Le dimanche 24 mai 2015 restera une date majeure dans l’histoire espagnole. Les élections municipales et régionales se sont tenues à travers toute l’Espagne (à l’exception de la Galice, de l’Andalousie, du Pays Basque et de la Catalogne, où seules des municipales étaient organisées). Le parti de la droite, le PP (Parti du Peuple), a été délogé de la plupart de ses bastions historiques. Mais le virage à gauche de la société espagnole est surtout illustré par l’essor du parti Podemos et des fronts électoraux qu’il a conduits. Ils ont gagné à Madrid, Barcelone, Zaragoza, Corogne, Oviedo, Cádiz… Dans la plupart des grandes villes, le Parti Socialiste (PSOE) – qui n’a de socialiste que le nom – a été dépassé par Podemos, et se trouve relégué au deuxième rang sur l’échiquier politique espagnol. C’est Podemos, désormais, qui détermine l’agenda politique.
Le résultat de ces élections est une nouvelle étape dans la situation politique tumultueuse que traverse l’Espagne. L’émergence de Podemos comme acteur politique clé, lors des dernières élections européennes, puis sa vertigineuse ascension pour devenir la première force de gauche, changent le paysage politique. Ces élections marquent l’aboutissement de la première phase de ce changement politique : Podemos consolide sa position en tant que principale menace pour la classe dirigeante et le régime sur lequel repose son pouvoir. Les attaques perfides et les campagnes de calomnies à l’encontre de Podemos – accusé d’être financé par Cuba et le Venezuela, d’avoir des liens avec le groupe terroriste basque ETA, voire même avec Al Qaïda – n’ont fait qu’alimenter l’ascension du parti et accélérer la polarisation de classe dans la société.
Les listes d’« Unité Populaire » menées par Podemos, qui rassemblent d’autres petits partis et des mouvements sociaux, devraient prendre la direction des deux plus grandes villes du pays : Madrid et Barcelone. D’autres capitales régionales et provinciales, comme Saragosse, Corogne, Oviedo, Cadix et Saint-Jacques-de-Compostelle seront également dirigées par les listes de l’Unité Populaire. Les développements politiques de l’année dernière, marquée par l’ascension de Podemos, jusqu’à ces élections historiques, n’ont pas de précédents dans l’histoire espagnole contemporaine. Pour se faire une idée de ce qu’a traversé la société espagnole, le seul événement comparable est les élections municipales d’avril 1931 : la victoire écrasante des partis de gauche et des républicains avait conduit à un soulèvement populaire, le roi avait pris la fuite, la République avait été proclamée, ce qui avait conduit au début du processus qui culmina avec la révolution espagnole et la guerre civile. Et qualifier les événements actuels de révolutionnaires n’est pas exagéré.
Le fait que dans quatre des cinq plus grandes villes du pays, ainsi que dans d’autres capitales provinciales, le PSOE a été dépassé par des forces se situant sur sa gauche représente un changement qualitatif dans l’équilibre des forces. Le PSOE n’est plus la force dominante de la classe ouvrière espagnole. Il est important de noter que le gros des votes pour Podemos provient des quartiers de la classe ouvrière ; elle a massivement voté pour ce parti. Dans la capitale, les votes reçus par Ahora Madrid – alliance dirigée par Podemos et sa charismatique dirigeante locale, Manuela Carmena, avocate du droit du travail et ancienne membre du Parti Communiste – proviennent surtout de la ceinture industrielle qui entoure Madrid : Vallecas, Carabanchel, Hortaleza, etc.
A Barcelone, la liste soutenue par Podemos, Barcelona en Comú, menée par la militante anti-expulsion Ada Colau, a reçu un soutien massif des quartiers populaires comme Nou Barri, Poble Sec ou Sant Andreu.
A Valence, troisième plus importante ville du pays et bastion historique de la droite, les régionalistes de gauche de Compromís, sur la gauche du PSOE, pourront former un gouvernement avec le soutien de Podemos. Une autre terre traditionnelle de la droite, Zamora, sera gouvernée par Izquierda Unida (La Gauche Unie). Mais il y a plus. Sur les Îles Canaries, Podemos a gagné à Las Palmas et est arrivé deuxième à Tenerife. En Aragon, il est arrivé deuxième à Saragosse, Huesca et Teruel, devant le PSOE. Sur les îles Baléares, il est arrivé deuxième à Palma de Majorque, à nouveau devant le PSOE. Dans les Asturies, il est arrivé deuxième à Oviedo, Gijón, Avilés et Langreo. Au Pays Basque, Podemos devance le PSOE et le PP, et n’est dépassé que par les partis nationalistes. Il a également obtenu plus de votes que le PSOE en Navarre.
