Chapitre 6 de La Raison en révolte – Philosophie marxiste et science moderne
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Le principe d’incertitude
Le glas de la mécanique newtonienne a été sonné par Einstein, Schrödinger, Heisenberg et les autres scientifiques qui sont à l’origine de la mécanique quantique, au début du XXe siècle. Le comportement des « particules élémentaires » ne pouvait pas être expliqué par la mécanique classique. De nouvelles mathématiques devaient être développées.
Ces mathématiques comprennent des concepts tels que l’« espace de phase », dans lequel un système est défini comme un point dont les degrés de liberté constituent les coordonnées ; les « opérateurs » – grandeurs qui sont incompatibles avec les grandeurs algébriques, en ce sens qu’elles s’apparentent plus à des opérations qu’à des grandeurs en tant que telles (elles expriment des relations plutôt que des propriétés fixes) – y jouent un rôle important. Les probabilités sont également primordiales, mais comprises comme des « probabilités intrinsèques ». C’est l’une des caractéristiques essentielles de la mécanique quantique : l’état des systèmes mécaniques quantiques doit être décrit comme la superposition de toutes les voies que ces systèmes peuvent potentiellement emprunter.
Les systèmes quantiques ne peuvent être définis que comme un ensemble de relations internes entre leur état « actuel » et leur état « virtuel ». En ce sens, elles sont purement dialectiques. Effectuer une mesure sur un de ces systèmes quantiques ne peut nous révéler que son état « actuel », qui n’est qu’un état parmi d’autres (ce paradoxe est expliqué dans l’histoire populaire du « chat de Schrödinger »). Ce phénomène s’appelle l’« effondrement de la fonction d’onde » et s’exprime dans le principe d’indétermination de Heisenberg. La mécanique quantique développe une façon entièrement nouvelle d’appréhender la réalité physique, façon qui a longtemps été mise « en quarantaine » par les autres disciplines scientifiques. Elle était considérée comme un genre de mécanique exceptionnelle, qui ne pouvait servir qu’à expliquer le comportement des particules élémentaires, autrement dit comme une exception à la mécanique classique, sans aucune espèce d’importance.
Dès lors, au lieu des vieilles certitudes, l’incertitude régnait. Les mouvements apparemment hasardeux des particules subatomiques, ainsi que leur vitesse inimaginable, ne pouvaient pas être exprimés dans les termes de la vieille mécanique. Lorsqu’une science entre dans une impasse, lorsqu’elle n’est plus capable d’expliquer certains faits, le terrain est mûr pour une révolution et l’émergence d’une nouvelle science. Cependant, dans sa forme initiale, la nouvelle science n’est pas encore complètement développée. Ce n’est qu’au bout d’un certain temps qu’elle émerge sous sa forme complète et définitive. Ses débuts sont presque inévitablement marqués par un degré d’improvisation, d’incertitude, ainsi que par des interprétations diverses et souvent contradictoires.
Ces dernières décennies, un débat a éclaté entre l’interprétation soi-disant stochastique (« aléatoire ») de la nature – et le déterminisme. Le problème fondamental, c’est que la nécessité et le hasard sont ici considérés comme des absolus qui s’opposent et s’excluent mutuellement. On en arrive de cette manière à deux conceptions antagonistes, dont aucune ne permet d’expliquer les mécanismes complexes et contradictoires de la nature.
Le physicien allemand Werner Heisenberg a développé sa propre version de la mécanique quantique. En 1932, il a reçu le Prix Nobel de physique pour son système de mécanique matricielle, qui décrivait les niveaux d’énergie des orbites d’électrons en termes purement mathématiques, sans le secours d’aucune image. Il espérait contourner le problème de la contradiction entre « ondes » et « particules » en renonçant à toute tentative de visualiser le phénomène, et en le traitant au moyen d’une pure abstraction mathématique. La mécanique ondulatoire d’Erwin Schrödinger, qui couvrait exactement le même domaine que la mécanique matricielle de Heisenberg, ne ressentait pas le besoin de se réfugier dans l’abstraction mathématique absolue. La plupart des physiciens préféraient à juste titre l’approche de Schrödinger, qui semblait beaucoup moins abstraite. En 1944, le mathématicien américano-hongrois John van Neumann a démontré que la mécanique ondulatoire et la mécanique matricielle étaient mathématiquement équivalentes et pouvaient parvenir exactement aux mêmes résultats.
Heisenberg a réalisé d’importantes avancées en mécanique quantique. Cependant, toute son approche est imprégnée d’une volonté de tirer la nouvelle science vers l’idéalisme philosophique. La soi-disant « interprétation de Copenhague » de la mécanique quantique en fut le prolongement. Il s’agissait en réalité d’une variété d’idéalisme subjectif grossièrement déguisée en école de pensée scientifique. « Werner Heisenberg », écrivait Isaac Asimov, « a posé une question profonde qui projetait les particules, et la physique elle-même, dans le domaine de l’inconnaissable. » [5] Inconnaissable est effectivement le mot qui convient. Nous ne parlons pas ici de l’inconnu. Celui-ci fait partie intégrante de la science. Toute l’histoire de la science consiste en un progrès de l’inconnu vers le connu, de l’ignorance vers la connaissance. Mais de sérieux problèmes se posent lorsque des gens confondent l’inconnu et l’inconnaissable. Il y a une différence fondamentale entre les phrases : « nous ne savons pas » et « nous ne pouvons pas savoir ». La science repose sur ce principe élémentaire que le monde objectif existe et que nous pouvons le connaître.
Ceci dit, toute l’histoire de la philosophie est marquée par des tentatives répétées de poser des limites à la connaissance humaine, d’établir qu’il y a certaines choses que, pour telle ou telle raison, « nous ne pouvons pas connaître ». Ainsi, Kant prétendait que nous ne pouvions connaître que les apparences, et non les « choses en soi ». Ce faisant, il se plaçait dans la lignée du scepticisme de Hume, de l’idéalisme subjectif de Berkeley et des sophistes, qui tous affirment : nous ne pouvons pas connaître le monde.
En 1927, Werner Heisenberg avançait son célèbre « principe d’indétermination » – aussi appelé, de manière confuse, « principe d’incertitude » –, d’après lequel il est impossible de déterminer simultanément la vitesse et la position d’une particule avec une précision satisfaisante. Plus la position d’une particule est déterminée, plus sa vitesse est indéterminée – et réciproquement. (Le principe s’applique à d’autres paires de propriétés.) La difficulté de déterminer avec précision la position et la vitesse d’une particule qui se déplace à plus de 8 000 km à la seconde dans différentes directions est évidente. Néanmoins, il est complètement erroné d’en déduire – comme le fait Heisenberg – que la cause et l’effet (la causalité) en général n’existent pas.
Heisenberg demande : comment déterminer la position d’un électron ? En l’observant. Mais si on utilise un puissant microscope, on frappe l’électron avec une particule de lumière, un photon. La lumière se comportant comme une particule, elle perturbera nécessairement la quantité de mouvement de la particule observée. Par conséquent, on la change par l’acte même de l’observation. La perturbation sera imprévisible et incontrôlable, puisque (tout du moins d’après la théorie quantique existante) il n’y a aucun moyen de connaître ou de contrôler à l’avance l’angle précis suivant lequel le quantum de lumière sera diffusé dans la lentille. Dans la mesure où une détermination précise de la position de l’électron requiert l’usage d’une lumière à ondes courtes, une quantité de mouvement importante, mais imprévisible et incontrôlable, sera communiquée à l’électron. D’un autre côté, une détermination précise de la quantité de mouvement de l’électron requiert l’usage de quanta de lumière de très faible quantité de mouvement (et par conséquent à ondes longues), ce qui signifie un large angle de diffraction, et donc une mauvaise définition de la position. Plus la détermination de la position est précise, moins la détermination de la quantité de mouvement peut être précise – et vice versa.
Peut-on résoudre ce problème en développant de nouveaux types de microscopes électroniques ? Pas d’après la théorie de Heisenberg. D’après celle-ci, dans la mesure où toute énergie peut être décomposée en quanta, et où toute matière se comporte à la fois comme une onde et une particule, tous les types d’appareils utilisés seront gouvernés par le principe d’incertitude (ou d’indétermination). De fait, le terme « incertitude » n’est pas exact : ce qu’affirme Heisenberg, ce n’est pas simplement que des problèmes de mesures nous ôtent toute certitude. Sa théorie implique que toutes les formes de la matière sont, par leur nature même, indéterminées. Comme l’écrit David Bohm dans son livre Causality and Chance in Modern Physics :
« Ainsi, le renoncement à la causalité dans l’interprétation usuelle de la théorie quantique ne doit pas être considéré comme le simple résultat de notre inaptitude à mesurer les valeurs précises des variables qui entreraient dans l’expression de lois causales au niveau atomique ; il faut plutôt le considérer comme le reflet du fait que de telles lois n’existent pas. »
Au lieu d’y voir un aspect particulier de la théorie quantique à un stade déterminé de son développement, Heisenberg postule que l’indétermination est une loi fondamentale et universelle de la nature, et suppose que toutes les autres lois doivent être compatibles avec elle. C’est là une approche complètement différente de celle de la science lorsque, dans le passé, elle était confrontée à des fluctuations irrégulières et un mouvement aléatoire. Nul n’imagine qu’il est possible de déterminer le mouvement exact d’une molécule individuelle de gaz, ou encore de prédire tous les détails d’un accident de voiture en particulier. Mais jamais on n’avait sérieusement tenté d’en déduire la non-existence de la causalité en général.
