« Le mouton passe toute sa vie à avoir peur du loup, mais qui l’égorge à la fin ? Le berger ! », proverbe marocain.
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Bien après la Chine (décembre 2019) et dix jours après l’Italie, les autorités marocaines ont annoncé les premières infections au coronavirus (le 2 mars) et les ont évidemment attribuées à des « facteurs extérieurs » : un Marocain venu d’Italie, puis des touristes français. L’épidémie s’est aggravée et atteint aujourd’hui 2024 cas, dont 126 décès (au 15 avril 2020, 45 jours après les premières contaminations) selon les chiffres officiels.
Après avoir négligé l’ampleur du danger, les autorités craignent aujourd’hui l’impact que le confinement aura sur l’économie et les bénéfices des entreprises. Elles ont donc pris des mesures largement chaotiques, suspendant par exemple les vols avec la Chine tout en annonçant recevoir un groupe d’étudiants marocains vivant là-bas. Les autorités ont également affirmé resserrer la surveillance dans les ports et les aéroports, tandis que beaucoup de ceux qui y sont passés ont souligné de nombreux manques de matériel sur le terrain. Cette surveillance s’est progressivement resserrée, jusqu’à l’annonce d’une « quarantaine » puis finalement d’un état d’urgence sanitaire s’étendant du 20 mars au 20 avril.
Une fois cette mesure imposée, les forces de sécurité puis les véhicules blindés de l’armée sont sortis dans les rues, pour « assurer la bonne application de la quarantaine » ; l’État a bien sûr exploité cette situation pour resserrer son emprise et a souvent eu recours à des interventions violentes et humiliantes à base d’insultes, de coups de pied et de gifles, comme en témoignent de nombreuses vidéos qui circulent sur les réseaux sociaux.
Un plan « proactif et efficace » ?
Toutes ces étapes ont été accompagnées d’une campagne médiatique visant à dépeindre l’État, en particulier sa « majesté », comme l’incarnation de la sagesse et plus encore. L’État n’a-t-il pas fourni une aide à ceux qui ont perdu leur emploi ? Le Maroc n’est-il pas l’un des pays qui ont enregistré le moins de cas, avec moins de 2 000 contaminations et moins de 200 décès ? Cette situation serait même bien meilleure que celle des Etats-Unis !
Voilà les discours officiels, mais la réalité est toute autre. Ces messieurs-dames oublient, bien à propos, quelques données trop triviales pour eux : le montant de l’aide financière mensuelle pour les ouvriers licenciés atteint seulement 800 dirhams (environ 86 $) pour une famille de deux personnes, 1000 dirhams (environ 107 $) pour une famille entre trois et quatre personnes, et 1200 dirhams (129 $) pour une famille de quatre personnes ou plus. Ces montants suffiraient à un ascète qui n’aurait besoin ni de manger, ni de boire, ni de se loger, ni de toutes les autres bagatelles de la vie quotidienne...
Il faut également comparer ces montants misérables aux sommes absorbées chaque année par le Palais Royal : 230 millions d’euros, soit 19 millions d’euros par mois, soit 638 milliers d’euros par jour, rien de moins !
En ce qui concerne le nombre de cas enregistrés, bien que plus de 40 jours se soient écoulés depuis les premières observations, le Maroc est toujours en bas du classement en termes de nombre de tests effectués. Selon les statistiques de WorldOMeters (au 15 avril 2020), à peine 10 359 tests ont été menés sur une population d’environ 36 millions, loin derrière des pays en pleine guerre et dans des situations très difficiles comme l’Irak (qui a déjà effectué 46 135 tests pour 38 millions d’habitants), la Palestine (17 329 tests pour 5 millions de personnes) et d’autres pays qui subissent le blocus impérialiste comme Cuba (20 451 tests pour une population de 12 millions d’habitants), le Venezuela (225 009 tests pour une population de 29 millions), etc.
Nous sommes donc loin de pouvoir constater l’efficacité de « Sa Majesté » ou de l’Etat de « Sa Majesté », bien au contraire !