La dynamique créée pendant la campagne électorale était énorme, préfigurant ces résultats révolutionnaires et le tournant radical vers la gauche de la société espagnole. Des milliers de personnes se sont impliquées dans les campagnes des listes d’Unité Populaire, qui ont donné lieu à des rassemblements et des assemblées de masse dans une campagne dynamique et enthousiaste, malgré des ressources économiques très limitées. Ahora Madrid, par exemple, a mené sa campagne avec 200 000 euros, dont les trois quarts provenaient de dons de la part de sympathisants. Inversement, la démoralisation de la classe dirigeante s’est reflétée dans la campagne déprimante et pessimiste du PSOE et, surtout, du PP, dont les candidats, quand ils sortaient dans les rues, étaient hués par les gens ordinaires.
Les raisons de ces événements exceptionnels ne sont pas à chercher dans le génie stratégique de dirigeants politiques rusés – ni dans les intrigues de forces conspirationnistes –, mais dans le caractère révolutionnaire de notre époque. Cela s’exprime dans un changement radical de conscience politique de millions de personnes, secouées et réveillées de la monotonie de la vie quotidienne sous la pression impitoyable de la crise économique et sociale la plus profonde de l’histoire du capitalisme, en Espagne et dans le monde.
La défaite de la droite et le déclin du PSOE
Le PP a recueilli 27 % des suffrages, le plus mauvais résultat de son histoire. Il perd 2,4 millions de voix depuis les dernières élections municipales et régionales, et des circonscriptions clés comme Madrid, Valence, Valladolid, Alicante et Palma de Majorque. Il sera également détrôné de la plupart des villes andalouses : Huelva, Séville, Cordoue et Cadix ; à Vitoria au Pays Basque et à Badalona en Catalogne. Dans un autre bastion de droite, la Galice, il a été expulsé de toutes les capitales provinciales. En outre, pour ce qui est des élections régionales, il a perdu 6 des 11 régions qu’il détenait jusqu’à présent : Extremadura, Valence, les îles Baléares, Castilla La Mancha, Cantabrie et Aragon, où le PSOE va prendre le relais avec le soutien de Podemos (sauf en Cantabrie, où un parti régionaliste a gagné). C’est à Valence que le coup porté au PP est le plus spectaculaire : après 20 ans de gouvernement conservateur, marqué par une corruption éhontée, il y a perdu la moitié de ses voix (près de 600 000).
Le PP gardera, de justesse et en comptant sur le soutien du nouveau parti de droite Ciudadanos : La Rioja, Murcie, Castille et León, ainsi que le gouvernement régional de Madrid. Ce dernier cas est particulièrement choquant. La gauche a remporté la majorité des voix. Cependant, la direction d’Izquierda Unida avait une ligne sectaire et a refusé de faire alliance avec Podemos, moyennant quoi IU n’a remporté aucun siège. Il a ainsi favorisé indirectement le PP et Ciudadanos, qui ont remporté la majorité d’un seul siège. Si Izquierda Unida et Podemos s’étaient alliés, la gauche aurait remporté le gouvernement régional de Madrid.
Le coup porté au moral de la classe dirigeante par ces élections a conduit les dirigeants de la droite et de différentes associations patronales à appeler à un pacte entre le PP, le PSOE et le nouveau parti de droite Ciudadanos – contre Podemos. La direction du PSOE, en déclin depuis des années, a jusqu’à présent repoussé l’idée d’alliances avec la droite, bien que sa volonté de soutenir Podemos reste à prouver. Que la classe dirigeante espagnole tente d’attirer le PSOE dans une alliance avec le PP montre sa myopie historique et son incapacité à tirer les leçons de la Grèce. La classe dirigeante se comporte comme un animal affamé qui a brûlé ses réserves de graisse. A l’époque du développement du capitalisme, la bourgeoisie était capable d’anticiper et de planifier sa politique sur plusieurs décennies. Dans la période actuelle, la crise du capitalisme pousse la bourgeoisie à constamment improviser. Si elle parvient à pousser le PSOE vers des alliances à court terme avec la droite, contre Podemos, l’effondrement des « socialistes » s’accélérera et le vernis progressiste qu’ils avaient jusqu’ici s’évaporera, conduisant à une victoire encore plus retentissante de la gauche radicale.
