L’émancipation des femmes et la bureaucratie stalinienne

Ce texte est composé d’extraits de La Révolution trahie (1936), un livre de Léon Trotsky sur la dégénérescence stalinienne de la Révolution russe. Ci-dessous, Trotsky analyse les causes et conséquences de la contre-révolution stalinienne dans le domaine des droits des femmes.


[Source]

La révolution d’Octobre a tenu honnêtement parole en ce qui concerne la femme. Le nouveau pouvoir ne s’est pas contenté de donner à la femme les mêmes droits juridiques et politiques qu’à l’homme. Il a fait – et c’est beaucoup plus – tout ce qu’il pouvait, et en tout cas infiniment plus que tout autre régime, pour lui ouvrir réellement l’accès à tous les domaines économiques et culturels. Il a tenté héroïquement de détruire l’ancien « foyer familial » croupissant, institution archaïque, routinière, étouffante, dans laquelle la femme des classes laborieuses est vouée aux travaux forcés, de l’enfance jusqu’à la mort.

A la famille, considérée comme une petite entreprise fermée, devait se substituer, dans l’esprit des révolutionnaires, un système achevé de services sociaux : maternités, crèches, jardins d’enfants, restaurants, blanchisseries, dispensaires, hôpitaux, sanatoriums, organisations sportives, cinémas, théâtres, etc. L’absorption complète des fonctions économiques de la famille par la société socialiste devait apporter à la femme – et dès lors au couple – une véritable émancipation du joug séculaire.

« Misère socialisée »

On n’avait pas réussi à prendre d’assaut l’ancienne famille. Ce n’était pas faute de bonne volonté. Ce n’était pas non plus qu’elle eût une si ferme assise dans les cœurs. Au contraire, après une courte période de défiance envers l’Etat, ses crèches, ses jardins d’enfants, ses divers établissements, les ouvrières et après elles les paysannes les plus avancées apprécièrent les immenses avantages de l’éducation collective et de la socialisation de l’économie familiale. Mais par malheur, la société se révéla trop pauvre et trop peu civilisée. Les ressources réelles de l’Etat ne correspondaient pas aux plans et aux intentions du Parti Communiste. La famille ne peut pas être abolie : il faut la remplacer. L’émancipation véritable de la femme est impossible sur le terrain de la « misère socialisée ». L’expérience confirma bientôt cette dure vérité formulée par Marx 80 ans auparavant.

Dès la suppression des cartes de pain, en 1935, les ouvriers les mieux payés commencèrent à revenir à la table familiale. Il serait erroné de voir dans ce retour au foyer une condamnation du système socialiste, qui n’avait pas été mis à l’épreuve. Les ouvriers et leurs femmes n’en portaient pas moins un jugement impitoyable sur l’« alimentation sociale » organisée par la bureaucratie. La même conclusion s’impose en ce qui concerne les blanchisseries socialisées, où l’on vole et abîme le linge plus qu’on ne le lessive. Retour au foyer ! Mais la cuisine et la lessive à la maison signifient le retour des femmes aux casseroles et aux baquets, c’est-à-dire au vieil esclavage.

Les crèches existantes, même à Moscou, à Leningrad et dans les grands centres, sont loin de satisfaire aux exigences les plus modestes. « Les crèches, dans lesquelles les enfants se sentent plus mal qu’à la maison, ne sont que de mauvais asiles », dit un grand journal soviétique. Il est naturel après cela que les ouvriers bien payés se gardent d’y envoyer leurs enfants. Or, pour la masse des travailleurs, ces « mauvais asiles » sont encore trop peu nombreux.

La prostitution et l’avortement

La prostitution, dernière dégradation de la femme au profit de l’homme capable de payer, sévit en URSS. L’automne dernier, les Izvestia publièrent tout à coup que « près de mille femmes se livrant dans les rues de Moscou au commerce secret de leur chair » venaient d’être arrêtées. Parmi elles : 177 ouvrières, 92 employées, 5 étudiantes, etc. Qu’est-ce qui les avait jetées sur le trottoir ? L’insuffisance du salaire, le besoin, la nécessité « de se procurer quelque supplément pour s’acheter des chaussures, une robe ». Personne ne songera à faire particulièrement grief au régime soviétique de cette plaie aussi vieille que la civilisation. Mais il est impardonnable de parler du « triomphe du socialisme » tant que subsiste la prostitution.

Le grand nombre d’enfants abandonnés est indiscutablement la preuve la plus tragique et la plus incontestable de la pénible situation de la mère. Même l’optimiste Pravda se voit réduite à d’amers aveux sur ce sujet : « La naissance d’un enfant est pour beaucoup de femmes une menace sérieuse... ». Et c’est précisément pourquoi le pouvoir révolutionnaire a apporté à la femme le droit à l’avortement, l’un de ses droits civiques, politiques et culturels essentiels tant que durent la misère et l’oppression familiale. Mais ce triste droit devient, de par l’inégalité sociale, un privilège. Les renseignements fragmentaires fournis par la presse sur la pratique des avortements sont saisissants : « 195 femmes mutilées par les faiseuses d’anges » sont passées en 1935 par un hôpital villageois de l’Oural. Cette région ne diffère des autres qu’en ce que les renseignements la concernant ont été publiés. Combien de femmes sont mutilées, chaque année, par des avortements mal faits dans l’URSS entière ?