Ceci est normal, compte tenu de l’état désastreux des infrastructures du secteur de la santé au Maroc. Après 60 ans de ce qu’on a appelé l’« indépendance », le Maroc compte encore très peu d’hôpitaux, de lits de réanimation, etc. Bien sûr, quelle peut bien être la nécessité d’investir dans toutes ces choses alors que l’argent peut être utilisé pour l’armement, pour les salaires des hauts responsables ou bien tout simplement détourné par évasion fiscale (la fuite des capitaux vers les paradis fiscaux et les banques étrangères entre 2004 et 2013 a dépassé 41 milliards de dollars) ?
En conséquence, le Maroc ne dispose jusque à maintenant que de 1 640 lits d’hôpitaux, pour près de 40 millions d’habitants, dont seulement 684 dans le secteur public ! Pour l’ensemble de la période 1960-2014, on enregistre une diminution de 31 % des lits d’hôpitaux. Il y a aujourd’hui seulement 3,7 médecins et 2,9 infirmiers pour 10 000 habitants.
C’est une catastrophe, mais ni « Sa Majesté » ni le gouvernement de « Sa Majesté » ne sont concernés par cette situation, car la majorité des ministres et des membres de la classe dominante ont une double nationalité et se rendent tous en Europe pour se faire soigner. Le problème n’est apparu que lorsque le monde leur a été fermé ; ils ont alors décidé que les lits existants devaient être alloués aux « sangs bleus », tout en demandant aux autres, la majorité, de rester chez eux et de faire confiance à leur immunité pour être sauvés.
Enfin, n’oublions pas de signaler que « Sa Majesté » a quitté le pays pour se réfugier aux îles Canaries, dans son yacht de luxe à 90 millions d’euros !
« Dans le même bateau » ?
Lors de la réunion de la Commission de l’Intérieur et des collectivités territoriales au parlement, le ministre de l’Intérieur a fait « appel à l’esprit de citoyenneté pour pouvoir dépasser ensemble cette crise », soulignant que les Marocains étaient tous dans le même bateau.
Quel magnifique bateau que celui-là ! Il ferait même envie à Noé : non seulement il est capable de transporter la poule à côté du renard, mais il est même capable de transporter les médecins à côté du ministre qui les a réprimés il y a deux ans, quand ils sont sortis pour protester contre les conditions catastrophiques du secteur de la santé. Ce bateau peut aussi transporter les travailleurs exploités pour des salaires de misère à côté des vampires qui les obligent toujours à travailler sans aucun moyen de protection !
Selon cette métaphore, nous devrions nous convaincre que le « Makhzen » (appareil d’Etat marocain) se soucie soudainement de la santé des citoyens… C’est pourtant ce même régime qui a imposé des programmes d’austérité à des secteurs vitaux comme la santé, qui incarcère toujours des centaines de militants du Hirak dans le Rif et qui les a condamnés à des centaines d’années d’emprisonnement, uniquement parce qu’ils ont demandé l’installation d’un hôpital dans leur région délaissée.
Nous devrions nous convaincre que le même Etat qui tue des manifestants innocents – et qui a abattu d’un coup de feu une jeune femme dont le seul crime était de migrer dans un bateau loin d’un pays ne lui donnant ni travail ni dignité – s’est soudainement préoccupé du sort de millions de Marocains. Nous devrions également nous convaincre que le même Etat, qui laisse 20 000 enfants mourir chaque année de maladies facilement traitables (telles que la diarrhée, la malnutrition, etc.) et ne se soucie pas de la mort chaque année d’une centaine de personnes par piqûres de scorpion, a soudainement commencé à ressentir de l’affection pour elles. Le « Makhzen » ne commet bien sûr pas d’erreurs, et comme il l’a dit, il doit avoir raison !
« Confinement » ne veut pas dire la même chose pour tous
Bien que le nombre de tests réalisés au Maroc atteigne à peine 10 000, le nombre de personnes arrêtées pour « violation des règles de confinement » dépasse les 28 000 ! Bien sûr, les seuls à être punis sont les travailleurs et les pauvres que leurs conditions de vie obligent à sortir pour essayer de survivre dans ces circonstances difficiles. Ceux qui ont des accointances au sein du gouvernement, comme la sœur de la dirigeante du Parti Justice et Développement, peuvent, eux, contacter le Premier ministre ou une personne influente pour être libérés.