Cela fait plusieurs années que le PSOE est en déclin : depuis que le gouvernement Zapatero de 2008-2011 a mis en œuvre les premières mesures d’austérité. La chute du PSOE n’a pas pu être arrêtée par les tentatives désespérées des médias bourgeois de gonfler la candidature de son jeune chef, Pedro Sánchez, dont ils cherchaient à faire un contrepoids charismatique à Pablo Iglesias. Le déclin du PSOE reflète l’effondrement inévitable du réformisme à travers l’Europe et le monde. Pablo Iglesias a parlé à juste titre de « pasokization du PSOE ». Ce dernier suit le chemin de son homologue grec, le PASOK, qui, en suivant fidèlement les diktats des capitalistes et de la Troïka, avait totalement abandonné ses traditions de gauche et s’était aliéné sa base traditionnelle – jusqu’à finalement rejoindre la droite contre Syriza. Suite aux élections locales, le PSOE sera en mesure de prendre le pouvoir dans la plupart des régions et des capitales provinciales, mais sur la base de gouvernements minoritaires qui nécessiteront le soutien de Podemos et d’autres forces à sa gauche. En effet, la montée de Podemos a également provoqué les pires résultats de l’histoire du PSOE, qui n’a recueilli que 25 % des voix, soit une perte de 600 000 voix par rapport aux élections municipales et régionales de 2011.
Pablo Iglesias a indiqué que la priorité pour Podemos est d’expulser le PP et que cela nécessitera, dans de nombreux endroits, de faire élire des gouvernements minoritaires du PSOE. Toutefois, il a également affirmé que Podemos n’intègrera pas les exécutifs dirigés par le PSOE, mais lui apportera plutôt un soutien critique de l’extérieur, de façon à pouvoir s’opposer à toute mesure d’austérité. Podemos tire ainsi les justes conclusions des expériences des gouvernements de coalition entre le PSOE et Izquierda Unida, en Andalousie, où ce dernier, affamé de positions bureaucratiques, fut gravement discrédité en soutenant des coupes budgétaires mises en œuvre par le PSOE.
Ciudadanos : ce qu’il est et où il va
Bien que Ciudadanos (« Citoyens ») existait déjà en Catalogne comme organisation nationaliste espagnole, elle n’a pris que récemment une importance nationale. Malgré son vernis progressiste superficiel, celui d’un parti prônant une « rénovation » de la politique, Ciudadanos est en fait un instrument pour soutenir, voire remplacer, le Parti Populaire (PP), qui est menacé de perdre son rôle de principal parti bourgeois. La classe dirigeante nourrissait l’espoir que faire croitre un nouveau parti doté d’un jeune dirigeant, Albert Rivera (qui a un passé douteux au sein de l’extrême droite), permettrait de stopper l’envolée de Podemos. En conséquence, Ciudadanos a été soutenu par les médias bourgeois de manière éhontée. Ce n’est pas sans rappeler le parti grec Potami, qui avait rapidement progressé à l’approche des élections générales de janvier, et dont les appels à un « nouveau type de politique » n’étaient qu’une tentative de camoufler un parti fondamentalement bourgeois, qui représentait, pour la classe dirigeante grecque, la dernière carte à jouer, espérant ainsi stopper Syriza et récupérer suffisamment de voix pour rassembler une coalition capitaliste.
Ciudadanos a cristallisé beaucoup d’attentes, mais l’espoir de la classe dirigeante de transformer ce parti en un Podemos de droite a été mise en échec. Les sondages lui donnaient 18 % d’intentions de vote, mais il n’a obtenu qu’un score moyen de 6.5 % au niveau national – et 9,5 % au niveau régional.
Les raisons de l’échec de Ciudadanos sont politiques. Au cours de la campagne électorale, le sentiment s’est répandu que ce parti n’était qu’un PP refait à neuf – et susceptible de rejoindre des coalitions avec la droite après les élections. C’est ce qui a le plus brisé le potentiel de mobilisation de couches de populations récemment politisées, qui voyaient dans Ciudadanos une alternative « progressiste », pas encore entachée par la corruption et défendant les droits sociaux. Le changement d’attitude vis-à-vis de ce parti, ainsi que le dévoilement de son caractère réactionnaire, sont dans une large mesure à mettre à l’actif de Podemos et Pablo Iglesias, qui ont clairement attaqué Ciudadanos comme étant le parti des riches.