Et pourtant, c’est précisément à une telle conclusion qu’on nous invite à parvenir à partir du principe d’indétermination. Des scientifiques et des philosophes idéalistes sont allés jusqu’à avancer que la causalité en général n’existe pas, autrement dit qu’il n’y a ni cause ni effet. La nature se présente alors comme privée de cause et gouvernée par le hasard. Bohm a ainsi soutenu que l’univers tout entier est imprévisible :
« Nous ne pouvons être certains de rien. Au contraire, on suppose que dans toute expérience particulière, le résultat précis obtenu est complètement arbitraire en ce sens qu’il n’a aucun rapport avec quoi que ce soit qui existe ou qui a jamais existé dans le monde. » [6]
Cette position est une négation complète, non seulement de la science, mais de la pensée rationnelle en général. S’il n’y a ni cause ni effet en général, il est non seulement impossible de prédire quoi que ce soit, mais aussi d’expliquer quoi que ce soit. Nous devons alors nous limiter à décrire les choses. Et en fait, même cela devient impossible, puisque nous ne pouvons même pas être sûrs que des choses existent en dehors de nous-mêmes et de nos sens. Nous en revenons donc à la philosophie de l’idéalisme subjectif. Cela rappelle l’argument des philosophes sophistes de la Grèce antique : « Je ne peux rien connaître du monde. Si je peux connaître quelque chose, je ne peux le comprendre. Si je peux le comprendre, je ne peux l’exprimer. »
Le « principe d’indétermination » correspond, en réalité, au caractère hautement insaisissable des particules subatomiques, pour lesquelles les équations et les mesures simplistes de la mécanique classique sont inadéquates. Nous ne remettons pas en cause la contribution de Heisenberg à la physique. Le problème, ce sont les conclusions philosophiques qu’il tire de la mécanique quantique. Le fait que nous ne puissions pas mesurer exactement la position et la quantité de mouvement d’un électron n’a rien à voir avec un manque d’objectivité. La soi-disant école de Copenhague en mécanique quantique est imprégnée d’un mode de pensée subjectif. Niels Bohr est même allé jusqu’à affirmer qu’« il est faux de penser que la tâche de la physique est de comprendre comment est la nature. La physique se préoccupe de ce que l’on peut dire de la nature. »
Le physicien John Wheeler prétend qu’« aucun phénomène n’est un véritable phénomène tant qu’il n’est pas un phénomène observé. » Et Max Born développe la même philosophie subjectiviste :
« On a appris » – à tort, explique Born – « à la génération à laquelle Einstein, Bohr et moi-même appartenons, qu’un monde physique objectif existe, qui obéit à des lois immuables indépendantes de nous ; nous observerions ce processus comme des spectateurs regardent une pièce de théâtre. Einstein pense toujours que cela devrait être la relation entre l’observateur scientifique et son objet. » [7]
Il ne s’agit pas là d’un jugement scientifique, mais d’une opinion philosophique reflétant une conception spécifique du monde – celle de l’idéalisme subjectif, qui imprègne toute l’interprétation de Copenhague de la théorie quantique. Un certain nombre d’éminents scientifiques se sont opposés à ce subjectivisme, qui est en complète contradiction avec une vision et une méthode scientifiques, et c’est tout à leur honneur. Parmi eux figurent Einstein, Max Planck, Louis de Broglie et Erwin Schrödinger, qui tous ont joué un rôle au moins aussi important que Heisenberg dans le développement de la nouvelle physique.
Objectivisme contre subjectivisme
Il ne fait aucun doute que l’interprétation de Heisenberg de la mécanique quantique était fortement influencée par ses idées philosophiques. Etudiant, il était déjà très consciemment idéaliste ; il admettait être très impressionné par le Timée de Platon (où l’idéalisme platonicien s’exprime sous la forme la plus obscurantiste) et se battait en 1919 dans les rangs des réactionnaires Freikorps contre les travailleurs allemands. Plus tard, il affirma qu’il était « beaucoup plus intéressé par les idées philosophiques sous-jacentes que par tout le reste », et qu’il fallait « se détacher de l’idée de processus objectifs dans le temps et l’espace. » En d’autres termes, son interprétation philosophique de la mécanique quantique était loin d’être le résultat objectif de l’expérience scientifique. Elle était clairement liée à sa philosophie idéaliste, qu’il appliquait consciemment à la physique et qui déterminait sa conception.
Une telle philosophie va à l’encontre aussi bien de la science que de toute l’expérience humaine. Non seulement elle est privée de tout contenu scientifique, mais elle se révèle complètement inutile d’un point de vue pratique. Les scientifiques qui aiment se fixer comme règle d’éviter les spéculations philosophiques font un signe poli en direction d’Heisenberg, puis reprennent simplement leurs recherches sur les lois de la nature, en tenant pour acquis que non seulement la nature existe, mais qu’en outre elle fonctionne suivant des lois définies, y compris celles de la cause et de l’effet, et qu’avec un petit effort elle peut être parfaitement comprise – et même prédite – par les hommes et les femmes. Les conséquences réactionnaires de l’idéalisme subjectif se lisent dans le parcours d’Heisenberg. Il justifia sa collaboration avec les nazis en expliquant qu’« il n’y a pas d’indications générales auxquelles nous puissions nous accrocher. Nous devons décider pour nous-mêmes, et nous ne pouvons dire à l’avance si ce que nous faisons est juste ou non. » [8]
Erwin Schrödinger ne niait pas l’existence de phénomènes aléatoires dans la nature en général ou dans la mécanique quantique. Il mentionna spécifiquement l’exemple de la combinaison de molécules d’ADN au moment de la conception de l’enfant, pour laquelle la nature quantique des liaisons chimiques joue un rôle. Cependant, il soutint l’idée que le monde existe indépendamment de notre observation, s’opposant ainsi à l’interprétation classique faite par l’école de Copenhague de l’expérience dite des « fentes de Young » (selon laquelle la réduction des paquets d’ondes lors de cette expérience signifie que nous devons renoncer à l’objectivité du monde, hors du moment de mesure).
Schrödinger ridiculisait l’affirmation de Heisenberg et de Bohr selon laquelle quand électron ou un photon ne sont pas observés, ils n’ont « pas de position » – et ne se matérialisent qu’à un moment donné, suite à une observation. Pour contrer cette idée, il imagina une célèbre « expérience de pensée. » Prenez un chat et mettez-le dans une boite avec une fiole de cyanure. Lorsqu’un compteur Geiger détecte la désintégration d’un atome, cette fiole est brisée. D’après Heisenberg, l’atome ne « sait » pas qu’il s’est désintégré tant qu’on ne l’a pas mesuré. Par conséquent, d’après les idéalistes, tant que l’on n’a pas ouvert la boîte, le chat n’est ni mort ni vivant ! Par cette anecdote, Schrödinger voulait souligner les contradictions absurdes qu’impliquait l’idéalisme subjectif de Heisenberg. Les processus naturels se déroulent objectivement, indépendamment du fait que des êtres humains soient là, ou non, pour les observer.
D’après l’interprétation de Copenhague, la réalité n’existe que lorsque nous l’observons. Sans cela, elle existe comme une sorte de limbe, ou encore à l’« état de superposition de fonctions d’onde », comme notre chat mort-et-vivant. L’interprétation de Copenhague trace une ligne de démarcation nette entre l’observateur et l’observé. Sur la base de cette interprétation, certains physiciens pensent que la conscience doit exister, mais qu’il ne peut y avoir de réalité matérielle sans la conscience. Tel est précisément le point de vue de l’idéalisme subjectif, auquel Lénine a largement répondu dans son livre Matérialisme et empiriocriticisme.
Le matérialisme dialectique part du principe de l’objectivité de l’univers matériel, lequel nous est donné par le biais de notre perception sensible. « J’interprète le monde par le biais de mes sens. » C’est évident. Mais le monde existe indépendamment de mes sens. C’est aussi évident, semble-t-il, mais pas pour la philosophie bourgeoise moderne ! L’une des principales tendances de la philosophie du XXe siècle est le positivisme logique, qui, précisément, nie l’objectivité du monde matériel. Plus exactement, il considère la question de l’existence ou la non-existence du monde matériel comme « hors sujet » et « métaphysique ». Le point de vue de l’idéalisme subjectif a été complètement miné par les découvertes scientifiques du XXe siècle. Une observation implique que nos yeux reçoivent, à partir d’une source extérieure, une énergie sous la forme d’ondes lumineuses (photons). Lénine l’a clairement expliqué en 1908-09 :
« Si la couleur n’est qu’une sensation dépendant de la rétine (comme vous obligent à l’admettre les sciences de la nature), il s’ensuit que les rayons lumineux, en atteignant la rétine, produisent la sensation de couleur. Cela signifie qu’en dehors de nous, indépendamment de nous et de notre conscience, il existe des mouvements de la matière, disons des ondes d’éther d’une longueur et d’une vitesse déterminée, qui, en agissant sur la rétine, procurent à l’homme la sensation de telle ou telle couleur. Tel est le point de vue des sciences de la nature. Elles expliquent les différentes sensations de couleur par la longueur différente des ondes lumineuses existant en dehors de la rétine humaine, en dehors de l’homme et indépendamment de lui. Et c’est là la conception matérialiste : la matière produit la sensation en agissant sur nos organes sensitifs. La sensation dépend du cerveau, des nerfs, de la rétine, etc., c’est-à-dire de la matière organisée d’une façon déterminée. L’existence de la matière ne dépend pas des sensations. La matière est première. La sensibilité, la pensée, la conscience sont les produits les plus élevés de la matière organisée d’une certaine façon. Telles sont les vues du matérialisme en général, et celles de Marx et Engels en particulier. » [9]
La nature subjective et idéaliste de la méthode de Heisenberg est assez explicite :
« Notre situation réelle dans nos travaux de recherche en physique atomique est généralement celle-ci : nous voulons comprendre un phénomène donné ; nous voulons comprendre comment ce phénomène découle des lois générales de la nature. Par conséquent, la part de matière ou de radiation qui entre en jeu dans ce phénomène est l’« objet » naturel du traitement théorique, et doit pour cette raison être séparé des outils que l’on utilise pour étudier le phénomène. Cela souligne, à nouveau, l’élément subjectif présent dans la description des phénomènes atomiques, puisque l’appareil de mesure a été construit par l’observateur ; nous devons nous rappeler que ce que nous observons n’est pas la nature elle-même mais la nature soumise à notre méthode de questionnement. Notre travail scientifique, en physique, consiste à poser des questions sur la nature dans le langage que nous possédons et à essayer d’obtenir des réponses par les moyens qui sont à notre disposition. » [10]
Kant érigeait un mur infranchissable entre le monde des apparences et la réalité « en soi ». Heisenberg va encore plus loin. Il ne parle pas seulement de « la nature en soi », mais soutient même que nous ne pouvons pas vraiment connaître cette partie du monde qui peut être observée, puisqu’on la change par l’acte même de l’observation. Ce faisant, Heisenberg cherche à abolir totalement le critère de l’objectivité scientifique. Malheureusement, de nombreux scientifiques qui se défendraient avec indignation de l’accusation de mysticisme ont assimilé les idées philosophiques de Heisenberg, et ce simplement parce qu’ils ne veulent pas reconnaître la nécessité d’une conception philosophique de la nature fermement matérialiste.
Le fond du problème, c’est qu’au delà de certaines limites, les lois de la logique formelle s’effondrent. Cela s’applique tout particulièrement aux phénomènes du monde subatomique, où les lois de la contradiction, de l’identité et du tiers exclu ne peuvent être appliquées. Heisenberg défend le point de vue de la logique formelle et de l’idéalisme, et, par voie de conséquence, en arrive inévitablement à la conclusion que les phénomènes contradictoires du niveau subatomique ne peuvent absolument pas être compris par l’esprit humain. Le problème, cependant, ne se situe pas dans les phénomènes observés au niveau subatomique, mais dans le schéma mental désespérément archaïque et inadéquat de la logique formelle. C’est précisément en cela que résident les soi-disant « paradoxes de la mécanique quantique ». Heisenberg ne peut accepter l’existence de contradictions dialectiques, et préfère donc en revenir au mysticisme philosophique – « nous ne pouvons pas savoir », et tout ce qui s’en suit.
