Au XIVe siècle, la peste noire a porté un coup fatal à un système féodal en déclin. Aujourd’hui, cet événement fait naturellement écho à la crise du COVID-19. La propagation rapide et meurtrière du COVID a totalement débordé les services de santé et a déclenché une des plus graves crises du capitalisme depuis les années 1930. La pandémie actuelle a incontestablement changé la face du monde. A l’échelle mondiale, elle a causé un choc brutal qui a arraché les masses à leur quotidien : une immense vague de colère contre le capitalisme et ses institutions se prépare.
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Face à un tel événement, il n’est pas étonnant que de nombreux commentateurs aient cherché des précédents historiques. Bien qu’il y ait eu d’autres vagues épidémiques dans l’histoire, le parallèle entre la peste noire et le COVID est pertinent. Les deux maladies sont bien sûr très différentes du point de vue biologique. Mais la peste a eu d’énormes répercussions sociales sur le système féodal : les ravages de la peste ont accéléré toute une série de processus sociaux qui ont radicalement transformé les relations entre les classes et, à terme, ont posé les bases de l’Europe moderne.
Qu’est-ce que la peste noire ?
Plus connue sous le nom de “peste noire”, la pandémie a été causée par la bactérie Yersinia pestis. Vivant dans le ventre des puces, cette bactérie a été transportée en Asie, en Afrique et en Europe par des rongeurs (principalement le rat). Entre 1347 et 1351, elle s’est diffusée en suivant les voies commerciales : à travers la route de la soie, le virus est parti d’Asie centrale, est arrivé en Chine, puis en Europe, en passant par le Moyen-Orient. Il tue alors des millions de personnes, puis revient ensuite (à une échelle plus réduite) de façon périodique jusqu’au XVIIIe siècle.
Si l’épidémie du XIVe siècle est la plus connue, il s’agissait en fait de la seconde visite de la peste en Europe. Une première pandémie de peste avait frappé l’Empire romain d’Orient au VIe siècle, alors que l’empereur Justinien tentait de reconquérir l’Occident tombé aux mains des barbares et de restaurer la grandeur romaine. Certaines études considèrent qu’elle a alors tué environ la moitié de la population européenne de l’époque – parachevant le déclin de l’Empire romain et contribuant à la longue période de recul et de stagnation qui toucha ensuite l’Europe.
Il faut donc noter que l’arrivée de ces deux pandémies coïncide avec deux des plus grands tournants de l’histoire européenne : la chute de l’Empire romain et le déclin du féodalisme. Mais quel lien peut-on établir, exactement, entre la diffusion de la maladie et la chute de ces systèmes économiques et politiques ?
La société en 1347
Pour comprendre la transformation qui s’est produite dans la société européenne après l’arrivée de la peste noire, nous ne pouvons pas nous contenter d’un rapport de corrélation, ou de la traiter comme un accident historique causé uniquement par la peste. Nous devons comprendre comment la société était organisée au XIVe siècle, pour mieux saisir de quelle façon le choc externe de la pandémie a pu entrer en résonance avec les dynamiques internes du système féodal.
Le féodalisme reposait sur une base complètement différente du capitalisme actuel. L’écrasante majorité de la population (près de 90 % en Angleterre) vivait et travaillait à la campagne. Bien que certaines villes prospères aient pu exister, l’unité de base de la société féodale se trouvait dans le domaine seigneurial. Les paysans louaient les terres au seigneur en échange d’une partie de leur produit et de travaux forcés sur le domaine du seigneur, les corvées. C’était sur l’exploitation des paysans que reposait l’ensemble du système féodal. Il faut d’ailleurs noter que l’Eglise était alors un propriétaire terrien, le plus important d’Europe, et qu’elle exploitait ses paysans comme n’importe quel seigneur féodal.
Les prêtres et les nobles détenaient donc naturellement le monopole des institutions politiques, intellectuelles et spirituelles, car ils étaient les détenteurs du principal moyen de production de l’époque, l’agriculture. Ni la classe bourgeoise industrielle, ni la classe ouvrière n’existait vraiment à ce stade. L’influence des banques était encore limitée et les marchands constituaient la couche la plus puissante de la bourgeoisie d’alors : l’âge d’or du capitalisme n’était pas encore arrivé.