Ciudadanos se trouve désormais dans une situation délicate. Si, là où c’est possible, il permet au PP de constituer des gouvernements minoritaires, il sera ouvertement associé à la droite et au PP exécrés, minant ainsi ses chances de croissance à l’approche des élections générales de novembre. Or il n’est pas non plus en mesure de cacher son soutien au PP en s’abstenant de voter, car la particularité d’une majorité de conseils municipaux et de gouvernements régionaux font qu’une abstention de Ciudadanos mènerait automatiquement à la création de gouvernements de gauche. Il n’a donc pas d’autre choix que de voter pour les candidats du PP, pour qu’ils aient la possibilité de rester au pouvoir dans la plupart des territoires. Sans cela, le PP subirait une défaite catastrophique, car non seulement il ne serait pas en mesure de se maintenir au pouvoir dans quelques grandes villes, mais il perdrait également tous ses gouvernements régionaux, à l’exception de la Galice. D’un autre côté, si Ciudadanos soutient le PSOE dans les grandes villes et les régions, il perdrait ses sympathisants au sein des anciens électeurs du PP, qui constituent la base de ses soutiens. Cela finirait probablement par y provoquer une scission. En effet, il ne serait pas difficile pour le PP de soudoyer ses candidats et cadres locaux, dans les circonscriptions clés, pour s’assurer les soutiens nécessaires et se maintenir au pouvoir.
La bourgeoisie a intérêt à préserver l’image immaculée de Ciudadanos jusqu’aux élections générales de novembre, afin qu’il puisse prendre à Podemos ne serait-ce qu’une partie de ses électeurs potentiels, mécontents du PP et du PSOE, et ainsi s’assurer un nombre de sièges parlementaire suffisant pour un gouvernement capitaliste stable. Mais Ciudadanos est désormais empêtré dans la toile des intérêts des grands partis, et ses idées ouvertement pro-capitalistes limitent son influence au sein de la classe ouvrière et de la couche appauvrie de la classe moyenne qui est tournée vers la gauche.
Izquerdia Unida
Izquierda Unida (IU, la « Gauche Unie ») est longtemps demeurée la principale alternative de gauche au PSOE. Ces dernières années, elle avait enregistré des progrès importants, tirant profit de la radicalisation engendrée par la crise. Cependant, son audience a été limitée par une direction modérée, bureaucratique, plus encline à conclure des accords avec le PSOE qu’à fournir une direction révolutionnaire. Elle a sabordé ses acquis et a ouvert la voie à la montée de Podemos, un parti qui est considéré comme plus à gauche qu’Izquierda Unida, dans les sondages – y compris chez les électeurs d’IU. Ses résultats électoraux reflètent l’effondrement du parti, qui n’a été capable de maintenir son influence que dans des petites villes et des villages, c’est-à-dire là où il a un enracinement profond et où Podemos ne dispose pas de cadres.
Au sein d’Izquierda Unida, on entend dire que ce n’est pas la première fois que l’organisation se trouve à 4-5 %. La conviction que le parti sera de nouveau en mesure de remonter prévaut. Et il est vrai que cela s’est déjà produit par le passé. La différence est qu’à l’époque IU n’avait pas de rival à la gauche du PSOE. Or désormais il y a Podemos.
En réalité, les 4,73 % des voix d’IU, le 24 mai, sont le pire résultat de son histoire aux élections municipales, où il avait toujours obtenu de meilleurs résultats que lors des élections générales. Il a maintenu sa présence locale dans les zones rurales, mais il s’est effondré dans les grandes villes, en plein mouvement de fond de la société vers la gauche.
Avec ces élections, Izquierda Unida avait l’occasion de reconstruire une partie de sa base dans les grandes villes, mais les petits intérêts matériels de son appareil bureaucratique régional l’ont conduit à boycotter la grande majorité des listes de l’Unité Populaire, prétextant ne pas vouloir cacher leur bannière. IU aurait pu sortir renforcé à Madrid, s’il avait soutenu la candidate Manuela Carmena, parrainée par Podemos, et sa campagne dynamique contre le gouvernement de droite corrompu d’Esperanza Aguirre. Au lieu de cela, la direction régionale d’IU a refusé de soutenir Carmena et a investi ses propres candidats. Aujourd’hui, à Madrid, la Gauche Unie est faible, divisée, et ses appareils locaux et régionaux sont regardés avec mépris dans les milieux militants, à juste titre.