Nous nous trouvons là en présence d’une sorte de tour de prestidigitation philosophique, qui commence par confondre le concept de causalité avec le vieux déterminisme mécaniste défendu par des gens comme Laplace. Les limites de ce mécanisme ont déjà été expliquées et critiquées par Engels dans sa Dialectique de la nature. La découverte de la mécanique quantique a finalement détruit le vieux déterminisme mécanique. Le type de prédictions réalisé par la mécanique quantique est différent des prédictions de la mécanique classique. Cependant, la mécanique quantique fait quand même des prédictions, et en obtient des résultats précis.
Hasard et causalité
L’une des difficultés que rencontre celui qui étudie la philosophie ou la science réside dans le fait que certains termes y ont une signification différente de leur usage courant. Les rapports entre la nécessité et la liberté sont l’une des questions fondamentales de l’histoire de la philosophie. C’est un problème complexe, et qui ne le devient pas moins lorsqu’il est présenté sous une autre forme – causalité et hasard, nécessité et accident, déterminisme et indéterminisme, etc.
Nous savons tous, d’après notre expérience quotidienne, ce que nous entendons par nécessité. Il y a nécessité lorsque, par exemple, nous devons faire quelque chose, que nous n’avons pas le choix : nous ne pouvons pas faire autrement. Le dictionnaire définit la nécessité comme un ensemble de circonstances qui obligent quelque chose à être, ou à être réalisée, en particulier ce qui est soumis à une loi de l’univers. Ces circonstances conditionnent et sont inséparables de la vie et de l’action humaines. L’idée de nécessité physique implique la notion de contrainte et de coercition. On la retrouve dans des expressions comme « plier sous le poids de la nécessité » – ou encore dans des proverbes tels que « nécessité fait loi ».
Le sens philosophique de la nécessité est étroitement lié à celui de causalité, à la relation entre cause et effet : telle action doit nécessairement donner lieu à tel résultat particulier. Par exemple, si je m’arrête de respirer trop longtemps, je vais mourir ; ou encore, si je frotte deux bouts de bois, je vais produire de la chaleur. La relation entre la cause et l’effet, attestée par une infinité d’observations et d’expériences pratiques, joue un rôle central dans la science. En revanche, l’accident est considéré comme un événement inattendu, qui intervient sans cause apparente, comme lorsqu’on laisse tomber une tasse dans sa cuisine. En philosophie, cependant, l’accident désigne la propriété d’une chose qui en est simplement un attribut contingent, c’est-à-dire qui ne fait pas partie de sa nature essentielle. Un accident est quelque chose qui n’existe pas nécessairement – et qui pourrait aussi bien ne pas être ou se produire. Prenons un exemple.
Du fait de la gravité, si je lâche une feuille de papier, elle doit normalement tomber par terre. C’est là un exemple de causalité, de nécessité. Mais si un courant d’air soudain fait s’envoler le papier, on considérera que c’est le résultat du hasard. La nécessité est donc gouvernée par une loi ; elle peut être exprimée et prédite scientifiquement. Les choses qui se produisent nécessairement sont les choses qui ne pouvaient pas se produire autrement. En revanche, les faits hasardeux, les contingences, sont des faits qui peuvent, ou non, se produire. Ils ne sont gouvernés par aucune loi qui puisse clairement être formulée – et sont, par nature, imprédictibles.
L’expérience quotidienne nous apprend que la nécessité, comme le hasard, existent et jouent un rôle. L’histoire des sciences et des sociétés nous montre exactement la même chose. Toute l’histoire de la science est essentiellement une recherche des schémas sous-jacents de la nature. Tôt dans notre vie, nous apprenons à distinguer entre l’essentiel et le non essentiel, entre le nécessaire et le contingent. Même lorsque nous faisons face à des conditions exceptionnelles, qui à un stade donné de notre connaissance peuvent nous sembler « irrégulières », il arrive souvent que les expériences suivantes révèlent une autre forme de régularité et des relations causales plus profondes, qui n’étaient pas évidentes immédiatement.
La recherche d’une vision et d’une compréhension rationnelles du monde dans lequel nous vivons est intimement liée au besoin de découvrir des causes. Dans le processus de connaissance du monde, un petit enfant ne cessera de demander « pourquoi ? » – au désarroi de ses parents, qui sont souvent dépourvus de réponse. Sur la base de l’observation et de l’expérience, nous formulons une hypothèse sur ce qui peut être la cause d’un phénomène donné. C’est la base de la compréhension rationnelle. Généralement, ces hypothèses donnent lieu, à leur tour, à des prédictions sur des choses dont on n’a pas encore fait l’expérience. Ces prédictions font alors l’objet d’un test, soit par l’observation, soit par la pratique. Ici, nous ne décrivons pas seulement l’histoire de la science, mais aussi une part importante du développement mental de tout être humain depuis sa petite enfance. Cela recouvre donc le développement intellectuel au sens le plus large du terme, depuis les processus cognitifs élémentaires d’un enfant jusqu’aux plus élaborées des recherches sur l’univers.
Un très grand nombre d’observations démontrent l’existence de la causalité. Cela nous permet de faire d’importantes prédictions, non seulement dans le domaine de la science, mais aussi dans notre vie quotidienne. Tout le monde sait qu’à 100°C l’eau se transforme en vapeur. C’est la base, non seulement de la préparation d’une tasse de thé, mais aussi de la révolution industrielle, sur laquelle reposent toutes les sociétés modernes. Et pourtant, il y a des philosophes et des scientifiques qui prétendent sérieusement qu’on ne peut pas dire que le réchauffement de l’eau est la cause de la vapeur. Le fait même que nous puissions faire des prédictions sur un vaste ensemble de faits est la preuve que la causalité n’est pas simplement une manière commode de décrire la réalité mais, comme le souligne David Bohm, un aspect inhérent et essentiel des choses. En effet, il est impossible ne serait-ce que de définir les propriétés des choses sans recourir à la causalité. Par exemple, lorsque nous disons qu’une chose est rouge, cela implique qu’elle réagira d’une certaine façon lorsqu’elle sera soumise à des conditions spécifiques – un objet de couleur rouge est défini par le fait qu’exposé à la lumière blanche, il reflètera surtout la lumière rouge. Pareillement, le fait que l’eau se transforme en vapeur lorsqu’elle est chauffée, et en glace lorsqu’elle est refroidie, est l’expression d’une relation causale qualitative qui fait partie des propriétés essentielles de ce liquide, sans lesquelles il ne pourrait être de l’eau. Les lois mathématiques générales du mouvement des corps sont également des propriétés essentielles de ces corps, sans lesquelles ils ne pourraient être ce qu’ils sont. On pourrait multiplier les exemples à l’infini. Pour comprendre pourquoi et comment la causalité est étroitement liée aux propriétés essentielles des choses, il ne suffit pas de les considérer statiquement et isolément. Il est nécessaire de les considérer telles qu’elles sont, telles qu’elles ont été et telles qu’elles seront – c’est-à-dire d’analyser les choses comme des processus.
Pour comprendre des événements particuliers, il n’est pas nécessaire d’en spécifier toutes les causes. D’ailleurs, ce n’est pas possible. Dans le passage suivant, Spinoza a répondu par avance, et brillamment, au type de déterminisme absolu que défendait Laplace :
« Par exemple, si une pierre tombe d’un toit sur la tête de quelqu’un et le tue, ils démontreront de la manière suivante que la pierre est tombée pour tuer cet homme : si elle n’est pas tombée à cette fin par la volonté de Dieu, comment tant de circonstances (et en effet il y a souvent le concours d’un grand nombre de circonstances) ont-elles pu se trouver par chance réunies ? Peut-être direz-vous : "Cela est arrivé parce que le vent soufflait et que l’homme passait par là". Mais ils insisteront : "Pourquoi le vent soufflait-il à ce moment ? Et pourquoi l’homme passait-il par là à ce même instant ?" Si vous répondez alors : "Le vent s’est levé parce que, la veille, par un temps encore calme, la mer avait commencé à s’agiter ; et l’homme passait par là parce qu’il avait été invité par un ami", ils insisteront à nouveau, car il n’y a pas de fin à leurs interrogations : "Pourquoi la mer était-elle agitée ? Pourquoi l’homme a-t-il été invité pour tel moment ?"
« Et ils continueront ainsi de vous interroger de cause en cause jusqu’à ce que vous vous soyez réfugié dans la volonté de Dieu, cet asile de l’ignorance. De même, quand ils voient la structure du corps humain, ils sont frappés d’un étonnement imbécile, et, de ce qu’ils ignorent les causes d’un si bel arrangement, ils concluent qu’il n’est pas formé mécaniquement, mais par un art divin ou surnaturel, et de telle façon qu’aucune partie ne puisse nuire à l’autre. Et ainsi arrive-t-il que quiconque cherche les vraies causes des prodiges et s’applique à connaître en savant les choses de la nature au lieu de s’en émerveiller comme un sot, est souvent tenu pour hérétique et impie et proclamé tel par ceux que le vulgaire adore comme des interprètes de la Nature et des Dieux. Car ils savent bien que détruire l’ignorance, c’est détruire l’étonnement imbécile, c’est-à-dire leur unique moyen de raisonner et de sauvegarder leur autorité. » [11]
Le mécanisme
La tentative d’éliminer toute contingence de la nature mène inévitablement à un point de vue mécaniste. Dans la philosophie mécaniste du XIIIe siècle – représentée, en science, par Newton – l’idée de nécessité était élevée au rang de principe absolu. Elle était considérée comme parfaitement simple, libre de toute contradiction, sans irrégularité ni contre-courant.
L’idée que la nature est régie par un ensemble de lois universelles est profondément juste, mais insuffisante. Nous avons besoin d’une compréhension concrète de la façon dont les lois de la nature opèrent effectivement. Le point de vue mécaniste a inévitablement abouti à une conception unilatérale des phénomènes naturels, ce qui reflétait le niveau réel du développement scientifique de l’époque. Le plus haut accomplissement de cette conception fut la mécanique classique, qui porte sur des processus relativement simples : la cause et l’effet (compris comme la simple action extérieure d’un corps solide sur un autre), les leviers, l’équilibre, la masse, l’inertie, la poussée, la pression, etc. Quelle que fût l’importance de ces découvertes, elles étaient incapables de fournir une idée précise du fonctionnement complexe de la nature. Plus tard, les découvertes de la biologie, en particulier après la révolution darwinienne, ont permis d’élaborer une nouvelle approche scientifique des phénomènes, en adéquation avec les processus les plus flexibles et subtils de la nature.