Ayant démontré son incapacité à fournir aux femmes obligées de recourir à l’avortement le secours médical nécessaire et des installations hygiéniques, l’Etat change brusquement de voie et s’engage dans celle des prohibitions. Et, comme en d’autres cas, la bureaucratie fait de pauvreté vertu. Un des membres de la Cour suprême soviétique, Soltz, justifie la prochaine interdiction de l’avortement en disant que la société socialiste ne connaissant pas le chômage, etc., la femme ne peut y avoir le droit de repousser les « joies de la maternité ». Philosophie de curé disposant par surcroît de la poigne du gendarme. Nous venons de lire dans l’organe central du parti que la naissance d’un enfant est pour beaucoup de femmes « une menace ». Et voici qu’un haut magistrat nous annonce qu’au pays où « il est doux de vivre » les avortements doivent être punis de prison, exactement comme dans les pays capitalistes où il est triste de vivre.

Réhabilitation de la famille

La réhabilitation solennelle de la famille qui a lieu – coïncidence providentielle ! – en même temps que celle du rouble [1], résulte de l’insuffisance matérielle et culturelle de l’Etat. Au lieu de dire : « Nous avons été trop pauvres et trop incultes pour établir des relations socialistes entre les hommes, mais nos enfants et arrière-neveux le feront », les chefs du régime font recoller les pots cassés de la famille et imposent, sous la menace des pires rigueurs, le dogme de la famille, fondement sacré du socialisme triomphant. On mesure avec peine la profondeur de cette retraite !

Une campagne s’ouvre contre les divorces trop faciles et trop fréquents. La pensée créatrice du législateur annonce déjà une mesure « socialiste » qui consiste à faire payer l’enregistrement du divorce et à augmenter la taxe en cas de répétition. La famille renaît en même temps que s’affirme de nouveau le rôle éducatif du rouble. La taxe ne sera pas une gêne pour les milieux dirigeants. Les personnes qui disposent de bons appartements, d’autos et d’autres éléments de confort arrangent d’ailleurs leurs affaires privées sans publicité superflue et dès lors sans enregistrement.

La législation du mariage instituée par la révolution d’Octobre, et qui fut en son temps un objet de légitime fierté pour la révolution, est transformée et défigurée par de larges emprunts au trésor législatif des pays bourgeois. La reculade revêt des formes d’une écœurante hypocrisie et va beaucoup plus loin que ne l’exige la dure nécessité économique. Aux raisons objectives du retour à des normes bourgeoises, telles que le paiement d’une pension alimentaire à l’enfant, s’ajoute l’intérêt social qu’ont les milieux dirigeants à approfondir le droit bourgeois. Le motif le plus impérieux du culte actuel de la famille est sans nul doute le besoin qu’éprouve la bureaucratie d’une stable hiérarchie des rapports et d’une jeunesse disciplinée par 40 millions de foyers servant de points d’appui à l’autorité et au pouvoir.

Le mariage d’intérêt

Le socialisme, s’il mérite son nom, signifie entre les hommes des rapports désintéressés, une amitié sans envie ni intrigue, l’amour sans calcul avilissant. La doctrine officielle déclare d’autant plus autoritairement que ces normes idéales sont déjà réalisées que la réalité proteste avec plus d’énergie contre de semblables affirmations. Le nouveau programme des Jeunesses communistes soviétiques, adopté en avril 1936, dit : « Une famille nouvelle, de l’épanouissement de laquelle se préoccupe l’Etat soviétique, se crée sur le terrain de l’égalité réelle de l’homme et de la femme. » Un commentaire officiel ajoute : « Notre jeunesse n’est mue dans le choix du compagnon ou de la compagne que par l’amour. Le mariage bourgeois d’intérêt n’existe pas pour notre génération montante. » C’est assez vrai tant qu’il s’agit de jeunes ouvriers et ouvrières. Mais le mariage d’intérêt est assez peu répandu parmi les ouvriers des pays capitalistes. Par contre, il en va tout autrement dans les couches moyennes et supérieures de la société soviétique.

En contradiction absolue avec l’affirmation de la Pravda que nous venons de citer, le « mariage d’intérêt » a ressuscité ; la presse soviétique en convient. La profession, le salaire, l’emploi, le nombre de galons sur la manche acquièrent une signification grandissante, car les questions de chaussures, de fourrures, de logement, de bains et – rêve suprême – d’auto s’y rattachent. La seule lutte pour une chambre unit et désunit à Moscou pas mal de couples chaque année. La question des parents a pris une importance exceptionnelle. Il est bon d’avoir pour beau-père un officier ou un communiste influent, pour belle-mère la sœur d’un gros personnage. Qui s’en étonnera ? Peut-il en être autrement ?

Non, la femme soviétique n’est pas encore libre. La condition de la mère de famille, communiste respectée, qui a une bonne, un téléphone pour passer ses commandes, une auto pour ses déplacements, etc., a peu de rapport avec celle de l’ouvrière qui court les boutiques, fait son dîner, ramène ses gosses du jardin d’enfants à la maison – quand il y a pour elle un jardin d’enfants. Aucune étiquette socialiste ne peut cacher ce contraste social, non moins grand que celui qui distingue en tout pays d’Occident la dame bourgeoise de la prolétaire.

La vraie famille socialiste, délivrée par la société des lourdes et humiliantes charges quotidiennes, n’aura besoin d’aucune réglementation – et la seule idée des lois sur le divorce et l’avortement ne lui paraîtra pas meilleur que le souvenir des maisons de tolérance ou des sacrifices humains. La législation d’Octobre avait fait vers elle un pas hardi. L’état arriéré du pays aux points de vue économique et culturel a provoqué une cruelle réaction. La législation thermidorienne recule vers les modèles bourgeois, non sans couvrir sa retraite de phrases mensongères sur la sainteté de la « nouvelle » famille. L’inconsistance socialiste se dissimule ici encore sous une respectabilité hypocrite.

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