Pour la première fois de son histoire, la Gauche Unie n’a pas de représentants dans les villes de Madrid et Valence. La probable victoire du parti à Zamora est une exception liée à des conditions très spécifiques. En revanche, dans les régions telles qu’Alicante, Barcelone et la Galice, où les leaders locaux d’IU ont mis les intérêts du mouvement avant ceux des apparatchiks, et ont participé aux listes de l’Unité Populaire, la Gauche Unie a bénéficié de l’enthousiasme et de la radicalisation ambiants – et a contribué aux résultats extraordinaires des candidats de gauche.
En Andalousie, l’appareil régional d’Izquierda Unida a joué un rôle honteux en boycottant Podemos et les listes de l’Unité Populaire. Alors que leurs membres soutenaient l’Unité Populaire comme à Jaén, Dos Hermanas et ailleurs, les bureaucrates ont exclu ou liquidé ces sections locales. Cette politique insensée a conduit à la fragmentation et à la division des candidats à la gauche du PSOE, ce qui a aidé le PP, avec l’aide de Ciudadanos, à se maintenir au pouvoir à Jaén, Málaga et Grenade.
A l’échelle régionale, la Gauche Unie n’a pas fait mieux. Elle a perdu tous ses sièges dans les parlements régionaux de Madrid et Valence. En Estrémadure, elle a payé cher son opportunisme sans principes de soutien à l’ancien gouvernement PP et a été maintenue hors du parlement régional.
La Gauche Unie fait face au plus grand défi de son histoire. Son déclin semble organique. A l’intérieur de l’organisation, une excellente tradition de lutte et une multitude de cadres locaux de valeur coexistent avec un appareil conservateur qui aspire seulement à vivre des miettes des gouvernements bourgeois, agissant comme partenaire subalterne du PSOE. La coalition catastrophique avec les « socialistes » en Andalousie, après les élections de 2012, en est une illustration. Joignant une coalition sans principes avec le PSOE, avec peu à gagner politiquement, mais beaucoup de postes à temps plein pour ses dirigeants, elle a appliqué des politiques d’austérité et a toléré la corruption des dirigeants socialistes. L’appareil du parti et la faction de droite de Gaspar Llamazares représentent l’exemple classique de ces bureaucrates réformistes. Toute potentielle percée de la Gauche Unie est systématiquement empêchée par cette couche de carriéristes.
Seule une lutte à outrance, menée par Alberto Garzón et Julio Anguita – qui représentent les meilleures traditions du parti et la voix de sa gauche –, contre la bureaucratie sera capable de sauver Izquierda Unida. Il leur faut faire appel aux militants de base et aux cadres du parti honnêtes, convoquer pour cela des assemblées fédérales et locales extraordinaires. Par le passé, Garzón a été trop prudent avec l’appareil en refusant, par exemple, de condamner ouvertement la ligne de division de la direction madrilène dans la campagne électorale. Aujourd’hui, l’appareil à Madrid et la faction dirigée par le réformiste Llamazares ont lancé un défi ouvert à Garzón et Anguita, leur reprochant le désastre électoral du 24 mai. Ne pas relever le gant ne ferait qu’aggraver le déclin de l’organisation dans la course pour les élections de novembre, en isolant et en détruisant tout ce qui demeure de vivant et dynamique dans ce parti.
La clé de la progression de Podemos : son orientation à gauche
La force politique qui sort la plus renforcée de ces élections, à tous points de vue, est Podemos. Il y a beaucoup de leçons à en tirer.