Dans la mécanique newtonienne classique, le mouvement est traité comme quelque chose de simple. Si, à n’importe quel moment, on connaît les différentes forces qui s’appliquent sur un objet en mouvement donné, on peut prédire son comportement futur avec exactitude. Cela mène au déterminisme mécaniste, dont le meilleur représentant était Pierre Simon de Laplace, un mathématicien français du XVIIIe siècle. Sa théorie de l’univers est identique à l’idée de prédestination que l’on trouve dans différentes religions, et notamment dans le calvinisme.
Dans son Essai philosophique sur les probabilités, Laplace écrivait :
« S’il existait un intellect qui, à n’importe quel moment donné, connaissait toutes les forces qui animent la Nature et les positions mutuelles de tous les êtres qui la composent, et si cet intellect était suffisamment vaste pour soumettre toutes ces données à l’analyse, il pourrait ramener à une seule formule le mouvement des corps les plus grands de l’univers comme du plus petit atome. Pour un tel intellect, rien ne pourrait être incertain, et le futur comme le passé se dévoileraient à ses yeux. » [12]
Toute la difficulté vient de la méthode mécaniste que la physique du XIXe siècle a héritée du XVIIIe siècle. Le hasard et la nécessité étaient alors perçus comme deux extrêmes opposés, s’excluant mutuellement. Une chose ou un processus était soit accidentel, soit nécessaire, mais ne pouvait être les deux. Engels a soumis cette méthode à une profonde analyse dans sa Dialectique de la nature, où il explique que le déterminisme mécaniste de Laplace mène inévitablement à une conception mystique et fataliste de la nature :
« Et l’on déclare ensuite que le nécessaire a seul de l’intérêt pour la science et que le contingent lui est indifférent. Autrement dit : ce qu’on peut ramener à des lois, donc ce qu’on connaît, a de l’intérêt ; ce qu’on ne peut ramener à des lois, donc qu’on ne connaît pas, est sans intérêt, peut être laissé de côté. Et c’est la fin de toute science, car c’est précisément ce qui nous est inconnu que la science doit explorer. En d’autres termes : ce que l’on peut ramener à des lois générales passe pour nécessaire, ce que l’on ne peut ramener à de telles lois passe pour contingent. Chacun voit que c’est là le même genre de science que celle qui donne pour naturel ce qu’elle peut expliquer et impute à des causes surnaturelles ce qu’elle est incapable d’expliquer ; que j’appelle la cause des phénomènes inexplicables hasard ou Dieu, cela est totalement indifférent au fond de la chose. Les deux expressions ne font que manifester mon ignorance et n’ont donc pas leur place dans la science. Celle-ci cesse là où la relation nécessaire est manquante. »
Engels souligne que, dans la pratique, le déterminisme mécaniste ramène la nécessité au niveau du hasard. Si n’importe quel fait insignifiant est du même ordre d’importance et de nécessité que la loi de la gravitation universelle, alors toutes les lois fondamentales sont au même niveau de trivialité. Engels explique :
« Selon cette conception, il ne règne dans la nature que la nécessité simple et immédiate. Que cette cosse de petits pois contienne 5 pois et non 4 ou 6, que la queue de ce chien fasse 12 centimètres et pas un millimètre de plus ou de moins, que cette fleur de trèfle-ci et non celle-là ait été fécondée cette année par une abeille et encore par telle abeille déterminée à telle époque déterminée, que telle graine de pissenlit emportée par le vent ait levé et non telle autre, qu’une puce m’ait piqué la nuit dernière à quatre heures du matin et non à trois ou cinq, qui plus est à l’épaule droite et non au mollet gauche : tous ces faits sont le produit d’un enchaînement immuable de causes et d’effets, d’une nécessité inébranlable, la sphère gazeuse d’où est sorti le système solaire s’étant déjà trouvée agencée de telle façon que ces événements devaient se passer ainsi et non autrement. Avec une nécessité de ce genre, nous ne sortons toujours pas de la conception théologique de la nature. Que nous appelions cela, avec Saint Augustin ou Calvin, le décret éternel de la Providence, ou avec les Turcs le kismet, ou encore la nécessité, il importe peu à la science. Dans aucun de ces cas il n’est question de suivre jusqu’à son terme l’enchaînement des causes ; nous sommes donc aussi avancés dans un cas que dans l’autre ; la prétendue nécessité reste une formule vide, et par suite… le hasard reste aussi ce qu’il était. » [13]
Laplace pensait que s’il pouvait remonter aux causes de toutes choses dans l’univers, il pourrait complètement abolir la contingence. Pendant longtemps, il a semblé que le fonctionnement de l’univers entier pouvait être réduit à quelques équations relativement simples. L’une des limites de la théorie mécaniste classique réside dans le fait qu’elle affirme que le mouvement des corps particuliers ne subit aucune influence extérieure. Or, en réalité, chaque corps est influencé et déterminé par tous les autres corps. Rien ne peut être pris isolément.
Aujourd’hui, les prétentions de Laplace semblent déraisonnables et extravagantes. Cependant, on trouve des extravagances semblables à toutes les étapes de l’histoire de la science, chaque génération croyant fermement être en possession de l’« ultime vérité ». Ce n’est pas non plus complètement faux. Les idées de chaque génération sont effectivement, à leur époque, les vérités ultimes. Mais une telle affirmation ne veut rien dire de plus que : « Voila jusqu’où nous sommes parvenus dans notre connaissance de la nature, avec les informations et les moyens technologiques qui sont pour le moment à notre disposition. » Par conséquent, il n’est pas incorrect de prétendre que ces vérités sont absolues pour nous, à ce moment donné, puisque nous ne pouvons nous baser sur aucune autre vérité.
Le XIXe siècle
A l’époque, la mécanique classique de Newton constituait un énorme pas en avant. Les lois newtoniennes du mouvement permettaient, pour la première fois, d’effectuer des prédictions quantitatives précises qui pouvaient être confrontées aux phénomènes observés. Cependant, c’est justement cette précision qui a soulevé de nouveaux problèmes, lorsque Laplace et d’autres ont tenté d’appliquer les lois de Newton à l’ensemble de l’univers. Laplace était convaincu que les lois de Newton étaient absolument et universellement valides. Il se trompait. Il ne voyait pas que les lois de Newton étaient des approximations ne s’appliquant que dans certaines circonstances. Il n’envisageait pas la possibilité que dans des circonstances différentes, dans des domaines que la physique n’avait pas encore étudiés, ces lois puissent nécessiter d’être modifiées ou étendues. Le déterminisme mécaniste de Laplace suppose que si l’on connaissait, à n’importe quel instant donné, toutes les positions et vitesses des corps, le comportement futur de l’ensemble de l’univers pourrait être déterminé pour l’éternité. D’après cette théorie, toute la riche diversité des choses peut être réduite à un ensemble de lois quantitatives reposant sur quelques variables.
La mécanique classique, telle que l’expriment les lois du mouvement de Newton, porte sur des causes et effets simples, par exemple l’action isolée d’un corps sur un autre. Cependant, dans la pratique, c’est impossible, puisqu’aucun système mécanique n’est jamais complètement isolé. Des influences extérieures détruisent inévitablement le caractère exclusif de cette interaction. Même si l’on isole le système, des perturbations naîtront toujours des mouvements du niveau moléculaire, et d’autres perturbations issues de niveaux encore plus profonds de la mécanique quantique. Comme le remarque Bohm :
« On ne connaît aucun cas d’ensemble de relations causales parfaites et exclusives qui permettrait, en principe, de réaliser des prédictions d’une précision absolue, sans qu’il soit nécessaire de tenir compte de nouveaux ensembles de facteurs causaux existant en dehors du système en question ou à d’autres niveaux. » [14]
Cela signifie-t-il que les prédictions sont impossibles ? Pas du tout. Si l’on tire un coup de pistolet en visant un point donné, la balle n’atteindra pas précisément le point prédit par les lois de Newton. Cependant, un grand nombre de tirs seront regroupés dans une petite région située près du point. Ainsi, il est possible de faire des prédictions très précises avec une certaine marge d’erreur, laquelle existe toujours. Si, dans notre exemple, nous voulions parvenir à une précision absolue, nous découvririons un nombre sans cesse croissant de facteurs qui influenceraient le résultat – des irrégularités dans la structure du pistolet et de la balle, de petites variations de température, de pression, d’humidité, des courants d’air, et même des mouvements moléculaires de tous ces facteurs.
Un certain degré d’approximation est nécessaire, lequel ne prend pas en compte l’infinité de facteurs que requiert une prédiction parfaitement précise d’un résultat donné. Cela implique nécessairement une abstraction de la réalité, comme dans la mécanique newtonienne. Cependant, la science avance continuellement, pas à pas, en découvrant des lois toujours plus profondes et précises qui nous permettent d’acquérir une meilleure compréhension des processus naturels, et donc de faire des prédictions plus précises. L’abandon du vieux déterminisme mécanique de Newton et Laplace ne signifie pas une abolition de la causalité, mais plutôt une compréhension plus profonde du fonctionnement réel de la causalité.
Les premières brèches dans le mur de la science newtonienne sont apparues dans la deuxième moitié du XIXe siècle, en particulier avec la théorie darwinienne de l’évolution et les travaux du physicien autrichien Ludwig Boltzmann sur une interprétation statistique des processus thermodynamiques. Les physiciens s’efforçaient de décrire avec des méthodes statistiques les systèmes de plusieurs particules, tels les gaz et les fluides. Ces statistiques, cependant, étaient perçues comme un pis-aller dans les situations où il était impossible, pour des raisons pratiques, de collecter des informations détaillées sur les propriétés du système (par exemple l’ensemble des positions et des vitesses des particules de gaz à un instant donné).
Le XIXe siècle a vu le développement des statistiques, d’abord dans les sciences sociales, puis en physique, par exemple dans la théorie des gaz, où le mouvement des molécules reflète à la fois le hasard et la nécessité. D’un côté, les molécules individuelles semblent se déplacer de façon entièrement aléatoire. D’un autre côté, on observe que les très nombreuses molécules constituant un gaz se comportent suivant des lois dynamiques précises. Comment expliquer cette contradiction ? Si le mouvement des molécules individuelles constituant le gaz est hasardeux, et ne peut donc pas être prédit, le comportement du gaz doit sûrement, lui aussi, être imprévisible ? Et pourtant, c’est loin d’être le cas.
La solution de ce problème est fournie par la loi de la transformation de la quantité en qualité. A partir du mouvement apparemment hasardeux d’un grand nombre de molécules émergent une régularité et un schéma qui peuvent être exprimés par une loi scientifique. L’ordre émerge du chaos. La science du XIXe siècle ignorait complètement cette relation dialectique entre la liberté et la nécessité, entre l’ordre et le chaos, entre le hasard et la détermination. Elle considérait les lois gouvernant les phénomènes aléatoires (la statistique) comme entièrement distinctes des équations précises de la mécanique classique.