En outre, cette loi ne s’applique évidemment pas aux propriétaires des usines qui imposent aux ouvriers de travailler sans même leur fournir les moyens de protection les plus basiques. Les travailleurs se déplacent dans des moyens de transport surchargés et travaillent épaule contre épaule pendant de longues heures, sous la menace de licenciement... C’est ainsi que des dizaines de travailleurs dans diverses zones industrielles, notamment Tanger, Casablanca, Marrakech et Fès se retrouvent contaminés, sans parler de leurs familles et de leurs contacts (Casablanca 85 cas, Marrakech 66, Tanger 21 et Fès 68).
L’État a-t-il pris des mesures pour punir ces capitalistes ? Bien sûr que non ! Les syndicats ont-ils bougé ? Impossible, puisqu’ils soutiennent maintenant « l’unité » et « la paix sociale » (unilatérale).
Tout cela confirme que ni le gouvernement ni le système capitaliste ne peuvent aider la société à faire face à la pandémie ; ils sont précisément ce qui l’empêche d’agir, en raison de décennies de politiques d’austérité, de répression et de recherche de profit, au détriment de la vie de millions d’hommes et de femmes.
Qui paie le prix ?
En dépit des déclarations du ministre de l’Intérieur sur « le bateau » dans lequel nous serions tous, les conséquences de cette crise ne sont en réalité pas partagées entre tous les « passagers » ! Des millions de travailleurs, de paysans et les couches les plus vulnérables de la société sont écrasés par une crise terrible qui se manifeste avec l’augmentation du chômage, du coût de la vie et de la répression ; des millions vivent quotidiennement dans la faim et bataillent pour obtenir le minimum nécessaire pour survivre, en risquant de contracter le virus dans les usines, les serres agricoles et les quartiers surpeuplés où il n’y a pas d’hygiène et parfois même pas d’eau potable. Et pourtant, une minorité de parasites capitalistes se précipite pour profiter au maximum de la situation et accumuler d’énormes profits en accélérant le rythme de l’exploitation, en augmentant tous les prix, y compris ceux des aliments pourris et des masques nocifs pour la santé.
La presse officielle nous invite « à être honnêtes et à ne pas oublier de mentionner les contributions importantes que nombre d’entre eux ont apportées au Fonds Anti-Corona », estimées à des milliards. Pour ne pas gâcher cette belle image, nous ne devons surtout pas souligner que toutes ces sommes ne sont que des miettes des richesses énormes qu’ils ont accumulées en exploitant les travailleurs et les ressources du pays pendant des décennies, avec des méthodes que les capitalistes eux-mêmes considèrent criminelles. Nous ne devons pas non plus souligner qu’ils n’essayent que de sauver leur propre système. Surtout, nous ne devons pas mentionner qu’ils ne l’ont fait qu’après que le ministre de l’Économie a confirmé qu’il considèrerait leurs contributions « comme des dons revêtant le caractère de charges comptables déductibles du résultat fiscal », c’est-à-dire qu’il les exonérerait d’impôts en échange de leur générosité ! Enfin, il n’est pas opportun de souligner qu’ils sont tous maintenant devant la porte du gouvernement pour obtenir de l’aide du même fonds, comme l’a ouvertement déclaré la Confédération générale des entreprises du Maroc.
Le véritable ennemi
Au Maroc, comme partout dans tout le monde, le virus n’est pas la cause de la crise ; il est simplement le catalyseur qui a accéléré un processus en cours depuis longtemps. Nous, les marxistes, l’avons déjà expliqué dans nombreux de nos documents.
La véritable cause de la crise est le système capitaliste lui-même. Le virus n’est pas responsable de la destruction du secteur de la santé et de l’éducation, ni des privatisations qui ont rendu la société incapable de faire face à la pandémie.
La poursuite fiévreuse du profit, qui est le seul objectif du capitalisme, a transformé la vie de millions de personnes en enfer en intensifiant les attaques contre leur niveau de vie et leurs conditions de travail, ainsi qu’en accélérant la destruction de l’environnement et de tous les éléments de la civilisation.
La crise était déjà présente au moment du déclenchement de la pandémie ; les choses se sont ensuite aggravées jusqu’à la catastrophe. Le Haut-Commissaire au Plan, Ahmed Al-Halimi, avait prévu mi-mars que le taux de croissance ne dépasserait pas 1 %. Lundi 13 avril, il a cependant radicalement revu ses prévisions et a déclaré à l’agence espagnole EFE que la croissance serait négative (-1,8 %) lors du deuxième trimestre de cette année. Il a ajouté que « le Maroc devrait enregistrer sa pire année économique de ce siècle ».