Avant les élections, Podemos semblait stagner et se présentait aux municipales avec des sondages en baisse depuis plusieurs mois. La pernicieuse campagne de harcèlement et de diffamation contre Podemos allait s’amplifiant, de plus en plus insultante et malhonnête. Mais cela ne suffit pas à expliquer la stagnation du parti à ce moment-là. Le problème fondamental était l’attitude de la direction face à la pression médiatique incessante, qui cherchait à forcer le parti à diluer son programme. Durant cette période, la direction fut inconstante, hésitante et évasive. Ce furent ces hésitations, cette modération croissante, un programme ambigu et confus qui conduisirent à une perte de confiance au sein des rangs militants de Podemos. L’émergence de Cuidadanos, parti sponsorisé par les grosses entreprises, disposant de ressources considérables et d’un soutien massif des médias, était précisément une tentative de la droite pour fournir une alternative « soft » et « sérieuse » pouvant rassembler les déçus de Podemos et des vieux partis traditionnels – le PP et le PSOE. Lors des élections en Andalousie, en mars, Podemos a réalisé un score un peu décevant (15 %). Ce fut le premier avertissement sérieux imposant un changement de ligne politique.
Une brève lutte interne eut lieu au sein de la direction entre l’aile modérée, défendant la dilution du radicalisme originel de Podemos, et l’aile représentée par Juan Carlos Monedero et Pablo Iglesias, proposant un virage à gauche. C’est cette dernière qui l’a emporté. Ce virage à gauche dans l’orientation et dans le vocabulaire de Podemos était essentiel pour redresser le parti et retrouver son électorat potentiel.
Le rôle personnel joué par le camarade Pablo Iglesias, pendant la campagne électorale, est indéniable. Les excellents résultats de Podemos et des listes qu’il soutenait n’auraient sans doute pas été obtenus sans la mobilisation extraordinaire de la période précédant les élections, où des centaines de milliers de personnes furent impliquées dans la campagne la plus intense, militante et passionnée de l’histoire moderne espagnole. Mais Podemos n’était pas seul. Les listes de l’Unité Populaire soutenues par le parti ont impliqué tout un éventail de mouvements et d’organisations qui ont transformé ces fronts électoraux en armes redoutables. Cela s’est clairement vu à Barcelone, où la liste de Barcelone en Comú a donné lieu à des rassemblements et des assemblées massives, générant un enthousiasme sans précédent.
La clé de cette mobilisation populaire se trouve dans les discours délivrés lors de cette campagne : ils étaient radicaux et passionnés, avec un fort contenu de classe. Il y avait constamment des références à la lutte contre la dictature, à la défense des travailleurs contre les riches, etc. Mais surtout, Pablo Iglesias a effectué ce virage à gauche dans ses propres discours. Alors qu’il déclarait n’être « ni de gauche ni de droite » il y a quelques mois, au moment où Podemos stagnait, et tentait de faire appel à la « classe moyenne » au travers d’un langage très modéré, il se mit ensuite à attaquer « la droite ». Ce faisant, il reconnaissait la représentation politique et sociale puissante, profondément enracinée, de l’ennemi de classe, et parvenait à mobiliser la base sociale de Podemos – à l’inverse de sa théorie précédente, basée sur l’idée que l’utilisation des termes de « gauche-droite » était « obsolète ». En outre, Pablo Iglesias se mit à parler de socialisme, en disant que Podemos était le parti de la classe ouvrière et l’héritier des traditions révolutionnaires de l’Espagne. Alors que par le passé il avait fait preuve de prudence sur la question de la lutte pour la république, on le vit la veille des élections enfiler un t-shirt défendant la république.
Ce virage à gauche a joué un rôle majeur en révélant la véritable nature de Ciudadanos aux yeux de centaine de milliers de personnes. Le lien organique de ce parti avec la droite et les riches a sapé le développement de cette organisation réactionnaire. Au lieu d’être un parti « progressiste » se tenant « au-dessus de la politique de classe », son caractère bourgeois réactionnaire fut exposé de manière éclatante.
De plus, les déclarations répétées de Pablo Iglesias qualifiant Podemos de parti des « véritables socialistes », « de la classe ouvrière et de la classe moyenne appauvrie », non seulement stoppèrent net le développement de Ciudadanos, mais permirent à Podemos de se lier à la radicalité et au mécontentement existant au sein de la société.
Pablo Iglesias a compris que la classe ouvrière représente la majorité de la population dans les sociétés capitalistes avancées, comme l’Espagne, et que sans son soutien massif, il est impossible de construire un mouvement capable de prendre le pouvoir. Il a compris que le meilleur moyen de gagner les couches de la classe moyenne les plus frappées par la crise du système était de mettre l’accent sur les problèmes sociaux. Cela représente un grand pas dans le développement de ses idées politiques.