« Tout liquide ou gaz », écrit Gleick, « se compose de molécules individuelles si nombreuses qu’on peut les considérer en nombre infini. Si elles avaient chacune un mouvement indépendant, le fluide posséderait une infinité de comportements possibles – un nombre de "degrés de liberté" infini, dans le jargon des scientifiques – et les équations décrivant le mouvement du fluide contiendraient une infinité de variables. Mais chaque particule n’a pas de mouvement indépendant : son mouvement dépend fortement de celui de ses voisines, de sorte que, dans un écoulement régulier, les degrés de liberté peuvent être en nombre réduit. » [15]
Longtemps, la mécanique classique a très bien fonctionné. Elle a permis de réaliser d’importantes avancées technologiques. Aujourd’hui encore, elle s’applique dans un grand nombre de cas. Cependant, on a fini par se rendre compte que, dans certains domaines, ses méthodes n’étaient plus adéquates. Elles avaient atteint leurs limites. Le monde logique et parfaitement ordonné de la mécanique classique décrit une partie de la nature – mais une partie seulement. Dans la nature, il y a de l’ordre, mais il y a aussi du désordre. En même temps que de l’organisation et de la stabilité, il y a de puissantes forces qui poussent dans des directions opposées. Dans ce cas, nous devons recourir à la dialectique, de façon à déterminer la relation entre le hasard et la nécessité, et à montrer à quel moment l’accumulation de changements quantitatifs apparemment insignifiants débouche sur un saut qualitatif soudain.
Bohm a proposé une reformulation radicale de la mécanique quantique, ainsi qu’une nouvelle façon de penser la relation entre le tout et les parties.
« A travers ces études [….], il devint clair que même un système à un corps a un caractère non-mécanique. En ce sens, lui et son environnement doivent être perçus comme un tout indivisible, pour lequel l’analyse classique – qui distingue radicalement le système de l’environnement – ne peut plus être utilisée. » Le rapport entre les parties « dépend crucialement de l’état du tout, d’une manière qui ne peut être exprimée en termes de propriétés des seules parties. En effet, les parties sont organisées d’une façon qui découle du tout. » [16]
La loi dialectique de la transformation de la quantité en qualité exprime l’idée que la matière se comporte différemment à ses différents niveaux. Ainsi, il y a le niveau moléculaire, dont les lois sont surtout étudiées par la chimie, et partiellement par la physique ; le niveau de la matière vivante est essentiellement étudié par la biologie ; le niveau subatomique est l’objet de la mécanique quantique ; enfin, actuellement, un niveau encore plus petit – celui des particules élémentaires – est en cours d’exploration par la physique des particules. Chacun de ces niveaux comprend de nombreuses subdivisions.
Il a été prouvé que les lois qui gouvernent le mouvement de la matière à chaque niveau ne sont pas les mêmes. Dès le XIXe, la théorie cinétique des gaz en a apporté la preuve. Dans une bonbonne de gaz contenant des millions de molécules se déplaçant de façon irrégulière et s’entrechoquant sans cesse, il est clairement impossible de déterminer les mouvements précis de chaque molécule individuelle. En premier lieu, ceci serait exclu d’un point de vue purement mathématique. Cependant, même si les problèmes mathématiques soulevés par un tel calcul pouvaient être résolus, il resterait impossible, dans la pratique, de déterminer la position et la vitesse initiales de chaque molécule, ce dont on aurait besoin pour faire des prédictions précises. Le moindre changement dans l’angle initial du mouvement d’une molécule altèrerait sa direction, ce qui modifierait plus encore l’angle de sa prochaine collision, et ainsi de suite, ce qui amènerait finalement à une grande erreur dans la prédiction du mouvement.
Si, maintenant, on applique ce type de raisonnement au comportement des gaz au niveau macroscopique (« normal »), on pourrait croire qu’il est également impossible de prédire leur mouvement. Or il n’en est rien. A ce niveau, le comportement des gaz peut être parfaitement prédit. Comme le souligne Bohm :
« Il est clair que l’on peut parler d’un niveau macroscopique possédant un ensemble de caractéristiques relativement autonomes et satisfaisant un ensemble de relations relativement autonomes, qui dans les faits constituent un ensemble de lois causales macroscopiques. Par exemple, si on considère une masse d’eau, nous savons d’après l’expérience directe de grande échelle qu’elle possède un certain nombre de caractéristiques propres en tant que liquide. Par cela, nous voulons dire qu’elle a toutes les caractéristiques macroscopiques associées à la liquidité. Par exemple, elle coule, elle "mouille" les choses, elle tend à occuper un certain volume, etc. Son mouvement est gouverné par un ensemble d’équations hydrodynamiques de base, qui ne sont exprimées qu’en fonction des propriétés macroscopiques, comme la pression, la température, la densité locale, la vitesse d’écoulement locale, etc. Ainsi, pour comprendre les propriétés d’une masse d’eau, on ne la considère pas comme un agrégat de molécules, mais plutôt comme une entité existant au niveau macroscopique, et qui obéit aux lois propres à ce niveau. »
Cela ne signifie pas que le comportement de l’eau n’a rien à voir avec sa constitution moléculaire. Au contraire. Ce sont, par exemple, les relations entre ses molécules qui déterminent si l’eau existe à l’état de liquide, de solide ou de vapeur. Cependant, comme l’explique Bohm en termes d’« autonomie relative », la matière se comporte différemment à différents niveaux.
Il y a « une certaine stabilité des caractéristiques du comportement macroscopique, lesquelles tendent à rester les mêmes non seulement plus ou moins indépendamment du comportement des molécules individuelles, mais aussi indépendamment des différentes perturbations extérieures auxquelles le système peut être soumis. » [17]
La prédiction est-elle possible ?
Lorsqu’on jette en l’air une pièce de monnaie, la probabilité qu’elle retombe sur « pile » ou sur « face » est de 50-50. C’est un phénomène véritablement aléatoire, qui ne peut faire l’objet d’une prédiction. (Soit dit en passant, lorsque la pièce tourne en l’air, elle n’est ni sur « pile », ni sur « face » ; la dialectique – comme la physique moderne – dirait qu’elle est à la fois sur « pile » et sur « face ».) Dans la mesure où il n’y a que deux résultats possibles, c’est le hasard qui prédomine. Mais il n’en est plus du tout de même lorsqu’on jette la pièce un très grand nombre de fois. Les propriétaires de casino savent qu’à long terme, le 0 et le 00 [à la roulette] sortiront autant de fois que n’importe quel autre chiffre, et c’est ce qui leur permet de faire de jolis et prévisibles profits. C’est aussi vrai des compagnies d’assurance, dont la fortune repose sur des statistiques précises, lesquelles constituent, en dernière analyse, des certitudes pratiques, bien que le sort des assurés individuels ne puisse pas être prédit.
Ce qui est connu sous le nom d’événements aléatoires de grande ampleur (« mass random events ») s’applique à un grand nombre de domaines en physique, chimie, biologie et sciences sociales, du sexe des bébés à la fréquence des défauts dans une chaîne de production. Les lois de la probabilité ont une très longue histoire et ont été utilisées dans différents registres : dans la théorie des erreurs (Gauss), la question de la précision des tirs (Poisson, Laplace) et, surtout, en statistique. Par exemple, la « loi des grands nombres » établit que l’effet combiné d’un grand nombre de facteurs accidentels produit, pour une grande gamme de facteurs, des résultats qui sont indépendants du hasard. Cette idée a été exprimée dès 1713 par Bernoulli, dont la théorie a été ensuite généralisée par Poisson en 1837 et finalisée en 1867 par Tchebitchev. Tout ce que Heisenberg a fait a été de l’appliquer au mouvement des particules subatomiques, domaine dans lequel – sans surprise – l’élément de hasard est rapidement éliminé :
« La mécanique quantique a mis au jour des lois précises et merveilleuses qui gouvernent les probabilités ; c’est grâce à des nombres que la science surmonte son handicapante indétermination initiale. C’est par ce moyen que la science prédit avec assurance. Bien qu’elle reconnaisse aujourd’hui humblement ne pas pouvoir prédire le comportement exact d’électrons pris individuellement, ou de photons, ou d’autres particules élémentaires, elle peut vous dire avec une très grande certitude comment de grands nombres de ces particules vont précisément se comporter. » [18]
Un schéma émerge du hasard apparent. C’est la recherche de ces schémas, et donc de lois sous-jacentes, qui constitue la base de toute l’histoire des sciences. Bien évidemment, s’il fallait accepter que tout ne soit que hasard, qu’il n’y ait pas de causalité, et que, de toute façon, nous ne puissions rien connaître car il y a des limites objectives à notre connaissance, tout cela n’aurait été qu’une totale perte de temps. Heureusement, toute l’histoire des sciences démontre que de telles craintes sont absolument infondées. Dans la grande majorité des observations scientifiques, le degré d’indétermination est si petit que, pour des raisons pratiques, il peut être ignoré. Au quotidien, le principe d’incertitude se révèle absolument inutile. Ainsi, toutes les tentatives d’en tirer des conclusions philosophiques générales et de les appliquer au savoir et aux sciences en général est une manœuvre malhonnête. Même au niveau subatomique, ce principe ne veut pas dire que nous ne pouvons pas faire de prédictions précises. Bien au contraire, c’est justement l’objet de la mécanique quantique. Il est impossible d’atteindre un grand degré de certitude au sujet des coordonnées de particules individuelles, qui peuvent donc sembler aléatoires. Mais, au bout du compte, l’ordre et l’uniformité émergent de ce hasard.
Les accidents, les hasards, les contingences, etc., sont des phénomènes qui ne peuvent pas simplement être définis selon les propriétés des objets considérés. Mais cela ne veut pas dire pour autant qu’on ne peut pas les comprendre. Prenons le cas typique d’un événement fortuit : un accident de voiture. Considéré de manière isolée, un accident est déterminé par une infinité d’événements fortuits : si le conducteur était parti une minute plus tard, s’il n’avait pas tourné la tête pendant une fraction de seconde, s’il avait roulé plus lentement depuis une heure, si la vieille dame n’avait pas traversé, etc., etc. Nous avons tous entendu de nombreuses fois ce genre de choses. Dans ce cas, le nombre de causes est, littéralement, infini. Et c’est précisément pour cette raison que l’événement n’est pas prévisible. C’est contingent et non nécessaire, car cela aurait pu ne pas se produire. De tels événements, contrairement aux théories de Laplace, sont déterminés par tant de facteurs indépendants qu’ils ne peuvent pas du tout être anticipés.
