication » du gouvernement. Il a ajouté que le président de la République est « dans la continuité de son prédécesseur sur le plan social ». Il dénonce également l’attitude du Premier ministre, qui « s’entête à ignorer les salariés » d’Air France.
Manuel Valls ne fait pas que les ignorer : avec le gouvernement et le patronat, il veut intimider et diviser tous les salariés du pays à travers le traitement brutal qu’il réserve à ceux d’Air France. Ils savent qu’il y aura d’autres coupes, d’autres plans sociaux et, en conséquence, d’autres révoltes. Ils veulent faire un exemple. Mais ce faisant, ils jouent avec le feu. Car cela pourrait galvaniser la combativité de nombreux travailleurs, comme le montrent les réactions dans la CGT, à tous les niveaux. Ces réactions et le sondage mentionné ci-dessus ont d’ailleurs poussé le gouvernement, ces derniers jours, à baisser d’un ton ses attaques contre les salariés d’Air France. Il ne se sent déjà plus aussi sûr de lui qu’au soir du 5 octobre.
Le soutien de très nombreux travailleurs aux camarades d’Air France est un symptôme très significatif de la colère qui couve dans les profondeurs de la société. En regardant les images du 5 octobre, de nombreux salariés se sont certainement dit qu’ils aimeraient bien voir leurs propres patrons dans la même délicate situation. On songe au passage suivant d’un article du jeune Lénine : « Nous traversons, semble-t-il, un moment où notre mouvement ouvrier de nouveau engendre irrésistiblement de ces conflits aigus qui effraient tant le gouvernement et les classes possédantes et qui réconfortent et réjouissent tellement les socialistes [révolutionnaires à l’époque]. En effet, ces conflits […] nous réconfortent et nous réjouissent, car ils offrent à la classe ouvrière l’occasion de montrer par sa résistance qu’elle n’accepte pas sa situation, ne veut pas rester esclave, ne se soumet pas sans protester à la violence et à l’arbitraire. Le régime actuel, même si les choses y suivent le cours le plus pacifique, impose inévitablement et toujours à la classe ouvrière des sacrifices sans nombre. Des milliers et des dizaines de milliers d’hommes s’emploient toute leur vie à créer des richesses pour les autres […]. Et il mérite cent fois le nom de héros, celui qui aime mieux mourir en combattant ouvertement les défenseurs et les gardiens de ce régime abject, que mourir à petit feu comme une rosse abrutie, accablée et surmenée. Nous ne voulons pas dire du tout que les bagarres avec la police soient la meilleure forme de lutte. Au contraire, nous avons toujours répété aux ouvriers qu’il est de leur propre intérêt de mener la lutte avec plus de calme et de retenue, de tâcher de mettre les mécontentements de toute nature au service de la lutte organisée du parti révolutionnaire. Mais la principale source qui alimente la social-démocratie révolutionnaire, c’est précisément cet esprit de protestation des masses ouvrières qui, devant l’oppression et la violence qu’elles subissent, ne peut manquer de se libérer de temps en temps par des explosions désespérées. Explosions qui éveillent à la vie consciente les plus larges catégories d’ouvriers écrasés sous la misère et l’ignorance et répandent parmi eux une haine profonde contre les ennemis et les oppresseurs de la liberté. » (Un nouveau massacre, juin 1901.)
Ces lignes décrivent très bien ce qui se passe actuellement dans la classe ouvrière, en réaction aux événements du 5 octobre, et pourquoi la campagne médiatique n’a pas eu l’effet attendu. Raison de plus pour passer à l’offensive. Les travailleurs et leurs organisations syndicales ne doivent pas se laisser traiter comme des « voyous ». Les travailleurs concernés directement par les sanctions et exposés à la justice ne doivent pas être punis. Nous devons tous revendiquer, collectivement, les faits qui leur sont reprochés. Le mouvement ouvrier dans son ensemble doit se mobiliser aussi bien contre les sanctions (disciplinaires ou judiciaires) que contre le plan de suppression d’emplois. Et dans cette lutte, le mot d’ordre de renationalisation d’Air France s’impose. Il est grand temps d’arracher ce fleuron industriel des mains de parasites tels qu’Alexandre de Juniac et consorts !