L’expérience du gouvernement Syriza en Grèce devrait renforcer cette tendance. Car il est devenu clair qu’il est impossible de négocier avec la bourgeoisie et l’UE, et qu’un programme de transformation sociale requiert une confrontation frontale, en expropriant la richesse des capitalistes et en planifiant l’économie dans l’intérêt du peuple.
En résumé, la clé de la revitalisation de Podemos et de ses résultats électoraux a résidé dans son virage à gauche et vers les travailleurs. Et si quelque chose peut être reproché à la direction de Podemos, c’est de ne pas avoir effectué ce virage des mois plus tôt, mettant fin à toutes les ambiguïtés entachant la rhétorique et l’orientation de cette organisation, ce qui aurait permis au parti et à ses alliés de sortir encore plus renforcés des élections du 24 mai.
Et maintenant, quelle ligne pour Podemos ?
Podemos fait face à d’importants défis, tant au niveau régional que local. La fragmentation politique de ces élections signifie que le parti va désormais devoir traverser une période de pactes et d’alliances avec d’autres forces pour empêcher le PP de conserver le pouvoir dans des circonscriptions clés.
En attendant la constitution des gouvernements régionaux et municipaux, nous devrions demander que le PSOE, Izquierda Unida et d’autres forces progressistes votent pour les candidats de Podemos partout où ils sont la première force de la gauche. Nous sommes également d’accord avec Pablo Iglesias lorsqu’il dit que la priorité du parti doit être de chasser le PP. Cela implique de soutenir la création de gouvernements du PSOE partout où il est arrivé devant Podemos. Cependant, même s’il est nécessaire de voter pour le PSOE dans certains endroits, Podemos ne devrait pas entrer dans des gouvernements de coalition avec eux, car cela impliquerait nécessairement son soutien aux politiques d’austérité qui seraient mises en œuvre. Podemos a la possibilité de gagner la majorité des électeurs du PSOE, car ils appartiennent pour la plupart à la classe ouvrière – comme ces élections l’ont révélé, dans les grandes villes –, mais nous devons rester dans l’opposition pour nous battre, sur le terrain, contre les politiques d’austérité qui seront menées. Les leçons de l’échec de la coalition PSOE-Izquierda Unida en Andalousie ne doivent pas être oubliées. La situation dans nombre de grandes villes le prouve : la base de soutien du PSOE peut être gagnée par Podemos.
Le résultat complexe de ces élections donne lieu à des situations particulières où Podemos devra agir en toute franchise et avec le plus grand sérieux. C’est le cas en Navarre et au Pays Basque, où Podemos a émergé comme la plus grande force de la gauche non nationaliste. En Navarre, Podemos a une position stratégique pour faire battre le parti chauvin de la droite espagnole, qui contrôle cette région depuis de nombreuses années. La gauche nationaliste y est la plus importante force de gauche, à travers Geroa Bai et surtout Bildu. Sa base sociale est la même que la nôtre : les travailleurs, la jeunesse et les sections appauvries de la classe moyenne. Nous rejetons catégoriquement tout chantage politique visant à nous intimider et empêcher la formation d’un gouvernement en Navarre qui inclurait Bildu.
La bourgeoisie va évoquer le groupe terroriste basque ETA, essayant ainsi de dissuader Podemos de collaborer avec la gauche nationaliste (Geroa Bai et Bildu). C’est une ruse classique, pour la classe dirigeante espagnole, d’utiliser l’épouvantail de l’ETA (inactive depuis de nombreuses années) afin d’intimider la gauche et la forcer à se soumettre. C’est plutôt ironique, venant de gens qui refusent de condamner les crimes de la dictature franquiste – infiniment pires que ceux commis par l’ETA ! Si Podemos, sous la pression de la bourgeoisie, permettait à un gouvernement de droite de se maintenir en Navarre, il trahirait les attentes grandissantes pour un changement politique au sein de la jeunesse et des travailleurs. Pour le reste, Podemos doit systématiquement appeler à voter pour les partis de gauche (y compris pour le PSOE) afin d’empêcher la droite d’être au pouvoir. Mais cela ne signifie pas que Podemos doive participer à des gouvernements (locaux et régionaux) où il n’aurait pas la possibilité de mettre en œuvre son programme. Telle devrait être la ligne de conduite pour le gouvernement régional de Navarre, pour la ville de Pampelune et dans les municipalités basques, où des situations similaires se présentent.