Néanmoins, en considérant un très grand nombre d’accidents de voiture, le tableau change radicalement. Il existe des tendances régulières, qui peuvent être précisément calculées et prédites par ce que l’on appelle les lois de la statistique. Il est impossible de prédire un accident, mais il est possible de prédire avec une grande précision le nombre d’accidents qui se produiront dans une ville, au cours d’une période donnée. Et même plus : il est possible d’introduire des lois et des règlements qui auront un impact précis sur ce nombre d’accidents. Il y a donc des lois qui gouvernent le hasard, et qui sont tout autant nécessaires que les lois de la causalité elles-mêmes.
La nature de la relation entre le hasard et la causalité a été explicitée par Hegel, selon lequel la nécessité s’exprime à travers l’accident. L’origine de la vie en est un bon exemple. Le scientifique russe Oparin a expliqué comment, dans les conditions complexes du début de l’histoire de la terre, le mouvement aléatoire des molécules a tendu à former des molécules encore plus complexes par toutes sortes de combinaisons accidentelles. A un certain point, ce nombre énorme de combinaisons accidentelles a donné lieu à un saut qualitatif, à l’émergence du vivant. A ce moment, le processus ne sera plus seulement une pure question de hasard : la matière vivante va évoluer selon certaines lois, reflétant le changement de conditions. Cette relation entre la nécessité et le hasard dans les sciences a été examinée par David Bohm :
« Nous constatons donc le rôle important du hasard. Pendant un certain temps, il rend possible, et même inévitable, toutes sortes de combinaisons de choses. Une de ces combinaisons, qui met en mouvement d’irréversibles processus ou des lignes de développement qui éloignent le système de l’influence des fluctuations du hasard est donc finalement certaine de se produire. Et donc, un des effets du hasard est d’aider à "provoquer les choses" de manière à provoquer l’amorçage de lignes de développement qualitativement nouvelles. »
Polémiquant contre l’interprétation idéaliste subjective de la mécanique quantique, Bohm prouve définitivement qu’il existe une relation dialectique entre le hasard et la causalité. L’existence de la causalité a été démontrée par toute l’histoire de la pensée humaine. Ce n’est pas une question de spéculation philosophique mais de pratique et de processus indéfini de la connaissance humaine :
« Les lois de la causalité d’un problème spécifique ne peuvent pas être connues a priori ; elles doivent être trouvées dans la nature. Néanmoins, des méthodes bien définies ont été développées pour trouver ces lois, grâce à l’expérience scientifique de nombreuses générations, dans le contexte général d’une accumulation de savoir au cours d’innombrables siècles. La première chose qui suggère l’existence de lois de causalité est, évidemment, l’existence d’une relation régulière qui perdure même si les conditions varient amplement. Lorsque nous trouvons de telles régularités, nous n’en déduisons pas qu’elles sont apparues de façon arbitraire, capricieuse ou fortuite, mais […] nous en déduisons, du moins temporairement, qu’elles sont le résultat de nécessaires relations causales. Concernant les irrégularités, qui existent toujours parmi les régularités, l’expérience scientifique nous pousse à attendre que des phénomènes puissent sembler complètement irréguliers pour notre niveau de développement de connaissances, mais se révéleront plus tard receler des formes plus subtiles de régularités, qui suggéreront à leur tour l’existence de relations causales plus profondes. » [19]
Hegel sur la nécessité et l’accident
Lors de son analyse sur les différentes manifestations de l’être, Hegel s’intéresse à la relation entre l’actuel et le possible, et également entre la nécessité et l’accidentel (la « contingence »). A ce sujet, il est nécessaire de clarifier le sens d’une de ses plus célèbres citations : « Ce qui est rationnel est réel, ce qui est réel est rationnel. » [20] Au premier abord, cette déclaration semble mystique, et aussi réactionnaire, puisqu’elle implique que tout ce qui est réel est rationnel, et donc justifié. Mais ce n’était pas du tout ce que Hegel voulait dire, ainsi que l’explique Engels :
« Or, la réalité n’est aucunement, pour Hegel, un attribut qui revient de droit, en toute circonstance et en tout temps, à un état de chose sociale ou politique donné. Tout au contraire. La République romaine était réelle, mais l’Empire romain qui la supplanta ne l’était pas moins. En 1789, la monarchie française était devenue si irréelle, c’est-à-dire si dénuée de toute nécessité, si irrationnelle, qu’elle dut être nécessairement abolie par la grande Révolution, dont Hegel parle toujours avec le plus grand enthousiasme. Ici la monarchie était par conséquent l’irréel et la Révolution le réel. Et ainsi, au cours du développement, tout ce qui précédemment était réel devient irréel, perd sa nécessité, son droit à l’existence, son caractère rationnel. A la réalité mourante se substitue une réalité nouvelle et viable – de façon pacifique si l’ancien état des choses est assez raisonnable pour mourir sans résistance, de façon violente s’il se regimbe contre cette nécessité. Et ainsi la thèse de Hegel se tourne, par le jeu de la dialectique hégélienne elle-même, en son contraire : tout ce qui est réel dans le domaine de l’histoire humaine devient, avec le temps, irrationnel, est donc déjà prédestiné à être irrationnel, est entaché d’avance d’irrationalité ; et tout ce qui est rationnel dans la tête des hommes est destiné à devenir réel, aussi en contradiction que cela puisse être avec la réalité apparemment existante. Conformément à toutes les règles de la dialectique hégélienne, la thèse de la rationalité de tout ce qui est réel se résout en cette autre : tout ce qui existe mérite de périr. » [21]
Une forme sociétale donnée est « rationnelle » dans la mesure où elle atteint ses buts, c’est-à-dire dans la mesure où elle développe les forces productives, augmente le niveau culturel et soutient le progrès humain. Quand elle échoue, elle entre en contradiction avec elle-même, et donc elle devient « irrationnelle » et « irréelle », et n’a plus aucun droit à exister. Ainsi, même sous les énoncés apparemment les plus réactionnaires de Hegel, se cache une idée révolutionnaire.
Tout ce qui existe existe, de toute évidence, par nécessité. Mais tout ne peut pas exister. L’existence potentielle n’est pas une existence réelle. Dans la Science de la Logique, Hegel retrace soigneusement le processus au cours duquel quelque chose passe d’un état de simple possibilité au point où la possibilité devient probabilité, qui devient elle-même inévitable (« nécessité »). Vu l’énorme confusion qui est apparue dans les sciences modernes au sujet de la notion de « probabilité », l’étude des analyses profondes et complètes que Hegel a faites à ce sujet est hautement instructive.
La potentialité et l’actualité reflètent le mouvement dialectique du monde réel, ainsi que les différentes étapes de l’émergence et du développement des choses. Une chose qui existe potentiellement contient en elle la tendance objective au développement, ou au moins l’absence de conditions qui l’empêcherait d’advenir. Néanmoins, une différence existe entre la possibilité abstraite et le potentiel réel, et les deux sont régulièrement confondus. La possibilité formelle ou abstraite reflète simplement l’absence de toute condition qui pourrait exclure un phénomène particulier, mais cela ne suppose pas la présence de conditions qui rendrait son apparition inévitable.
Cela mène à une confusion sans fin, et constitue une astuce pour justifier toutes sortes d’idées absurdes et arbitraires. Par exemple, certains prétendent que si un singe pouvait taper suffisamment longtemps sur une machine à écrire, il finirait par écrire l’un des sonnets de Shakespeare. Cela semble bien modeste : pourquoi juste un sonnet et non les œuvres complètes ? Et pourquoi pas la littérature mondiale, plus la théorie de la relativité et les symphonies de Beethoven ? La simple affirmation que c’est « statistiquement possible » ne nous mène pas plus loin. Les processus complexes de la nature, des sociétés et de la pensée humaine ne peuvent pas être réduits à un traitement statistique ; les grandes œuvres littéraires n’émergent pas par accident, peu importe le temps qu’on laisse au singe.
Pour que le possible devienne réel, il faut un concours de circonstances particulier. En outre, il ne s’agit pas seulement d’un processus linéaire, mais dialectique, au cours duquel l’accumulation de petits changements quantitatifs va finalement produire un saut qualitatif. Une possibilité réelle, en opposition à une possibilité abstraite, implique la présence de tous les facteurs nécessaires, qui feront que le potentiel perdra son caractère provisoire et deviendra actuel. Et, comme l’explique Hegel, il ne restera actuel qu’aussi longtemps que les conditions existent, et pas plus longtemps. C’est vrai pour la vie d’un individu, pour une forme socio-économique donnée, pour une théorie scientifique ou pour tout autre phénomène naturel. Le point à partir duquel un changement devient inévitable peut être déterminé par la méthode inventée par Hegel et connue comme la « ligne nodale des rapports de mesure ». Si on considère tout processus comme une ligne, on observe qu’il existe des points particuliers (les « points nodaux ») sur la ligne du développement, où le processus est soumis à une accélération soudaine ou à un saut qualitatif.
Dans des cas isolés, il est facile d’identifier les causes et les effets, comme lorsque quelqu’un frappe une balle. Mais dans un contexte plus large, la notion de causalité devient bien plus compliquée. Les causes et effets individuels se perdent dans un océan d’interactions, où les causes se transforment en effets et réciproquement. Essayez simplement de remonter aux « causes ultimes » du plus simple des événements et vous verrez que l’éternité n’y suffira pas. Il y aura sans cesse de nouvelles causes, qui devront être expliquées à leur tour, et ainsi de suite à l’infini. Ce paradoxe est entré dans la conscience populaire à travers des dictons tels que le suivant :
A cause d’un clou, on a perdu un fer ;
A cause d’un fer, on a perdu un cheval ;
A cause d’un cheval, on a perdu un cavalier ;
A cause d’un cavalier, on a perdu une bataille ;
A cause d’une bataille, on a perdu un royaume ;
… tout cela à cause d’un clou.
L’impossibilité d’établir une « cause finale » a mené certaines personnes à abandonner l’idée même de cause et à tout considérer comme accidentel. Au XXe siècle, cette position a été adoptée, du moins en théorie, par de nombreux scientifiques qui se basaient sur une interprétation erronée des résultats de la physique quantique, et en particulier des positions philosophiques de Heisenberg. Hegel avait déjà répondu à ces arguments, lorsqu’il a analysé la relation dialectique entre accident et nécessité.
Hegel a expliqué que la causalité, comprise comme une cause et un effet isolés, n’a pas de sens. Chaque effet a un effet secondaire, et chaque action a une contre-action. L’idée d’une cause ou d’un effet isolés est une abstraction issue de la physique newtonienne, envers laquelle Hegel était extrêmement critique, malgré le prestige dont elle était auréolée à son époque. De nouveau, Hegel était en avance sur son temps. Plutôt que les actions-réactions de la mécanique, il a défendu la notion de réciprocité, d’interaction universelle. Tout influence tout, et, en retour, est influencé et déterminé par tout. Hegel a donc réintroduit le concept d’accident, qui avait été rigoureusement banni des sciences par la philosophie mécaniste de Newton et Laplace.