C’est ce que le capitalisme a à offrir crise après crise. La classe ouvrière et les pauvres sont ceux qui en paient le prix. Les capitalistes et leurs gouvernements aiguisent déjà leurs couteaux en se préparant à la période post-corona. Le gouvernement a ainsi décidé de geler les promotions des travailleurs et des employés du secteur public ; il prévoit également de prélever 3 jours sur les salaires des fonctionnaires et des employés des établissements publics, y compris des travailleurs du secteur de la santé ; il devrait également avoir recours à l’emprunt de manière intensive. Ceci revient à mettre tout le poids de la crise sur les épaules des travailleurs, pour de nombreuses générations à venir.
Les capitalistes demandent déjà à l’État d’intervenir pour les aider à préserver leurs profits après la pandémie, aux dépens du peuple, bien évidemment. Dans ce contexte, Akhenouch (ministre et homme d’affaires) a récemment publié un article, certainement écrit par l’un de ses partisans, pour présenter le point de vue d’une grande partie de la classe dirigeante sur ce qu’il convient de faire après la crise du coronavirus. Il a ainsi déclaré que l’Etat devrait emprunter pour aider les « acteurs économiques ». Ce qui veut dire : « Privatiser les profits et nationaliser les pertes ».
La prochaine période sera très difficile pour la classe ouvrière. Les licenciements de masse, le démantèlement de nombreux secteurs et la disparition de nombreuses petites et moyennes entreprises porteront le chômage à des niveaux sans précédent. La réduction des salaires, la vie chère et les diverses attaques que la classe dirigeante et son État mèneront contre les travailleurs aggraveront leurs conditions de vie et de travail.
La classe ouvrière est sous le choc de l’ampleur de la crise et de la pandémie ; elle se trouve coincée par les chaînes de la bureaucratie syndicale criminelle qui ne fait que défendre le système capitaliste coûte que coûte, comme l’illustre leur traîtrise lorsqu’ils ont approuvé la décision de prélèvement sur les salaires et leur silence devant les diverses attaques contre les travailleurs. La classe ouvrière ne possède pas non plus de parti politique qui pourrait l’unir en tant que classe et lui donner un programme de lutte. Tout cela aura un impact sur la classe ouvrière et sur sa capacité à répondre à court terme.
Mais ce qui est certain, c’est qu’une fois la pandémie passée, la classe ouvrière retournera dans les usines et dans les rues, avec une conscience plus développée. Elle aura vu où la politique d’austérité et de privatisation nous a menés, elle aura subi le mépris de l’État et des capitalistes envers la vie des travailleurs et leurs souffrances. Elle se sera également rendu compte que le secteur public est celui qui a le mieux résisté à la crise, à l’inverse des capitalistes privés qui se sont tous cachés sous leurs lits.
Ensuite, la classe ouvrière se lèvera pour lutter, que ce soit économiquement ou politiquement. Elle exigera l’arrêt des attaques contre le secteur de la santé et de l’éducation et s’opposera à la répression. Cette lutte des classes sera à l’ordre du jour au niveau international : la classe ouvrière marocaine s’inscrira dans ce mouvement en restaurant ses traditions révolutionnaires, en s’inspirant des luttes des travailleurs du monde entier et en les enrichissant de sa propre expérience.
Dans ce contexte, les idées marxistes – qui proposent une alternative révolutionnaire, avec comme piliers le contrôle des travailleurs sur la richesse produite et la planification de l’économie au service de toute la société – attireront de plus en plus. Il deviendra facile pour les travailleurs de comprendre pourquoi ils ne doivent pas laisser leur sort entre les mains d’une minorité de parasites, mais bien en prendre eux-mêmes le contrôle.
Ce développement de la conscience ne sera pas nécessairement graduel, mais se fera par explosions et bonds. C’est la perspective à laquelle nous devons nous préparer en construisant une direction révolutionnaire qui peut rendre ce processus court et victorieux, pour construire une société socialiste dans laquelle la vie sera sûre, belle, libre de toute oppression et de toute violence !