Cependant, aussi archaïque que ce système puisse paraître aujourd’hui, il a joué un rôle progressiste et a contribué à tirer l’Europe des âges sombres. Entre le Xe et le XIIIe siècle, la population européenne a presque triplé pour atteindre près de 80 millions d’habitants, chiffre qui n’avait pas été atteint depuis près d’un millénaire. Alors qu’il avait presque disparu après la chute de l’Empire romain, le commerce intérieur réapparaît alors en Europe – et contribue à un nouvel essor des villes. Parallèlement, le commerce extérieur avec l’Afrique et l’Asie se développe à nouveau. C’est précisément l’extension de ce commerce qui a permis la propagation rapide de la peste sur le continent.
Face à la peste, les limites du féodalisme
Aucun système social ne peut éternellement développer la société. À un certain stade, les relations sociales qui ont servi à stimuler le progrès cessent de jouer ce rôle, et entravent la poursuite du développement. Au XIVe siècle, avant même que la peste ne frappe, la société féodale atteignait ses limites. L’expansion de l’agriculture sur des terres vierges ne suffisait plus à stimuler la production et la croissance démographique.
La faible productivité agricole, conjuguée à l’avidité des seigneurs, provoquait une diminution de l’excédent alimentaire. Entre 1315 et 1317, une terrible famine a tué 10 à 15 % de la population d’Europe de l’Ouest. Devant le manque de terrains vierges, certains enfants se retrouvaient sans héritage, et donc sans aucun moyen de subsistance. Ce contexte social amorçait une profonde crise sociale. Pour reprendre les mots de Marx dans le Manifeste du Parti Communiste, la noblesse était “incapable d’assurer la survie de son esclave dans le cadre de son esclavage”. La peste a donné à la crise du système féodal une expression concrète et horrible.
La peste est arrivée en Chine dans les années 1330 et y a tué un quart de la population. En Europe, le premier pays européen touché est l’Italie en 1347. Depuis la péninsule italienne, la peste se répand rapidement sur le pourtour méditerranéen, dans l’Europe chrétienne et dans le monde musulman. Le Caire est particulièrement touché : la ville compte jusqu’à 7000 morts par jour. Comme à New-York au plus fort de la crise du COVID-19, de nombreuses personnes sont enterrées dans des fosses communes. Devant de telles scènes d’horreurs, les médecins sont complètement impuissants. Certaines villes ne retrouveront leur population d’avant la peste qu’au XVIe siècle. La diffusion de la peste affaiblit aussi l’autorité de l’Eglise, dont les prières et les processions restent sans effet. De plus, des prêtres désertent leur paroisse pour fuir la peste, abandonnant leurs paroissiens qui meurent sans recevoir les derniers sacrements. Cette situation suscite une méfiance vis-à-vis de l’Eglise et favorise l’essor de mouvements religieux alternatifs.
La crise économique et ses conséquences
En plus de la profonde crise morale, l’économie se trouve paralysée par la peste. L’ampleur que prend la crise en Angleterre illustre bien le phénomène. Alors que la peste arrive en septembre 1348, la chute de la population provoque une pénurie de main-d’œuvre. À Cuxham, près d’Oxford, la chute spectaculaire de la population laisse les terres sans exploitants. Cela provoque un effondrement des loyers et donc une baisse des revenus du seigneur. Il fallait donc faire appel à des ouvriers salariés pour travailler les terres. Ces travailleurs agricoles profitent de la pénurie de main-d’œuvre pour obtenir des conditions de travail plus avantageuses. Alors qu’un laboureur était payé 2 shillings en 1347, il pouvait gagner jusqu’à 10 shillings et 6 pence en 1350. Les ouvriers agricoles n’étaient pas les seuls à tirer leur épingle du jeu, puisque les paysans devenaient eux aussi plus mobiles, grâce aux faibles coûts et à la disponibilité des terres.