A première vue, on a l’impression d’être perdu au milieu d’un grand nombre d’accidents, mais cette confusion n’est qu’apparente. Les phénomènes accidentels qui traversent l’existence, comme les vagues à la surface de l’océan, expriment un processus plus profond, qui n’est pas accidentel mais nécessaire. A un moment décisif, la nécessité se révèle à travers l’accident. Cette idée de l’unité dialectique de la nécessité et de l’accident peut sembler étrange, mais elle est confirmée de manière frappante par toute une série d’observations dans des domaines très variés des sciences et de la société. Le mécanisme de sélection naturelle dans la théorie de l’évolution en est l’exemple le plus connu. Mais il y en a de nombreux autres. Au cours des dernières années, de nombreuses découvertes ont été faites dans les théories du chaos et de la complexité, qui détaillent précisément comment « l’ordre naît du chaos », ce qui avait été mis en lumière par Hegel un siècle et demi plus tôt.
Nous devons nous rappeler de ce que Hegel écrivait, au début du XIXe siècle, alors que la science était entièrement dominée par la physique et la mécanique classiques, un demi-siècle avant que Darwin ne développe l’idée de la sélection naturelle par des mutations aléatoires. Hegel n’avait aucune preuve scientifique pour appuyer sa théorie selon laquelle la nécessité s’exprime à travers l’accident. Mais c’est bien une idée centrale des innovations scientifiques les plus récentes.
Cette loi profonde est tout aussi nécessaire à la compréhension de l’histoire. Comme Marx l’écrivait à Kugelmann en 1871 :
« Il serait évidemment fort commode de faire l’histoire mondiale si l’on ne devait engager la lutte qu’avec des chances infailliblement favorables. L’histoire serait d’autre part d’une nature fort mystique si les "accidents" n’y jouaient aucun rôle. Ces cas fortuits rentrent naturellement dans la marche générale de l’évolution historique et se trouvent compensés par d’autres accidents. Mais l’accélération ou le ralentissement du mouvement dépendent beaucoup de semblables "accidents", parmi lesquels figure aussi l’"accident" du caractère des hommes qui sont à sa tête. » [22]
Engels fit la même remarque, quelques années plus tard, au sujet du rôle historique des « grands hommes » :
« Les hommes font eux-mêmes leur histoire, mais jusqu’ici pas avec une volonté générale suivant un plan d’ensemble, même lorsqu’il s’agit d'une société donnée et tout à fait isolée. Leurs efforts s’entrecroisent et, justement à cause de cela, dans toutes ces sociétés domine la nécessité dont le hasard est le complément et la manifestation. La nécessité qui se fait jour à travers tous les hasards, c’est de nouveau finalement la nécessité économique. Ici il nous faut parler des soi-disant grands hommes. Que tel grand homme et précisément celui-ci apparaît à tel moment, dans tel pays, cela n’est évidemment que pur hasard. Mais supprimons-le, il y a demande pour son remplacement et ce remplacement se fait tant bien que mal, mais il se fait à la longue. » [23]
Déterminisme et chaos
La théorie du chaos étudie les processus naturels qui sont apparemment chaotiques ou aléatoires. La définition du chaos pourrait évoquer le désordre, la confusion, les aléas ou le hasard : un mouvement aléatoire, sans but, ni objectif, ni principe. Mais l’intervention du « hasard » dans un processus matériel ouvre la voie à des interprétations faisant intervenir des facteurs non-physiques, et donc métaphysiques : des caprices, ou interventions divines ou spirituelles. La nouvelle science du chaos, comme elle s’intéresse à des événements accidentels, a de profondes implications philosophiques.
Il est désormais prouvé que des processus naturels, considérés précédemment comme aléatoires ou chaotiques, sont soumis à des lois scientifiques, ce qui implique des causes déterminantes. En outre, cette découverte a une portée tellement large, pour ne pas dire universelle, qu’elle a engendré une science totalement nouvelle : l’étude du chaos. Elle a ouvert de nouvelles perspectives, une nouvelle méthodologie ; certains diront même que c’est une révolution applicable à toutes les autres sciences.
Prenons deux exemples où la théorie du chaos s’applique. Lorsqu’un bloc métallique est soumis à un champ magnétique, il adopte un « état ordonné », dans lequel toutes les particules pointent dans la même direction. Théoriquement, il est « libre » de s’orienter dans l’une ou l’autre direction ; en pratique, chaque petite partie métallique prend la même « décision ».
Un scientifique travaillant sur le chaos a mis au jour les règles mathématiques qui décrivent la « géométrie fractale » d’une feuille de fougère. Il a rentré cette information dans un ordinateur capable de générer des nombres aléatoires, et programmé pour construire un dessin en positionnant de manière aléatoire des points sur l’écran. Au cours de l’expérience, il est impossible de prédire où les points vont apparaître. Infailliblement, l’image d’une feuille apparaît.
La similarité superficielle entre ces deux expériences est évidente ; mais elle suggère aussi un parallèle plus profond. Tout comme l’ordinateur fondait sa sélection apparemment aléatoire de points (et pour l’observateur, elle était aléatoire) sur des règles mathématiques bien définies, le comportement des photons (et donc par extension de tous les événements quantiques) est soumis à des lois mathématiques sous-jacentes qui dépassent, pour le moment, la compréhension humaine.
Pour les marxistes, l’univers entier repose sur des forces et des processus matériels. La conscience de l’homme n’est, en dernière analyse, que le reflet du monde extérieur réel, un reflet fondé sur les interactions physiques entre le corps humain et le monde matériel. Dans le monde matériel, il n’y a pas de discontinuité, pas d’interruption dans les interconnexions physiques des événements et des processus. Il n’y a pas de place, pour le dire autrement, pour l’intervention de forces métaphysiques ou spirituelles. La dialectique matérialiste, selon Engels, est la « science des interconnexions universelles ». L’interconnexion du monde physique est fondée sur le principe de causalité, selon lequel les processus et les événements sont déterminés par des conditions et par des lois régissant leurs interactions. Comme l’écrivait Engels :
« La première chose qui nous frappe lorsque nous observons de la matière en mouvement, c’est la liaison réciproque des mouvements individuels des corps individuels, leur conditionnement l’un par l’autre. Or nous trouvons non seulement que tel mouvement est suivi de tel autre, nous trouvons aussi que nous pouvons produire tel mouvement déterminé en créant les conditions dans lesquelles il s’opère dans la nature ; et même nous sommes en mesure de produire des mouvements qui ne se produisent pas du tout dans la nature (Industrie) – du moins pas de cette manière – et nous pouvons donner à ces mouvements une direction et une extension déterminées à l’avance. C’est grâce à cela, grâce à l’activité de l’homme que s’établit la représentation de la causalité, l’idée qu’un mouvement est la cause d’un autre. » [24]
La complexité du monde peut cacher les causes et les effets, les rendre indistincts, mais cela n’affecte pas pour autant la logique sous-jacente. Engels explique :
« cause et effet sont des représentations qui ne valent comme telles qu’appliquées à un cas particulier, mais que, dès que nous considérons ce cas particulier dans sa connexion générale avec l’ensemble du monde, elles se fondent, elles se résolvent, dans la vue de l’action réciproque universelle, où causes et effets permutent continuellement, où ce qui était effet maintenant ou ici, devient cause ailleurs ou ensuite, et vice versa. » [25]
La théorie du chaos représente indéniablement une grande avancée, mais des questions subsistent au sujet de certaines formulations. Le célèbre effet papillon, selon lequel le battement d’une aile de papillon à Tokyo peut provoquer une tempête à Chicago la semaine suivante, est sans conteste un exemple formidable, qui sert à provoquer la controverse. Néanmoins, sous cette forme, il est incorrect. Des changements qualitatifs ne peuvent se produire que s’il y a eu accumulation de changements quantitatifs. Un petit changement accidentel (les battements d’aile de papillon) ne peut produire un tel résultat dramatique que si les conditions pour une tempête existaient déjà. Dans ce cas, la nécessité peut s’exprimer à travers un incident. Mais seulement dans ce cas.
La relation dialectique entre le hasard et la nécessité se révèle dans le processus de sélection naturelle. Le nombre de mutations aléatoires dans l’organisme est infiniment grand. Néanmoins, dans un environnement particulier, une de ces mutations peut être plus utile à l’organisme et sera conservée, alors que les autres disparaîtront. La nécessité, encore une fois, s’exprime par l’intermédiaire du hasard. En un sens, l’apparition de la vie sur terre peut être considérée comme un « accident ». Rien ne prévoyait que la terre devait être exactement à la bonne distance du soleil, avec la bonne gravité et la bonne atmosphère. Mais, vu ce concours de circonstances, sur une période de temps, à travers un nombre immense de réactions chimiques, la vie devait immanquablement émerger. Ceci ne s’applique pas seulement à notre planète, mais également à un grand nombre de planètes où des conditions similaires existent, en dehors de notre système solaire. Cependant, une fois que la vie a émergé, elle cesse d’être un accident et se développe selon ses propres lois.
La conscience n’est pas sortie d’un plan divin ; en un sens, elle a émergé « accidentellement » du bipédisme (la station debout), qui a libéré les mains et a permis aux hominidés d’évoluer en animaux capables de fabriquer des outils. Il est probable que cette bizarrerie de l’évolution soit le résultat d’un changement climatique en Afrique de l’Est, qui a partiellement détruit l’habitat forestier de nos ancêtres simiens. C’était un accident. Comme Engels l’explique dans Le Rôle du travail dans la transformation du singe en homme, c’est la base sur laquelle la conscience humaine s’est développée. Mais dans un sens plus large, l’émergence de la conscience – la matière consciente d’elle-même – ne peut pas être considérée comme un accident, mais comme un produit nécessaire de l’évolution de la matière, qui procède des formes les plus simples aux plus complexes – et qui, lorsque les conditions existent, donne inéluctablement naissance à de la vie intelligente, à des formes de conscience plus élevées, à des sociétés complexes et à ce que nous connaissons sous le nom de civilisation.