Podemos au pouvoir : quelle politique ?
Sur la base des résultats du 24 mai, Podemos devrait accéder au pouvoir – via les listes d’Unité Populaire – partout où il est la force principale de la gauche, soit dans des gouvernements minoritaires, soit dans le cadre de coalitions avec d’autres forces de gauche. En aucun cas Podemos ne doit abandonner son programme. Mieux vaut convoquer de nouvelles élections et demander une majorité suffisante que de se lancer dans des manœuvres ayant comme contrepartie la trahison des espoirs suscités.
La première étape devrait être de lancer des audits sur les dettes des municipalités, d’exposer la corruption des gouvernements précédents et de répudier la partie de la dette considérée comme illégale et illégitime – et qui, dans tous les cas, représente un frein à la mise en œuvre du programme de Podemos. Il faut demander à ce qu’elle soit prise en charge par l’Etat ou soit transférée vers les véritables responsables : les banques et autres prédateurs capitalistes, ainsi que les politiciens corrompus. Pour avoir des ressources économiques, Podemos devrait augmenter les taxes sur les banques et les grandes entreprises. Les privatisations doivent être interrompues ; aucune austérité ne devrait être appliquée aux services publics, qui doivent au contraire être améliorés en qualité et étendus (bourses d’études, centres sportifs gratuits ou peu coûteux, loisirs municipaux, culture, etc.). Podemos doit faire cesser les expulsions et offrir des solutions de relogement aux familles expulsées et aux sans-abris. C’est devenu une question clé en Espagne, qui a connu des centaines de milliers d’expulsions ces dernières années, déclenchant un mouvement de masse qui a formé des dirigeants de la classe ouvrière, comme Ada Colau.
Pour réduire le risque de corruption, les hauts fonctionnaires doivent être remplacés. Les officiels doivent être payés au maximum l’équivalant du salaire moyen d’un ouvrier qualifié : autour de 2000 euros.
En plus des autres mesures contenues dans les différents programmes électoraux de Podemos et des listes d’Unité Populaire, des étapes décisives doivent être franchies pour démocratiser les gouvernements municipaux. Il faut encourager les assemblées de quartier en leur donnant pleine autorité pour discuter et décider des questions locales.
Les premières déclarations faites par les candidats de gauche élus sont très encourageantes. Manuela Carmena à Madrid et Ada Colau à Barcelone ont promis de mettre un terme aux expulsions. A Barcelone, Ada Colau menace les patrons de Téléfonica d’annuler tous les contrats avec la ville, en soutien aux travailleurs de cette compagnie de téléphone, qui depuis plusieurs semaines font grève pour leurs conditions de travail. Il faut continuer dans cette voie.
Préparer la prochaine victoire
Podemos devra faire face à l’opposition acharnée du gouvernement central de Mariano Rajoy qui, si Podemos essaie de mettre en œuvre son programme, va tenter de couler financièrement les municipalités et menacera d’intervenir contre celles qui désobéiraient aux restrictions légales en matière de dépenses municipales.
Podemos doit se préparer à organiser et coordonner la lutte commune des villes dirigées par les gouvernements de l’Unité Populaire pour la défense du secteur public et contre les coupes budgétaires. Il doit être prêt à faire face à la répression du PP. Une lutte organisée de ce genre, avec des manifestations de solidarité à travers le pays, jouera un rôle colossal dans le développement de la conscience politique de millions de personnes qui hésitent encore à soutenir à Podemos ; cela les aidera à arriver aux conclusions révolutionnaires que des millions d’autres personnes ont déjà tirées.
Les digues retenant la colère sociale sont tombées ; cette colère et la frustration accumulées pendant des années de crise se sont cristallisées dans une organisation politique. Podemos est de plus en plus considéré comme le principal instrument pour le changement social, politique et économique. Il attire des millions de personnes opprimées et marginalisées. Sa direction doit être à la hauteur de ses tâches historiques.
Bien qu’il lui manque un programme socialiste clair, Podemos a viré à gauche et, ainsi, a renforcé ses liens avec la classe ouvrière. La tâche des marxistes, comme toujours, est d’accompagner le mouvement de masse et d’expliquer patiemment la nécessité d’un véritable programme de transformation socialiste de la société. Le renforcement des positions du marxisme au sein du mouvement est donc notre tâche centrale.