A ces changements dans les rapports sociaux, il faut ajouter la baisse du prix des cultures vivrières, notamment du blé. Dans ce contexte, les “profits” des seigneurs ont été considérablement réduits : d’une moyenne de 40 livres par an jusqu’en 1349, ils passent à moins de 11 livres pour les années 1354-1355. Globalement, on estime que les revenus de la noblesse féodale ont chuté de plus de 20 % entre 1347 et 1353. Sans surprise, la classe dirigeante a essayé par tous les moyens de revenir à l’ancienne “normalité”. Bien consciente de ses intérêts économiques, L’Église s’est jointe à la croisade des propriétaires pour dénoncer cette augmentation des salaires.
La situation était donc bloquée. Les travailleurs n’ont aucune envie de renoncer aux quelques avantages qui avaient été chèrement payés durant l’épidémie. De son côté, la classe dirigeante ne pouvait tolérer cet état de fait qui risquait de renverser l’ordre social tout entier. En 1377, le roi instaure la tristement célèbre Poll Tax (impôt profondément inégalitaire dont la valeur est la même que l’on soit riche ou pauvre). En 1381, une révolte éclate dans la région de l’Essex, et les insurgés prennent la direction de Londres. Un des meneurs du mouvement, un prêtre défroqué appelé John Ball, prononce alors une phrase restée célèbre : “Quand Adam bêchait et Ève filait, où donc était le gentilhomme ?”. Le jeune roi Richard II est incapable d’écraser ce puissant mouvement par la force et choisit la ruse. Il accepte d’abord les exigences des rebelles en promettant la fin du servage, des terres bon marché, et le libre-échange. Mais, il fait massacrer les rebelles sur le chemin du retour. Toutefois, le servage ne sera jamais véritablement rétabli, et aucune Poll Tax ne sera à nouveau prélevée en Angleterre.
La fin du servage a signé l’arrêt de mort du féodalisme. L’ordre ancien se meurt, mais un ordre nouveau est encore à naître. C’était une période de transition et d’instabilité : une époque où “surgissent les monstres”, comme le disait Gramsci.
Les développements intensifiés et accélérés par la peste noire ont continué à transformer la société tout au long des siècles suivants. Au XVIe siècle, les seigneurs prendront leur revanche sur les paysans libres et les ouvriers. Mais plutôt que de les forcer à travailler pour eux, la nouvelle classe de propriétaires chasse les paysans les plus pauvres des terres. L’agriculture capitaliste est née. Les masses de paysans les plus pauvres sont chassées vers les villes où elles donnent naissance à la classe ouvrière moderne.
Et maintenant ?
Aussi horrible soit-il, l’impact mortel de la pandémie de COVID-19 n’a pas atteint le niveau de la peste noire. Néanmoins, les deux pandémies ont frappé des systèmes sociaux qui avaient atteint leurs limites. La peste noire n’a pas provoqué la crise du féodalisme, qui avait commencé des décennies avant que la bactérie Yersinia pestis atteigne l’Europe. De même, le COVID-19 n’est pas la cause profonde de la crise actuelle du capitalisme : ces deux “accidents” de l’histoire ont traduit une nécessité historique. Ces pandémies ont mis à nu les contradictions qui s’étaient développées sous la surface de la société.
Mais les similitudes ne s’arrêtent pas là. Comme au XIVe siècle, la classe dirigeante va tenter de conserver ses privilèges par l’austérité et la répression. Comme au XIVe siècle, des soulèvements de masse seront inévitables. L’ordre ancien se meurt et tire l’humanité vers l’abîme, mais l’ordre nouveau est prêt à naître : les luttes qui se développent sous nos yeux, du mouvement Black Lives Matter aux USA à la révolution en Birmanie, nous le montrent. Les travailleurs d’aujourd’hui sont les héritiers des paysans rebelles de 1381, qui ont gagné leur liberté dans la lutte. Dans notre combat contre le capital, nous transformerons les idées de John Ball en une réalité – qu’il n’y ait ni seigneurs, ni maîtres, et que tous vivent réellement libres et égaux.