Dans sa Métaphysique, Aristote consacre de nombreuses pages à une discussion autour de la nature du nécessaire et de l’accidentel. Il nous donne l’exemple d’un mot maladroit qui mène à une dispute. Dans une situation tendue, par exemple un mariage en difficulté, même le commentaire le plus anodin peut mener à une dispute. Mais il est évident que les mots prononcés ne sont pas à l’origine de la dispute. Elle est le produit d’une accumulation de stress et de tensions, qui atteint tôt ou tard un point de rupture. Lorsque ce point est atteint, la moindre chose peut provoquer une explosion. Nous pouvons observer le même phénomène au travail : pendant des années, une main-d’œuvre apparemment docile, craintive du chômage, est prête à accepter tout ce qui lui est imposé (réductions salariales, licenciements de collègues, conditions de travail dégradées, etc.). A la surface, rien ne se passe. Mais en réalité, le mécontentement croît sans cesse, et va, à un certain moment, s’exprimer. Un jour, les travailleurs craquent : « trop, c’est trop ». A ce moment précis, même le plus petit incident peut provoquer un débrayage. Toute la situation se transforme en son contraire.
Il existe une forte analogie entre la lutte des classes et les conflits entre nations. En août 1914, l’archiduc d’Autriche-Hongrie était assassiné à Sarajevo. On dit que cela a déclenché la Première Guerre mondiale. En fait, c’est un accident historique qui pouvait se produire – ou pas. Avant 1914, plusieurs incidents semblables (comme le « coup d’Agadir ») auraient aussi bien pu mener à la guerre. La véritable cause de la Première Guerre mondiale fut l’accumulation de contradictions intenables entre les principales puissances impérialistes – la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et la Russie. Lorsque ces contradictions ont atteint un point critique, l’ensemble du mélange explosif a pu être allumé par une simple étincelle dans les Balkans.
Enfin, nous observons le même phénomène dans l’économie mondiale. Au moment où nous écrivons ces lignes, la ville de Londres a été secouée par l’effondrement de la banque Barings. La faute a été immédiatement rejetée sur les activités frauduleuses d’un employé à Singapour. Mais l’effondrement de Barings n’était que le dernier symptôme d’un malaise bien plus profond du système financier mondial. Les gros titres du journal The Independent indiquaient : Un accident qui n’attendait que de se produire. A l’échelle mondiale, 25 000 milliards de dollars sont aujourd’hui investis dans des produits financiers dérivés (spéculatifs). Ceci montre que le capitalisme repose de moins en moins sur la production – et de plus en plus sur des activités spéculatives. Le fait que M. Leeson ait perdu beaucoup d’argent sur les marchés boursiers japonais est lié au tremblement de terre de Kobe ; mais les analystes économiques sérieux comprennent que c’est surtout l’expression de la fragilité du système financier international. Avec ou sans M. Leeson, de tels effondrements futurs sont inévitables. Les grandes firmes internationales et les institutions financières, qui sont toutes impliquées dans ces magouilles, jouent avec le feu. Un effondrement financier majeur est inévitable, à l’avenir.
Il peut y avoir plusieurs phénomènes dont les processus sous-jacents et les relations causales ne sont pas entièrement compris – et qui apparaissent donc aléatoires. Pour des raisons pratiques, ils ne peuvent donc être traités que statistiquement, comme la roulette du casino. Mais sous les événements « accidentels », il y a toujours des forces et des processus qui déterminent les résultats finaux. Nous vivons dans un univers gouverné par le déterminisme dialectique.
Le marxisme et la liberté
Le problème de la relation entre « nécessité » et « liberté » est connu depuis Aristote et a été discuté sans fin par les scolastiques du Moyen Age. Kant en fait l’une de ses célèbres « antinomies », où cette contradiction est présentée comme insoluble. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, ce problème a ressurgi dans les mathématiques sous la forme des théories du hasard, en lien avec les paris d’argent.
La relation dialectique entre la nécessité et la liberté est réapparue dans la théorie du chaos. Doyne Farmer, un physicien américain étudiant les phénomènes dynamiques complexes, écrivait :
« Au niveau philosophique, cela m’apparût comme un moyen opérationnel de définir le libre arbitre, et de le définir d’une manière permettant de le réconcilier avec le déterminisme. Le système est déterministe, mais vous ne pouvez pas dire ce qu’il va faire l’instant d’après. En même temps, j’avais toujours eu l’impression que les problèmes importants, là, dans le monde, avaient à voir avec la création de l’organisation, dans la vie ou l’intelligence. Mais comment étudier cela ? Ce que faisaient les biologistes me semblait tellement appliqué et spécifique, les chimistes ne l’étudiaient certainement pas, les mathématiciens pas du tout, et c’était une chose à laquelle les physiciens ne touchaient pas. J’avais toujours senti que l’émergence spontanée de l’auto-organisation devait faire partie de la physique. C’était comme les deux faces d’une pièce de monnaie. D’un côté il y avait l’ordre, avec une émergence du hasard, et puis un pas plus loin il y avait le hasard avec son propre ordre sous-jacent. » [26]
Le déterminisme dialectique n’a rien à voir avec une approche mécanique, et encore moins avec le fatalisme. De même que des lois gouvernent la matière organique et inorganique, des lois gouvernent l’évolution de la société humaine. Les tendances qui peuvent être observées à travers l’histoire ne sont pas du tout fortuites. Marx et Engels ont expliqué que la transition d’un système social à un autre est déterminée, en dernière analyse, par le développement des forces productives. Quand un système socio-économique n’est plus capable de développer les forces productives, il entre en crise, ce qui prépare le terrain pour un renversement révolutionnaire.
Il ne s’agit pas du tout de nier le rôle de l’individu dans l’histoire. Comme nous l’avons déjà dit, les hommes et femmes font leur propre histoire ; mais ils ne sont des « agents libres » qui peuvent déterminer leur avenir uniquement sur la base de leur propre volonté. Ils font face à des conditions qui ont été créées indépendamment de leur volonté – des conditions économiques, politiques, sociales, religieuses et culturelles. De ce point de vue, l’idée du libre arbitre est un non-sens. La véritable position de Marx et Engels sur le rôle de l’individu dans l’histoire est explicitée par la citation suivante, tirée de La Sainte famille :
« L’histoire ne fait rien, elle "ne possède pas de richesse énorme", elle "ne livre pas de combats". C’est au contraire l’homme, l’homme réel et vivant qui fait tout cela, possède tout cela et livre tous ces combats; ce n’est pas, soyez-en certains, l’"Histoire" qui se sert de l’homme comme moyen pour réaliser – comme si elle était une personne à part – ses fins à elle ; elle n’est que l’activité de l’homme qui poursuit ses propres fins. » [27]
Les hommes et les femmes ne sont pas des marionnettes du destin, incapables de changer leur propre destinée. Néanmoins, les hommes et femmes réels, qui vivent dans le monde réel que Marx et Engels décrivaient, ne se situent pas, et ne peuvent pas se situer, hors de la société dans laquelle ils vivent. Hegel a un jour écrit que « les intérêts gouvernent la vie des peuples ». Consciemment ou non, les acteurs individuels, sur la scène de l’histoire, reflètent les intérêts, les opinions, les préjugés, la morale et les aspirations d’une classe ou d’un groupe social particulier. Cela apparaît clairement, même en regardant superficiellement l’histoire.
Cependant, l’illusion du « libre arbitre » persiste. Le philosophe allemand Leibniz affirmait qu’une aiguille magnétique, si elle pouvait penser, penserait sans doute qu’elle pointe le nord car elle a choisi de le faire. Au XXe siècle, Sigmund Freud a totalement démoli la croyance selon laquelle les hommes et femmes contrôlent leurs propres pensées. Les lapsus et actes manqués sont un parfait exemple de la relation dialectique entre accident et nécessité. Freud donne de nombreux exemples d’erreurs, d’« oublis » et autres « accidents » qui, dans bien des cas, révèlent des processus psychologiques profonds. Il expliquait :
« Certaines insuffisances de notre fonctionnement psychique […] et certains actes en apparence non-intentionnels se révèlent, lorsqu’on les livre à l’examen psychanalytique, comme parfaitement motivés et déterminés par des raisons qui échappent à la conscience. » [28]
Le fait qu’aucun comportement humain n’est accidentel est un principe fondamental de l’approche freudienne. Les petites erreurs de la vie quotidienne, les rêves et les symptômes névrotiques ne sont pas dus au « hasard ». Par définition, l’esprit humain n’est pas informé de ces processus inconscients. Freud s’est rapidement saisi du principe général selon lequel ces processus inconscients se révèlent (et peuvent donc être étudiés) dans les fragments de comportement que l’esprit conscient écarte, les considérant comme de vulgaires erreurs ou des accidents.
Est-il possible d’atteindre la liberté ? Si ce que l’on comprend par « acte libre », c’est un acte qui n’est ni causé, ni déterminé, il faut dire très franchement que de tels actes n’ont jamais existé et n’existeront jamais. Une « liberté » imaginaire de ce type relève de la spéculation métaphysique. Hegel expliquait que la liberté réelle est la connaissance de la nécessité. Dans la mesure où les hommes et les femmes comprendront les lois qui gouvernent la nature et la société, ils seront dans une position où ils pourront maîtriser ces lois et les tourner à leur avantage. La base matérielle grâce à laquelle l’humanité peut devenir libre a été établie par le développement de l’industrie, des sciences et de la technique. Dans un système social rationnel, un système dans lequel les moyens de production seront planifiés harmonieusement et contrôlés consciemment, nous pourrons vraiment parler de développement humain libre. Selon les mots d’Engels, ce serait « le saut de l’humanité du règne de la nécessité dans le règne de la liberté ».
[5] Asimov I. - New Guide to Science - p. 375.
[6] Bohm D. - Causality and Chance in Modern Physics - p. 86 et 87.
[7] Ferris T. - The World Treasury of Physics, Astronomy, and Mathematics - p. 103 et 106.
[8] Lerner E. - The Big Bang Never Happened - p. 362-3.
[9] LCW, Vol. 14, p. 55.
[10] Ferris T. - op. cit. - pp. 95-6.
[11] Spinoza - L’Ethique.
[12] Cité dans Stewart, I. - Does God Play Dice? - p. 10-2.
[13] Engels F. - Dialectique de la Nature.
[14] Bohm D. - op. cit. - p. 20.
[15] Gleick J. - Chaos, Making a New Science - p. 124.
[16] Bohm D. - op. cit. - pp. x et xi.
[17] Bohm D. - op. cit. - pp. 50-1.
[18] Hoffmann B. - op. cit. - p. 152.
[19] Bohm D. - op. cit. - p. 25 et 4.
[20] Hegel G. - Principes de la Philosophie du Droit - p. 10.
[21] MESW, Vol. 3 - pp. 338-9.
[22] MESC, Marx à Kugelmann, le 17 avril 1871 - p. 264.
[23] MESC, Engels à Starkenburg, le 25 janvier 1894 - p. 467.
[24] Engels F. - Dialectique de la Nature
[25] Engels F. - Anti-Dühring
[26] Cité dans Gleick - op. cit. - p. 251-2.
[27] Marx K. et Engels F. - Collected Works, Vol. 4, p. 93
[28] Freud S. - Psychopathologie de la vie quotidienne